Hyperion #6 – Le Regard des services de sécurité français / entretien avec Fulvio Guatteri

Source: Andreas Tauber on 500px
Cet article de Guillaume Origoni est le sixième d’une série qu’il consacre à Hypérion, école de langues parisienne soupçonnée d’être liée aux Brigades Rouges, et d’avoir ainsi joué un rôle central dans la transnationalisation terroriste des années 1970. Le cinquième épisode est disponible ici, la série complète là.
Entre 1974 et la fin des années 1980, la police et les services de renseignements français surveillent systématiquement les ex-militants italiens d’extrême gauche qui se sont installés en France. Il s’agit en l’espèce d’un travail de routine permettant de prévenir une atteinte à la sûreté de l’Etat, ou d’autres sortes d’actes délictueux et criminels. Les échanges et les collaborations internationales entre organisations terroristes ayant été vérifiés, cette surveillance s’applique de façon méthodique.
Ce travail routinier aurait dû permettre l’émergence d’informations précises sur le rôle d’Hyperion. Nous admettons qu’il soit possible que des renseignements importants puissent être présents dans les archives des services français, auxquels nous n’avons pas encore eu accès. Cependant, nous avons pu collecter des témoignages majeurs, en interrogeant des officiers de renseignements français et italiens dont la tâche fut directement liée au terrorisme italien et à ses hypothétiques ramifications internationales.
Fulvio Guatteri, ancien officier des Renseignements Généraux et d’abord engagé à la Direction de la surveillance du territoire (DST), à qui nous avons fait lecture des affirmations reportées par l’intermédiaire du Steno 361 de la commission d’enquête parlementaire Pellegrino, critiqua de façon véhémente l’irresponsabilité de « tous ceux » qui propagent approximations et rumeurs quant au rôle joué par des Français dans l’affaire Aldo Moro :
Fulvio Guatteri.« Comment peut-on penser que l’Etat français puisse être en possession d’un renseignement aussi important que le rapt d’Aldo Moro et ne pas en avertir les services de sécurité d’un pays allié ? Rien de mon expérience au sein des services de sécurité français ne peut non seulement recouper des informations de ce type, mais, rien non plus ne la rend crédible (…). Il est difficile de penser, ne serait-ce qu’une seconde, que la France de ces années-là puisse avoir eu, à un tel niveau de gravité, une implication ne serait-ce que collusoire, avec ce genre de problématique qui mette en cause l’Etat avec l’assassinat de l’homme politique le plus important d’Italie. Je trouve cela hautement invraisemblable !
Guillaume Origoni. « Pourtant, il est très difficile de penser que ces commissions d’enquêtes qui se sont déroulées sur plus de 5 ans, au cours desquelles furent interrogés aussi bien Giulio Andreotti que Valerio Morucci – je veux dire en cela, que le poids historique d’un tel travail est majeur – mettent en cause l’Etat français avec une telle constance ? Comment de telles hypothèses peuvent elles émerger ?
La surveillance des militants de la gauche extra-parlementaire italienne est confirmée par Fulvio Guatteri. Elle est assurée par les Renseignements Généraux de la Préfecture de Police de Paris (RGPP) et dispose de sources très renseignées et fiables :
« Oreste Scalzone avait établi avec nous une collaboration tacite, qu’il continua par la suite avec un officier du SISMI3. Il connaissait tous les Italiens présents à Paris ainsi que ceux qui arrivaient successivement. Scalzone savait à quel nouvel arrivant il pouvait faire jouer un rôle politique dans le cadre de l’association des réfugiés italiens lorsque l’individu avait rompu avec la violence, ou bien s’il était venu pour créer des structures clandestines d’hébergement. Scalzone savait tout sur les italiens qui passaient à Paris (…) Il arrivait que certains soient rétifs à l’idée de nouer des contacts avec lui, mais même dans ce cas l’information circulait, car ce sont les mêmes avocats qui défendaient l’ensemble des acteurs de ce milieu. Oreste Scalzone tout au long de ces années n’a jamais pris la défense publique, comme il le faisait régulièrement dans son rôle de président de l’association des refugiés, d’individus qui étaient en France pour jouer une autre carte que la carte politique. Jamais, il n’aurait pris le risque de soutenir des militants que l’on aurait par la suite retrouvés dans une banque les armes à la main. S’il y avait eu ce rôle logistique d’Hyperion, une personne comme Scalzone nous l’aurait dit, or, jamais il ne nous a parlé d’Hyperion.4»
Les interrogations au sujet des activités d’Hyperion restent malgré tout persistantes et les hypothèses qui se sont développées ces dernières années ne sont pas dénuées d’intérêt. Est-il inconcevable de penser que les services spéciaux français aient pu tirer un avantage réel de l’infiltration et de la manipulation de l’extrême gauche française elle-même liée aux réfugiés italiens ? L’élaboration d’un tel levier donnerait un avantage notable au service de renseignement qui serait en mesure de l’actionner.
