Le Front national et les guerres contre l’Irak [1/2] : les raisons inattendues du soutien à Saddam Hussein
Par Sylvain Crépon
En 1990, lors de l'invasion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein, Jean-Marie Le Pen surprenait l'ensemble du monde politique français en se déclarant opposé à l'intervention alliée. Joignant l'acte à la parole, il se rendait même en Irak rencontrer Saddam Hussein pour l'assurer de son soutien. Il prétendra par la suite avoir obtenu du dictateur irakien la libération des otages français retenus pendant tout le prologue du conflit. Son opposition à l'attaque américano-britannique de 2003, si elle s'inscrit dans la même ligne, n'en continue pas moins de paraître atypique avec son discours de politique intérieure. Comment un parti politique qui axe l'essentiel de son discours sur la dénonciation de l'immigration maghrébine, qualifiée d'« invasion » arabe et musulmane, et qui en plus a été crée par d'anciens partisans de l'Algérie française (notamment issus de l'OAS)[1], peut-il en venir à prendre la défense de l'Irak, pays arabe et musulman, contre une coalition occidentale ? Et peut-il de surcroît, sur le plan politique international, tenir un discours anti-américain radical et des propos qui pourraient laisser supposer un penchant pro-arabe ?
Ces prises de position s’avèrent également atypique par rapport au passé idéologique récent du FN. Il ne faut pas oublier qu’une quinzaine d’années auparavant, Jean-Marie Le Pen se réclamait de Reagan, MacArthur et Churchill[2]. Autant d’hommes qui incarnent des doctrines dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles tranchent avec une vision anti-américaine du monde.
Le tournant idéologique des années 1990
Défenseur de la libre entreprise et d’un conservatisme moral sans fard, Le Pen exaltait son modèle américain d’alors en la personne de Ronald Reagan. Dans un contexte international encore marqué par la guerre froide, le FN prônait un anticommunisme virulent qui le poussait au ralliement atlantiste, meilleur rempart selon lui face à la menace soviétique. Tous ces éléments, associés à une xénophobie anti-arabe et musulmane, auraient pu laisser présager un ralliement naturel à la coalition alliée lors de la guerre du Golfe en 1991. Quelles sont les raisons de ce revirement ? Pour comprendre la volte face de 1990, il faut revenir aux répercussions de la chute du mur de Berlin dans la mouvance de l’extrême droite française.
Jusqu’à la chute du rideau de fer, celle-ci était divisée sur la question de l’affrontement Est-Ouest. Si le Front national optait pour le camp occidental, d’autres sensibilités de la mouvance montraient davantage de circonspection. C’est le cas notamment du GRECE (Groupement de recherche et d’étude pour la civilisation européenne) qui, en refusant l’alternative du parapluie nucléaire américain, cherchait les fondements d’une troisième voie entre capitalisme et communisme. Ce fut le cas également pour un groupuscule comme Troisième voie, au nom sans équivoque. Mais le cas du GRECE a ceci de particulièrement important qu’une fois le mur de Berlin écroulé, il est devenu une source d’inspiration déterminante pour Front national.
Dès sa création en 1968, le GRECE, qui se veut un club de pensée et non un parti politique, a cherché à donner une nouvelle légitimité intellectuelle à la vieille rengaine anti-égalitariste de l’extrême droite. On le voit tout d’abord au niveau de la thématique identitaire. Si, au départ, le racialisme tente d’être remis au goût du jour à travers des disciplines comme la sociobiologie ou l’éthologie, avec en ligne de mire l’établissement de la supériorité de la race blanche, ce discours est vite abandonné car jugé peu à même de toucher les consciences de l’époque. La critique de l’égalitarisme se construit donc à partir des années 1970 à travers des références essentiellement anthropologiques[3]. En effet, les travaux des « grécistes » font de plus en plus référence à la notion anthropologique de culture pour définir l’identité collective des peuples et justifier par là leur rejet de l’universalisme qu’accompagne la phobie du métissage. Cette vision consiste moins à proclamer la supériorité d’une espèce sur une autre qu’à revendiquer une étanchéité entre les cultures, seul moyen pour les peuples de préserver leur identité propre. Ainsi, de la notion biologique de race, on passe à la notion anthropologique de culture, et de la supériorité à la nécessité de préserver les particularismes.
