Géographie de l’extrême droite radicale
Première parution : Nicolas Lebourg, « Espaces et violences de l’extrême droite radicale », Fanny Bugnon et d’Isabelle Lacroix dir., Les territoires de la violence politique en France (1962-2012), Paris, Riveneuve, 2017, pp. 41-68.

L’extrême droite est parfois définie par sa pratique de la violence. C’est là une lourde erreur analytique, puisque l’histoire politique comporte des centaines de structures d’extrême droite qui n’ont pas eu recours à l’action directe. Il s’agit en fait d’une confusion entre « extrême droite-régime », qui s’est avérée user de la violence de manière systématique au XXè siècle, et « extrême droite-mouvement », aux activités diverses[1]. Au sein de l’extrême droite radicale[2] elle-même la pratique activiste n’est pas systématique. Cependant, la potentialité de l’usage de moyens illicites y est plus élevée, d’où une surveillance des services de police clairement réactivée à compter de 1947. Ceux-ci peuvent néanmoins surestimer la capacité subversive : cinq jours avant que le 13 mai 1958 n’emporte la IVe République ils estiment que les « militants de choc » des extrêmes droites et rapatriés nationalistes s’élèvent à 7 500 personnes, avec un total militant de 179 530 individus[3]. La veille de la tentative de coup d’État de 1961, ils sont encore généreux en estimant les troupes de chocs à 7 600 activistes sur un milieu politique de 138 630 éléments[4]. Estimer les undergrounds est bien sûr délicat, mais l’éclatement des extrêmes droites en de multiples formations, souvent très localisées, exacerbe la difficulté. Cependant, ces mêmes traits nuisent à la performativité des mouvements subversifs.
Sous la Ve République, trois phases peuvent être dégagées quant à cette problématique : la guerre d’Algérie, Mai 68 et l’avènement de l’alternance. Mai 1981 transforme le rapport à la violence politique : cette dernière période est marquée, jusqu’à maintenant, par une sortie globale du politique de la violence, l’emploi de la force n’y étant plus guère que le moyen de groupuscules, de noyaux, d’individus ou de réseaux terroristes transnationaux. Les deux autres périodes doivent être comprises comme constituant des temps longs. Elles articulent des dynamiques sociales et idéologiques faisant varier les modalités de la violence. Vue des extrêmes droites, la guerre d’Algérie dure encore plus longtemps, puisque le combat de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS) et de ses surgeons la perpétue au-delà de 1962[5]. La décomposition de l’OAS permet un réalignement des structures qui s’avèrent actives dans le « long Mai 1968 », exercice oscillant entre contre-révolution préventive et déstabilisation subversive, phénomène effectif jusqu’à ce que les assassinats mystérieux de deux figures des marges radicales, le néofasciste François Duprat (1978) et le communiste Pierre Goldman (1979), ferment définitivement ce « long mai 68 » français[6]. En ces deux périodes, cartographier l’extrême droite radicale qui a recours à l’activisme, dans ses espaces géographiques, sociaux et idéologiques, permet ainsi de resituer les interrelations entre la marge et la redéfinition de la norme politique.
La longue Guerre d’Algérie
Jeune Nation (JN) a été fondé officieusement le 22 octobre 1949, statutairement le 21 mars 1951. En 1951, le but officiel est l’éducation de la jeunesse par la promotion de l’exemplarité de Napoléon. Le 20 mai 1956, l’association se transforme en Mouvement Jeune Nation (dit JN) dont les statuts sont ceux d’un parti hiérarchisé et centralisé, se référant clairement au fascisme. Selon les Renseignements Généraux (RG), le groupe aurait eu 500 membres en 1954, mais, de par sa radicalité, n’en aurait plus que 10% à la veille du 13 mai 1958, alors que depuis deux ans déjà il organise des caches d’armes. Le principal leader est Pierre Sidos, né en 1927, ex-franciste et milicien, à qui il revient d’avoir doté le groupe d’un symbole qui demeure celui de tous les mouvements néo-fascistes : la croix celtique. Amnistié en 1947, Pierre Sidos sert comme soldat de deuxième classe dans une unité d’infirmiers militaires en Algérie en 1950-1951[7]. Le théoricien et stratège de JN est Dominique Venner, né en 1935. Engagé dans l’armée en 1953 pour deux ans, rappelé deux fois en 1955-1956, il considère n’y avoir vu que la « décadence ». Totalement dévoué à la cause, il eût reversé au parti son héritage et qualifie l’engagement politique de « sacerdoce ». L’expertise psychologique à laquelle il est soumis en 1961, dans le cadre réglementaire des poursuites devant la Cour de Sûreté de l’État, affirme d’ailleurs qu’il a « une sorte d’ascèse assez extraordinaire ». Méticuleux, calme, organisé, son manque de compassion alliée à une intelligence supérieure à la norme et à un penchant certain pour le raisonnement logique font de lui un cadre politique de premier plan dès 1957[8].