Notons en premier lieu, qu’une telle hypothèse relève de la transposition de l’Italie vers la France de la stratégie de la tension. Les manipulations et collusions entre services secrets et groupes extrémistes de droite furent nombreuses en Italie. Elles ont été, pour la plupart d’entre elles, régulièrement démontrées par les cours d’assises, les recherches universitaires, le travail des journalistes et les enquêtes parlementaires. Aucune stratégie similaire n’a pu être démontrée en France à ce jour dans sa portée et ses ambitions, même s’il semble probable que des liens entre les RG et le Service d’Action Civique (SAC) ou entre l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS) et le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), ancêtre de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) furent également opérationnels.
D’autre part, ces tentatives de démonstration d’implication des services de sécurité français se heurtent à la méconnaissance ou à la représentation fantasmée du fonctionnement des dits services. Suite à la lecture des conclusions des enquêtes parlementaires sur les Archives Mitrokhin5, Fulvio Guatteri, réagit en ces termes :
« Vous savez, j’étais officier de renseignement pour les RG et la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) et je dois vous dire que l’idée que vous venez de m’exposer faisant état de l’utilisation par l’Etat français des terroristes italiens comme levier pour l’obtention d’informations sur un pays ami, voire une manipulation de ces derniers par les services de renseignements est pour moi impossible. Au niveau qui était le mien, j’ai parfois regretté de ne pas disposer d’une marge de manœuvre plus importante. La peur des scandales poussent les services à la plus grande prudence. Nous avons franchi la ligne jaune de la légalité des centaines de fois, mais il s’agissait de voler du courrier, d’écoutes, de pressions exercées…cela ne peut pas aller plus loin car, en cas d’échec, vous êtes seul. Je me souviens avoir été « gentiment manipulé » moi même par un haut dirigeant [des services] qui m’avait envoyé en négociation avec un activiste de la gauche extra-parlementaire italienne présent sur le territoire français. Par la suite je n’ai pu honorer ma parole car j’ai été lâché par ce même haut fonctionnaire. Les services de renseignements français sont plutôt frileux, en tous cas en ce qui concerne les services civils, la DGSE est plus structurée, plus ambitieuse aussi. Dans l’évaluation des choses, j’imagine très mal de telles manipulations. Le cas limite, c’est Guérin Sérac, que le SDECE puis la DGSE ont utilisé. Lorsque j’ai vu son dossier à la DST, il été mince et il y a pratiquement rien sur lui aux RG. Par contre la DGSE est très informée… Mais ces renseignements ne sortent pas de la DGSE, non pas parce qu’ils ont engagé telle ou telle action, mais plus simplement parce qu’un renseignement de la DGSE reste à la DGSE. Je suis convaincu que la DGSE n’a aucun désir d’informer les « Italiens » tant ils sont sujets aux reconstructions et aux hypothèses 6».
Cette efficience des services secrets « présents partout » et « au courant de tout » a été régulièrement critiquée tout au long de nos recherches par les spécialistes ou les officiers de renseignement. Aussi, rappelons que Jean-Pierre Pochon lorsqu’il évoque la traque et l’arrestation des membres d’Action Directe en septembre 1980 par les Renseignements Généraux, insiste sur les moyens réduits du renseignement intérieur : « Comprenez bien que nous n’avions rien à voir avec l’image véhiculée des services de renseignements anglo-saxons. Nous n’étions ni Le FBI, ni le MI5, mais une équipe de 15 personnes, dont l’essentiel du travail est avant tout policier7».
Notes
1 Sténo 36 page 3. Intervention de M.Gualtieri membre de la commission d’enquête parlementaire du 23 juin 1998 sur le terrorisme. Interview d’Alberto Clo sous la présidence de Giovanni Pellegrino.
2 Entretien du 20 juin 2013.Rome.
3 Le nom du fonctionnaire italien est une source réservée. Celui-ci nous a donné l’autorisation de reporter ses informations, mais son identité est encore classifiée.
4 Entretien du 21 juin 2013.Rome.
5 Commission d’enquête parlementaire. Dossier Mitrokhin et activité d’intelligence en Italie sous la présidence de Paolo Guzzanti.2003.2006.Rome.
6 Entretien du 20 juin 2013.Rome.
7 RG.Autopsie d’une police politique Documentaire écrit et réalisé par Jean-Claude Perez.