Cette thématique du droit à la différence[4] permet au GRECE de se présenter, selon les termes de P.-A. Taguieff, comme le « parti de la diversité et de la tolérance contre celui de l’uniformité impériale et de la déculturation des peuples »[5]. Si bien que, au nom de ce principe, le GRECE finit par prendre ses distances avec le nationalisme expansionniste du temps de la colonisation. Tel est le premier point de rupture avec l’idéologie originelle du FN.
Si, par ailleurs, le GRECE se veut par nature anti-communiste, il s’oriente également vers une contestation de plus en plus virulente du capitalisme libéral dont le matérialisme est jugé destructeur pour les identités culturelles des peuples. On voit ici comment cet anti-matérialisme est mû par des considérations liées à l’impératif de la préservation des différences culturelles. Et c’est au nom de cet anti-capitalisme que se développe un anti-américanisme virulent, les Etats-Unis symbolisant par excellence un capitalisme apatride. Si bien que le GRECE en vient à prôner un « tiers-mondisme différentialiste »[6], seul remède selon lui pour juguler les flux migratoire portant atteinte à la spécificité culturelle des peuples occidentaux, mais également en tant qu’il doit permettre aux pays en développement de s’émanciper d’un modèle unique de développement, celui du libéralisme économique. Ces pays se doivent de trouver un modèle de développement en harmonie avec leurs fondements culturels originels.
Jusqu’à la fin des années 1980, si des passerelles existent entre le GRECE et le Front national[7], leurs prises de positions respectives les empêchent d’œuvrer de concert. Or, la chute du communisme soviétique va changer la donne. N’ayant plus à se prononcer sur la question du choix entre l’un et l’autre camp, l’extrême droite peut désormais se ressouder autour de valeurs beaucoup plus proches tels que l’anti-matérialisme marchand, l’anti-universalisme politique ainsi que le rejet des clivages politiques.
De sorte que, même si l’influence intellectuelle du GRECE décline dans le courant des années 1980[8], dès le début des années 1990, le Front national devient de plus en plus perméable à ses idées phares. Celles-ci lui apportent tout d’abord une nouvelle sémantique du traitement de l’Autre, et donc de l’immigration, désormais condamnée en ce qu’elle menace l’intégrité culturelle de la nation mais également en ce qu’elle coupe les immigrés de leurs origines culturelles, faisant d’eux des « déracinés »[9]. Ce discours qui revendique une certaine forme d’altérité permet de contourner la législation condamnant les discours racistes tout en entretenant des ambiguïtés avec des prises de positions xénophobes[10].
Sur le plan international ensuite, le Front national se fait de plus en plus critique vis à vis de l’Amérique dont il condamne l’hégémonie économique et culturelle dans le cadre du processus de la mondialisation, mais également les visées impérialistes. Enfin, abandonnant peu à peu la défense du libéralisme économique, qu’il associe au « libre-échangisme », il tient un discours qui se veut social et va même jusqu’à se faire l’apôtre de la défense des acquis sociaux[11]. Et ce en dépit du fait que son programme économique soit pour l’essentiel d’essence néo-libérale. C’est donc au final la disparition du communisme qui a permis ce renouveau idéologique fortement inspiré par le GRECE. La guerre du Golfe de 1991 se révèle le catalyseur de ce renouveau, en ce sens qu’elle a permis au FN de l’exposer au grand jour. Le même renouveau motive la dénonciation de l’invasion de l’Irak au printemps 2003.