Rapidement, JN est devenu un mouvement de jeunes, comme en atteste ci-contre (illustration 1) la courbe des âges effectuée sur la base du fichier constitué par la Direction générale de la Sûreté nationale (DGSN) en 1961, référençant 768 encartés[9] .

Le genre n’est pas précisé dans le fichier, mais sont là 24 prénoms féminins (3%), 74 prénoms épicènes (10%) et 668 masculins (87%). Ces données participent à comprendre l’activisme de la formation : étant donnés leur âge et leur sexe, ces militants ont reçu une formation militaire (outre le service militaire, 1,2 million de conscrits sont mobilisés pour la guerre d’Algérie). Leurs pères ayant été en âge de combattre durant la Seconde Guerre mondiale, et leurs grands-pères durant la Première, ils pouvaient songer que cette guerre-ci était celle de leur génération, et vouloir la prolonger au-delà des décisions étatiques, puis jusque dans la guerre civile. Les professions ne sont que rarement indiquées dans le fichier, néanmoins on relève la présence de 37 étudiants et de 21 militaires, pour l’essentiel des officiers, tandis que 9 sont des ouvriers et 4 des docteurs en médecine.
En ce qui concerne la répartition géographique de ces militants de JN, elle est très concentrée. Il y a de nombreux départements sans présence (Aube, Ardennes, Aveyron, Basses-Alpes, Charente, etc.), de nombreux autres ne comptant qu’une poignée de militants voire un seul membre (Aude, Aveyron, Côtes d’Armor, Haute-Loire, etc.). Seule surnage quelque peu la Gironde avec 26 militants (3,3 %). Enfin, trois secteurs concentrent les forces vives : le couloir rhodanien et son embouchure sur la Côte d’Azur avec les Bouches du Rhône (15 %), le Rhône (9,3 %) et le Var (4,1 %) ; les trois départements algériens qui comptabilisent 7 % des adhérents ; le département de la Seine, c’est-à-dire Paris et ses environs, avec 33,3 % des membres. Paris intra-muros se taille la part du lion avec 207 militants référencés. La répartition parisienne du nombre de militants par arrondissements (illustration 2) montre une forte concentration dessinant un C des quartiers étudiants à ceux populaires du Nord en passant par ceux plus bourgeois de l’Ouest, soulignant le caractère juvénile interclassiste de la formation :

Les trois secteurs métropolitains les plus importants sont ceux qui concentrent l’agitation pro-Algérie française en général, et le terrorisme nationaliste en particulier. Ainsi, si on effectue une carte des attentats pro-Algérie française de 1961, on retrouve en tête le Var, la région parisienne et la Gironde. On a ci-dessous, pour 1961 (illustration 3)[10] les zones de force de JN, et (illustration 4)[11] les attentats :


Il ne s’agit certes pas de considérer que la carte de JN soit responsable de la carte des attentats. En effet, l’organisation est ambivalente dans son positionnement quant au niveau de la violence jugée utile, d’autant qu’elle est confrontée à une forte surveillance. Interdit en le 15 mai 1958, JN se refonde le 6 février 1959 sous le nom de Parti Nationaliste, derechef dissout par l’État en vertu de la loi du 10 janvier 1936 qui prévoit la dissolution des associations ou mouvements subversifs. Les militants reçoivent l’ordre de fonder des groupes aux intitulés différents selon les régions. Dans le Sud-Est, ils reprennent le sigle du parti en créant la Pensée Nationaliste – à Marseille, par exemple, la PN compte cinquante militants. Mais 6 de ses membres, dont un ancien Waffen-SS, sont arrêtés en juin pour avoir torturé et assassiné un ouvrier tunisien. En septembre, une action juridique est lancée pour reconstitution de ligue dissoute[12]. La direction de l’ex-JN adresse des consignes le 10 avril et le 25 juin 1959 pour demander aux militants de ne pas procéder à un activisme qui fournirait aux autorités le prétexte à une répression, et donc freinerait le mouvement révolutionnaire qu’il s’agit de provoquer par un travail d’influence sociale[13]. Mais les évènements l’entraînent : en Algérie, les militants fréquentent les divers activistes pour affirmer que le temps des barricades est achevé et qu’il faut passer au terrorisme contre les musulmans. Dans l’Hérault, une enquête des renseignements généraux sur les tracts de la Pensée Nationaliste permet de découvrir 85 kilos d’explosifs et 422 détonateurs[14].
Face à la répression, JN se reconstitue sous le masque du syndicalisme étudiant avec la fondation de la Fédération des Étudiants Nationalistes (FEN). En 1960, les principales bases locales seraient Alger (150 membres), Toulouse (100), Aix-Marseille (90), Oran (80), Lille (40), Nice (30), Poitiers (15) et Reims (10)[15]. Jusqu’en 1962, les activités de la FEN vont amplement être dans le domaine de l’underground nationaliste, d’où les planques des principaux cadres puis leurs arrestations. Néanmoins, les protagonistes semblent avoir quelque peu surjoué leur rôle dans les réseaux de l’OAS, même si on retrouve les représentants de la FEN dans la structuration transnationale de l’OAS, par exemple à Malaga (Espagne) avec les cadres de l’OAS-Madrid et les représentants des pays de l’organisation paneuropéenne Jeune Europe centralisée depuis la Belgique[16].
Alors qu’il était encore emprisonné, pour reconstitution de ligue dissoute, Venner est parvenu à faire publier sa réflexion en une brochure intitulée Pour une critique positive[17] qui rejette toutes les formes de combat et d’idéologie pratiquées par JN jusque-là, au profit d’une stratégie de combat légal et d’idéologie euro-raciale, partiellement inspirée des novations de René Binet[18]. Or, à l’automne 1962, lorsque Dominique Venner sort de prison, Sidos y demeure encore pour sept mois. Le champ est donc libre pour la reprise en main : la première « conférence nationale » de la FEN se tient, instaurant un règlement qui oscille entre l’ordre religieux et le militaire[19]. L’entreprise de tabula rasa est lancée avec, en fer de lance, une nouvelle revue, Europe-Action. La diffusion revendiquée est de 10 000 exemplaires, moins de la moitié est en fait vendue[20].
A ce stade, la FEN prétend avoir une implantation nationale. Selon les RG, elle représente un millier de militants, répartis en province telle que la carte le montre ci-dessous (illustration 5)[21]. Si l’on retrouve l’implantation au sud-est de JN, la FEN paraît avoir une proportion plus importante de Bretons. Cela peut s’expliquer par son ethnicisme, ses bulletins étant liés à ceux de la part racialiste du mouvement breton, en particulier La Bretagne réelle, fondée en 1954 par l’ex-collaborationniste Olier Mordrel de retour de son exil au Brésil et en Argentine. La première tournée de réunions publiques d’Europe-Action se fait d’ailleurs en ces terres autour du thème « la Bretagne ou l’Afrique ? », rôdant ainsi son argumentaire sur la nécessité d’expulser les immigrés et d’arrêter l’aide aux pays « sous-développés, sous-capables[22] ». Néanmoins, peu après la scission de janvier 1964 de la FEN, emportant une poignée d’étudiants parisiens qui fondent le Mouvement Occident, un décompte interne à la direction de la FEN culmine à 350 militants, répartis comme le montre la carte (illustration 6)[23] :


Pour les jeunes néofascistes scissionnistes, la rénovation idéologique Europe-Action rapproche par trop la FEN des fondamentaux racialistes du néo-nazisme. Il est vrai qu’il existe des passerelles humaines et idéologiques entre cette mouvance et les prémisses de la Nouvelle droite que constitue Europe-Action. Peut, entre autres, être relevé le cas de la section française de la World Union of National-Socialists (WUNS), fondée en Angleterre durant l’été 1962, grâce au rapprochement entre George Lincoln Rockwell (American Nazi Party) et Colin Jordan (British National Socialist Movement), et qui amalgame le néo-nazisme avec l’odinisme néo-païen au bénéfice d’une union mondiale de la race aryenne. Comme pour la FEN, le racialisme vient offrir un nouvel horizon idéologique et utopique après la perte du combat pour l’Algérie française. La WUNS est connue pour avoir été dissoute en France pour cause de tentation terroriste, ce qui s’avère inexact.