L’opposition à la guerre
En écoutant les discours de Jean-Marie Le Pen à propos de la guerre en Irak, on est surpris de la radicalité de son parti pris. Quand il critique l’ingérence américaine en ce qu’elle ne respecte pas les décisions de l’ONU, ou bien le fait qu’aucune arme de destruction massive n’a encore été trouvée à ce jour en Irak[12], il ne se démarque guère de la plupart de ceux des opposants à la guerre, toutes tendances confondues. Mais l’originalité de son radicalisme tient à ce qu’il se fait le défenseur – implicite ou explicite selon les cas – du régime de Saddam Hussein, sorte de dictateur éclairé, épris de justice sociale, seul garant de l’unité de son pays, tout acquis à la laïcité et un résistant au nouvel ordre mondial institué par Washington, une sorte de héros emblématique de la lutte pour le droit des peuples[13].
Dans la plupart de ses discours ou de ses déclarations, Jean-Marie Le Pen ne cesse de clamer son admiration pour ce « petit pays »[14] ou ce « petit peuple ruiné et désarmé mais héroïque »[15] qui résiste envers et contre tous à la première puissance mondiale. Sorte de transfert au niveau international de l’éternelle vision populiste de l’extrême droite impliquant les « petits contre les gros », les « sans grades » contre les puissants. Le Pen ne s’y trompe d’ailleurs qui, dans ses discours, assimile la résistance de l’Irak aux bombardements américains à celle du Front national à l’ordre de l’establishment français : « Tous les B-52 des coalisés de l’Etablissement tenteraient-ils à nouveau de nous écraser sous leurs tapis de bombes, les Français ont manifesté, en me portant au deuxième tour de l’élection présidentielle, qu’ils n’avaient pas vocation à être éternellement les cibles de dommages collatéraux »[16]. Ce transfert lexical de la scène nationale à l’internationale – et inversement – devient d’autant plus significatif si l’on retient que, pour le FN, les Etats-Unis symbolisent un capitalisme « anonyme », constitué de « lobbies d’intérêts »[17], notamment du « lobby juif »[18], et aux ambitions hégémoniques telles qu’ils prétendraient enrôler « les masses musulmanes (…) sous les bannières du Veau d’Or et du Grand prêtre Dollar »[19].
Nous sommes ici en pleine prophétie populiste. Cet impérialisme à consonance capitaliste qu’incarnent les Etats-Unis a pour Le Pen un nom, « le mondialisme », une « doctrine » qui selon lui « subordonne la terre entière aux dogmes mercantiles et finalement à une idéologie totalitaire sous des dehors libéraux »[20]. Ce discours prolonge la condamnation du matérialisme marchand du système capitaliste, destructeur de l’âme des peuples, comme le dénonçait déjà l’extrême droite des années 1930. A la nuance près que dans sa formulation contemporaine, cette condamnation du capitalisme mondial se conjugue avec le différentialisme issu du GRECE puisque, à travers « l’évolution des techniques » et les « torrents migratoires » qu’elle entraîne, la mondialisation « semble vouer la terre à une uniformité réductrice »[21]. Autrement dit, le mélange des populations qu’elle provoque – le fameux « cosmopolitisme » – va aboutir à un métissage planétaire et au final à une uniformité bio-culturelle des populations[22]. Uniformité qui serait également intellectuelle puisque l’ensemble des populations de la planète risque de retenir comme seul référent idéologique celui de la société de consommation, notamment dans son modèle nord-américain. On retrouve ici une logique de la pureté ethnique, les peuples devant éviter toute altération de leurs fondements identitaires en restant fidèles aux modèles de leurs origines. Il faut éviter toute rupture avec la tradition et la lignée en se gardant des idéologies liées au cosmopolitisme tels que le « libre échangisme », l’égalitarisme et l’universalisme des Droits de l’Homme.
Autant d’arguments qui permettent à Le Pen de comparer « l’impérialisme américain » ou occidental à une entreprise de prédation colonisatrice, les dirigeants occidentaux se conduisant « au Moyen Orient comme Cortes vis-à-vis des Incas : hier comme aujourd’hui on s’empare de l’or et on veut convertir les infidèles »[23]. De tels propos permettent de mesurer tout le chemin parcouru ces quinze dernières années par l’ancien partisan de l’Algérie française à travers son ralliement – qui reste partiel – aux thèses du GRECE. Il n’est plus question, dans ses discours contemporains, d’une quelconque expectative colonialiste, celle-ci constituant à n’en pas douter pour lui un combat d’arrière garde. C’est donc en partie dans cette très subtile adaptation à la contemporanéité politique qu’il faut mesurer le revirement idéologique de Le Pen, du moins dans les domaines de l’économie et des relations internationales.