L’histoire française de la WUNS commence sur le front de l’Est et en Algérie, à travers le personnage d’Yves Jeanne. Son passé dans la Waffen-SS lui offre une aura auprès des jeunes militants, même si dans les faits Jeanne ne fut jamais qu’un recruteur se contentant de tournées de propagande loin du feu. Rentré à Alger en 1945, il anime divers groupuscules néo-nazis affiliés au Mouvement Social Européen puis au Nouvel Ordre Européen (NOE) de Binet, les deux internationales néonazies fondées en 1951, dont le Mouvement national communautaire (MNC), qui regroupe des anciens de la Milice et de la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme. Il rejette l’OAS au nom des positions d’apartheid globalisé du NOE[24], estimant que l’intégration de l’Algérie serait synonyme de métissage. Sa perspective est nettement celle de l’alliance du monde blanc, son MNC étant en lien avec le British National Party, L’Europe réelle (journal belge du NOE), et avec l’italien Ordine Nuovo – des groupes qui, eux-mêmes, entretiennent des liens avec la WUNS[25].
Rapatrié en Métropole avec l’indépendance algérienne, Jeanne s’intéresse aux articles de presse sur la WUNS. Il entre en contact avec Françoise Dior, épouse de Colin Jordan et fortunée nièce du couturier Christian Dior. Est fondée en 1963 la Fédération Ouest-Européenne de la WUNS (FOE) qui, sous la direction de Jeanne, regroupe la France, la Wallonie, le Luxembourg et la Suisse romande. Cet espace est subdivisé en six « sections ethniques » : Normanie, Breiz, Vlaaderen, Elsaas, Occitanie, et Pays basque. Chaque section est elle-même divisée en régions, ainsi la Normanie inclue-t-elle la Francie, la Wallonie, la Normandie, la Lorraine, la Grande Bourgogne, l’Auvergne[26]. Avec 42 membres encartés quand en 1964 le mouvement est réprimé, cette architecture s’avère bien sûr très théorique. En Bretagne, la FOE reçoit le soutien du bulletin Ar Stourner, très agressif dans sa propagande (on trouve sur sa manchette une croix gammée sous-titrée « In hoc signo vinces »), lié à Goulven Pennaod, ancien membre des collaborationnistes Jeunes de l’Europe Nouvelle (JEN elles-mêmes implantées en Bretagne alors) et qui participera aux réseaux bretons de la Nouvelle droite dans les années 1980. La WUNS a une base dans la région lyonnaise autour de Daniel-Louis Burdeyron, promis à une longue carrière dans le néo-nazisme, ainsi qu’à Marseille, avec un groupe scissionniste amenant à la secte ufologique et nietzschéenne la plus hallucinée du néo-nazisme français[27].
Au solstice d’été de 1964, les cadres de la FOE décident d’abandonner les références à Hitler, le cri de « Sieg Heil », de rebaptiser le bulletin interne Le National-Socialiste en Notre combat et la FOE en « Front aryen social ». Cet intitulé est estimé devoir être compris par les antisémites mais « désataniser » le nazisme et ainsi éviter la répression judiciaire[28]. Cependant, en juin 1964, le SRPJ de Reims interpelle 7 militants néo-nazis détenteurs d’explosifs et munitions en vue de perpétrer des attentats racistes contre les « afro-maghrébins ». Il trouve chez eux du matériel d’Europe-Action, de la WUNS, mais aussi des échanges épistolaires avec Jordan et Jeanne. L’enquête démontre que cette cellule est purement autonome et n’est pas liée à la FOE. Cependant, les médias sont sur l’idée que « l’Internationale noire », selon une terminologie alors installée pour désigner l’extrême droite radicale globalisée, a un réseau terroriste démantelé en France. L’État use de la dynamique pour néanmoins réprimer une FOE qui ne saurait pouvoir représenter qu’un potentiel dérangement, quand bien même elle ne recouvre qu’un maigre réseau de cas sociaux[29]. Cet aspect est peut-être surestimé : on y trouvait aussi Alain Lefevre, l’un des premiers animateurs du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), ainsi que Michel Bertrand, autre futur gréciste, ou encore, parmi les sympathisants, Jean-Claude Valla, cadre lyonnais de la FEN qui sera une figure du GRECE[30].
A la suite, Jeanne se replie sur le NOE et sur sa base nantaise. En 1972, il lance Le Devenir européen, au titre faisant référence à l’organe francophone de la Waffen-SS, païen, nationaliste breton, défendant une Europe des ethnies et ouvert à la pensée de la Nouvelle droite comme à celle ésotérico-totalitaire de Julius Evola et du Círculo Español de Amigos de Europa (CEDADE). Un groupuscule nantais se constitue autour du journal, ne rassemblant pas plus d’une cinquantaine de personnes[31]. Daniel-Louis Burdeyron s’investit dans le NOE, et rejoint Action-Occident, né en 1966 et mené par l’ancien royaliste Mark Fredriksen. Le fichier policier du mouvement recense 105 adhérents dont Philippe Baillet, futur traducteur français d’Evola et membre important de la Nouvelle droite[32]. La même année, le groupe participe à la fondation de la Fédération d’Action Nationaliste et Européenne (FANE). La deuxième structure à constituer la FANE est le Comité de Soutien à L’Europe réelle français. La troisième composante est le Cercle Charlemagne, rassemblant des scissionnistes français néo-nazis de Jeune Europe, dont Jean-Claude Jacquart, futur président du GRECE. Pourtant, la FANE ne représente alors qu’une grosse trentaine de membres, mais elle est appelé à jouer un rôle plus conséquent lors du long Mai 68 – suite aux évènements eux-mêmes, elle tente d’ailleurs une gauchisation lexicale et affirme que ses membres ont participé aux barricades et ont été arrêtés, ce qu’un rapport des police dément[33].
Le long Mai 68
Après la scission de la FEN en 1964, Occident prend son essor, et le fait en utilisant l’activisme comme moteur de sa dynamique. La violence de certains cadres d’Occident n’est cependant pas toujours politique, deux étudiantes suédoises en souffriront un soir : il y a ici plus que d’ordinaire des effets de dynamiques de groupe et de charisme. Dès 1966, Occident effectue des raids sur la nouvelle faculté de Nanterre, lieu d’implantation de mouvements de gauche. Frappant tous azimuts, il démontre que son slogan fétiche, « Bolchos ne vous cassez pas la tête : Occident s’en charge », n’est pas qu’un bon mot, et fait parfois craindre que son tract de mars 1966 « Tuez les communistes partout où ils se trouvent » ne soit mis à exécution. Mais cette stratégie lui permet de sortir du Quartier latin. C’est pour permettre de développer la jeune antenne de Rouen qu’en janvier 1967, un commando parisien se projette sur le campus du Mont Saint-Aignan, déchaînant une violence inouïe à l’encontre des étudiants du Comité Vietnam. Ce système de projections n’est pas utilisé que pour les rixes mais aussi pour des opérations d’agit-prop classiques, permettant de donner le sentiment d’une nationalisation de l’implantation de l’organisation. Peu avant sa dissolution (octobre 1968), les effectifs du groupe sont estimés à 450 personnes, pour moitié en région parisienne, pour moitié répartie comme ci-dessous (illustration 7)[34].

Manifestement, le groupe est arrivé à supplanter la FEN, mais son peu d’appétence pour l’organisation ne lui a pas permis de reprendre tous ses réseaux, et encore moins de retrouver la pénétration territoriale de JN. En outre, le cœur de l’organisation, avec ses militants les plus actifs, demeure limité à une soixantaine de Franciliens. 35 d’entre eux, ayant tous connu des interpellations, en constituent le noyau dur. Étonnamment, pour une structure si connotée « étudiants parisiens de droit et de sciences politiques », aucun n’est domicilié dans le Ve arrondissement, et seulement cinq dans le VIIe – et ce sont avant tout les meneurs appelés à rejoindre la droite parlementaire : Alain Robert, Alain Madelin, Gérard Ecorcheville et Patrick Devedjian (parti en 1967 suite à l’affaire de Rouen).