Notes
[1] P. Perrineau, « Le Front national : 1972-1992 », dans M. Winock (dir.), Histoire de l’extrême droite en France, Paris, Seuil, 1993.
[2] A. Chebel d’Appollonia, L’extrême droite en France, De Maurras à Le Pen, Bruxelles, Editions Complexe, 1988.
[3] S. Crépon, « L’extrême droite sur le terrain des anthropologues, Une inquiétante familiarité », Socio-anthropologie, n° 10, Second semestre 2001.
[4] Ce que P.-A. Taguieff qualifie de « différentialisme » (Sur la Nouvelle droite, Paris, Descartes & Cie, 1994).
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Dès les années 70-80, certains membres du Club de l’Horloge, structure complémentaire du GRECE, dont l’objectif est de colporter ce renouveau idéologique dans les grands partis de droite, rejoignent le Front national. Ce sera le cas notamment de Jean-Yves Le Gallou et de Bruno Mégret (P. Perrineau, Le symptôme Le Pen, Paris, Fayard, 1997). Malgré la scission entamée entre le GRECE et les horlogers dans les années 80 pour des questions tenant aussi bien au positionnement dans le contexte de guerre froide qu’à des questions d’orientation religieuse, ces derniers apporteront dans leurs bagages toute la sémantique différentialiste.
[8] A.-M. Duranton-Cabrol, « Les néo-païens de la Nouvelle droite », L’Histoire, n°219, mars 1998.
[9] B. Gollnisch, discours prononcé le 1er décembre 1995 lors du meeting régional du Front national de la jeunesse au Musée social à Paris.
[10] P.-A. Taguieff, Le racisme, Paris, Flammarion, 1997.
[11] J.-M. Le Pen, discours du 1er mai 1997 à Paris.
[12] Comme ne cessent de l’asséner les chroniques du journal National Hebdo : « Les mensonges de Collin Powell », National Hebdo, n°969, 13-19 février 2003.
[13] J.-M. Le Pen, « Vive l’Irak ! », National Hebdo, n°976, 3-9 avril 2003.
[14] J.-M. Le Pen, Discours prononcé à propos de la crise irakienne au Parlement européen, le 29 janvier 2003.
[15] J.-M. Le Pen, « Vive l’Irak ! », op. cit.
[16] J.-M. Le Pen, Discours du 1er mai 2003 à Paris.
[17] J.-M. Le Pen, Discours de clôture du Congrès du FN à Nice, lundi 21 avril 2003, National Hebdo, n°979, 24-30 avril 2003.
[18] Dominique Chaboche, chargé des affaires internationales au FN, lors d’un entretien réalisé en juin 1996 par nous-même : S. Crépon, La nouvelle extrême droite. Enquête sur les jeunes militants FN, Paris, L’Harmattan, 2006.
[19] J.-M. Le Pen, « Vive l’Irak ! », op. cit.
[20] J.-M. Le Pen, Discours de clôture du Congrès du FN à Nice, op. cit.
[21] Ibid.
[22] Thématique qui renvoie malgré tout, pour Pierre-André Taguieff, à une « célébration de l’inégalité », tout « croisement » étant identifié à un « nivellement par le bas », à une « souillure produisant une baisse de niveau ou de qualité bioculturelle » (« La métaphysique de J.-M. Le Pen », dans N. Mayer et P. Perrineau (dir.), Le Front national à découvert, Paris, FNSP, 1996).
[23] J.-M. Le Pen, Discours prononcé lors de la manifestation de soutien à l’association S.O.S. enfants d’Irak, le 2 février 2003 à Paris (association créée par Jany Le Pen en 1995 dont le but consiste à apporter une aide humanitaire à l’Irak).