En octobre 1968, après que l’un des cadres d’Occident ait fait sauter à la bombe une librairie maoïste et que des militants aient effectué des « descentes » sur des lycées, le groupe est interdit. Un peu tard, ses dirigeants conviennent qu’il serait beaucoup plus constructif de réaliser des actions violentes de telle manière qu’elles soient attribuées aux mouvements d’extrême gauche[35]. À Occident, dissout, a succédé une kyrielle de groupuscules qui se rassemblent dans une seconde phase, afin de contourner l’obstacle de la reconstitution de ligue dissoute. La principale base est l’Union Droit (vite renommée GUD, le D devenant ultérieurement celui de « Défense ») à la faculté de Droit d’Assas, tandis que les « plumes » d’Occident lancent L’Élite européenne. La violence face aux gauchistes est la voie arpentée pour pallier les difficultés internes à ce milieu. Selon les RG, les chefs du GUD et de L’Élite européenne veulent lancer des attaques contre des toxicomanes, des cinémas pornographiques, des facultés classées à gauche, tout en laissant des lycéens sans casier judiciaire se faire arrêter afin que le mouvement unitaire qu’ils veulent fonder bénéficie de martyrs[36]. La provocation est ainsi le moteur même du lancement d’Ordre Nouveau (ON), multipliant les violences anti-gauchistes dans la région parisienne afin de montrer à tous les militants épars en France qu’il n’y a qu’une structure prête à les recueillir tous pour une action déterminée. La stratégie est la conquête de l’hégémonie à Paris afin d’absorber les groupuscules actifs en régions, et de là s’étendre par des actions de propagande vers « les terres de mission ». Une des difficultés pour saisir la taille du mouvement est que tous les documents internes et témoignages concordent pour signifier que le paiement de l’adhésion n’est pas dans la culture des militants, ceux-ci considérant souvent que leur activisme représente un plus grand engagement que le paiement d’une cotisation. En un an, ON affirme avoir rassemblé 3 000 militants, dont la moitié en région parisienne. Les RG tendent à penser que le mouvement reste encore largement francilien et qu’il n’a fait qu’entamer son implantation dans le Nord et le Rhône. Les Alpes et l’Auvergne restent encore des terres de missions, et le maillage des villes universitaires est seulement amorcé (Aix-en-Provence, Marseille, Avignon, Nice, Dijon, Bordeaux, Nantes, Strasbourg, Rouen, et Amiens)[37]. Les combats de rue d’ON contre les gauchistes vont entrer dans les légendes des extrêmes, mais, en même temps, le mouvement lance le Front National (FN) en juin 1972, afin de compléter l’action directe par l’action légale d’un parti voulu comme attrape-tout[38].
La spatialisation d’ON, telle que figurée ci-dessous sur la carte (illustration 8) en combinant les informations données par ON et par les RG, témoigne que l’organisation est parvenue à déborder sa base initiale du centre d’Assas (université Paris II) et à fédérer les militants radicaux, y compris hors de zones de concentration universitaire[39]. L’extension hors Paris est prise en compte lors du renouvellement du Conseil National de l’été 1972, où les éléments non-parisiens passent de cinq à dix-huit sièges sur trente-six – ceci dit, ce CN ne sert à rien et, à cette date, n’avait été convoqué qu’une seule fois depuis 1969[40]. Cependant, la carte (illustration 9)[41] propose une autre approche du tissu socio-géographique d’ON. Elle représente les mandats attribués aux sections locales au second congrès statuant sur la fondation du FN. Chaque section dispose d’un mandat pour dix adhérents à jour de cotisation, par dix abonnés au journal d’ON dans son ressort géographique, par candidat aux élections législatives[42].

Cette approche est certes réduite à une période mais a pour mérite d’objectiver les données : dans ce contexte les proportions militantes influent sur des questions de pouvoir et d’argent. Il est donc éminemment possible que les personnes impliquées s’observent les unes les autres, neutralisant ainsi plus fortement la possibilité que soient exhibés sections factices et militants fantômes. De plus, le système de calcul permet de dépasser la simple question de l’arithmétique militante pour mettre en avant la qualité politique et l’influence de la section.

Paris se taille certes la part du lion avec 51 mandats. Mais on peut affiner le résultat en situant les mandats parisiens par arrondissements (illustration 10). C’est une sociologie moins populaire que celle de JN qui transparaît, soulignant que la stratégie de dédiabolisation que constitue la création du FN peut bien engendrer des crispations idéologiques mais qu’elle n’est pas sans logique quant à l’assise sociale d’ON :

L’ambition électorale a mené ON à créer une organisation « cache-sexe » en mai 1972 : le Groupe d’Intervention Nationaliste, auteur de violences contre des militants d’extrême gauche, dont les membres sont parfaitement connus des services de police. Entre le 2 janvier 1971 et le 12 mai 1973, ON a été impliqué dans 82 actes de violence publique recensés par les forces de l’ordre[43]. Mais, finalement, la nuit d’émeute urbaine du 21 juin 1973 (76 policiers blessés dans les affrontements entre forces de l’ordre et gauchistes attaquant le meeting anti-immigration d’ON) entraîne la dissolution d’ON comme pendant de celle de la Ligue Communiste. A ce moment, selon les documents de police, les deux plus importantes sections hors Paris sont celles de Toulouse et de Lyon, comptant chacune une centaine de membres. Cependant, le 10 juin 1973, lors de l’analyse des activités en province faite par le congrès d’ON, la section de Nice était dite « la meilleure de France », et il était précisé qu’outre son activité propre avaient ainsi pu être constituées des antennes d’ON à Cannes, Antibes et Menton[44].
La crainte d’une normalisation d’ON à travers le lancement du FN a justifié néanmoins des départs d’activistes vers la mouvance dite solidariste, dont les militants toulousains avaient déjà introduit le nunchaku dans les affrontements estudiantins. Ce n’est guère là que l’affaire de quelques Parisiens amenant à la naissance du Groupe Action Jeunesse (GAJ), mais ils préoccupent les pouvoirs publics tant ils sont sur une voie « inquiétante en raison du caractère violent et spectaculaire que ses dirigeants veulent donner à leur action[45] ». Les GAJ-men, comme on les nomme, affrontent même les ex-ON dans leur base d’Assas à coups de barres de fer et de cocktails molotovs[46]. Dans cette nébuleuse se trouvent aussi les Aixois du Centre de Documentation Politique et Universitaire (CDPU), ou le réseau de l’Organisation Lutte du Peuple (OLP), qui tous deux s’inspirent de la ligne italienne dite « nazi-maoïste » cherchant à adapter le néofascisme au lexique gauchiste post-1968. Fondée par Yves Bataille, secrétaire-régional d’ON pour la Bretagne, après son exclusion d’ON en 1972, l’OLP peine à monter des sections. Si on relève les villes notées dans sa documentation, on constate que, depuis sa base nantaise, elle essaime à Bayonne, Bordeaux, Biarritz, Marseille, Nice, Pau, Tours, Toulon, Amiens et Paris. Mais un rapport interne témoigne de la faiblesse de ce réseau, puisque en terme quantitatif, au terme de deux années d’activités, le recrutement se limite à deux personnes à Bordeaux, deux à Nantes, cinq à Tours, deux à Paris, deux à Toulon et une à Amiens[47]. Les GAJ-men parisiens demeurent très actifs, si bien qu’en 1977, 53 de la soixantaine de militants sont sous le coup d’enquêtes judiciaires[48].
On retrouve des anciens de l’OLP au sein de Groupes Nationalistes-Révolutionnaires(GNR) de François Duprat qui, en 1976-1978, lient néofascistes et néonazis à la périphérie du FN, dans l’espoir qu’ils constituent, dans une agitation complémentaire avec les forces armées et le travail idéologique du parti national-populiste, un groupe armé capable de faire basculer l’État lors d’une crise insurrectionnelle apportée par une victoire électorale de la gauche[49]. Selon le tapuscrit de l’ouvrage sur lequel Duprat travaillait lors de son assassinat, une partie de l’appareil conservateur eût été en possibilité de soutenir cette démarche. Duprat y écrit en effet que Pierre de la Lande de Calan, ancien vichyste devenu l’influent vice-président du principal syndicat patronal français, financerait une « Milice » recrutant ses hommes dans les milieux harkis, du Service d’Action Civique et du Parti des Forces Nouvelles (ex-ON), afin de placer le ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski au pouvoir en cas de débordement gauchiste consécutif à une victoire de la gauche[50]. Duprat écrit cela sans livrer de documentation le démontrant, et ses propres GNR eussent été en mal de fournir un réseau suffisant à une telle opération puisqu’ils représentent environ 150 militants actifs. Selon leur revue théorique, ils sont installés à Rouen, Le Havre, Roubaix, Valenciennes, Calais, Arras, Reims, Laongres, Thionville, Lyon, Aix-en-Provence, Avignon, Marseille, Nantes, Saint-Brieuc, Bordeaux, et existent « des noyaux GNR dans la région parisienne, Pas-de-Calais, Haut-Rhin, le Nord, etc. »[51]. La zone d’activités sur le Nord-Ouest s’explique par le domicile normand de Duprat, lui-même, qui irradie donc à portée de voiture. Les GNR sont imbriqués entre autres au néo-nazi Peuple et Nation (Daniel-Louis Burdeyron à Lyon) et à la FANE. Cette dernière organise le camp d’été 1977 du FNJ et des GNR, la visite de la gendarmerie permettant d’y trouver nunchakus, barres de fer, manches de pioches, et couteaux ornés de croix gammées[52].
Par ailleurs, si Duprat est assassiné dans l’entre-deux-tours des élections législatives, dans un attentat non-élucidé, le niveau de violence de ce scrutin ne se prête pas à un scénario golpiste. Un bilan dressé peu avant le premier tour fait état de 52 incidents dont quatre attentats ou tentatives d’attentats à l’explosif et incendies, avec un bilan humain de deux blessés, et cinq auteurs présumés de ces actes identifiés[53]. On est, dans les faits, loin d’une Italie livrée par ses autorités aux dynamiques terroristes[54], même si un crescendo existe impliquant la FANE consécutivement à l’attentat contre leur leader.
La FANE reprend sa pleine autonomie après l’assassinat de Duprat. Si son intense agit-prop néo-nazie attire l’attention, lui permettant de regrouper 200 militants en région parisienne, d’avoir des bases militantes à Calais, Rennes, Nantes, Nice et Valenciennes, et d’avoir un millier d’abonnés à son journal en 1980, c’est le fait que son sigle apparaisse sur les lieux de divers attentats qui la retient[55]. Les dissolutions de mouvements gauchistes, néofascistes et indépendantistes corses entreprises par l’État en 1973 et 1974 paraissent avoir ouvert une ère de politique à l’explosif. Selon le ministère de l’Intérieur, il y a 187 attentats à l’explosif en 1976, 550 en 1977. Entre juillet 1976 et juillet 1977, outre les rixes provoquées par des mouvements légaux, il y a 22 attentats, généralement à la bombe, revendiqués par des groupes d’extrême droite. Les trois années suivantes comptabilisent 163 attentats d’extrême droite selon la presse[56]. Selon les services de police, il y a une montée en puissance de l’activisme d’extrême droite, avec, en 1979, 50 attentats à l’explosif, 27 agressions contre les personnes, 11 coups de feu et 135 incendies, dégradations et actes de malveillance ; durant le premier semestre 1980, ce sont déjà 102 actes de violence d’extrême droite qui sont recensés[57]. Pour l’étranger, ont été évoquées des traces de contacts entre la FANE et les auteurs du massacre de Bologne (85 morts et 200 blessés le 2 août 1980), tandis que la cache de terroristes néo-nazis allemands est avérée, ainsi que la participation d’un des membres de la FANE à une structure terroriste d’outre-Rhin[58]. Une part conséquente des violences paraît liée aux ex-GNR, même si ceux-ci n’en endossent pas la responsabilité complète, loin s’en faut. La dissolution de la FANE et la répression tous azimuts des milieux activistes de l’extrême droite radicale consécutives de l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic à Paris (4 morts) en octobre 1980 précipitent la sortie de la violence. En outre, on rapprochera les localisations des GNR et de la FANE, de la carte ci-dessous (illustration n° 11)[59] représentant la diffusion de la presse de la section française du CEDADE fondée à Orange après l’assassinat de Duprat. Liée à la FANE et au Devenir européen, ce groupe défend des thèses ethnicistes et aryanistes avec un fort accent écologiste.

Conclusion
Après 1973, les néofascistes vont amplement vivre sur le rêve des services d’ordre d’ON, mais ils ne trouveront plus jamais la capacité à aligner dans la rue des centaines de militants casqués et armés. L’alternance de 1981 peut bien éveiller des fantasmes de choc, elle signe en fait surtout la fin de la violence des extrêmes. Le GUD s’est dissout en 1981. Il réapparaît en 1984, mais il n’est plus qu’une marque que l’on mobilise, pour peu que l’on ait l’aval des anciens, par quelques violences, mais sans intensité. La cartographie du GUD souligne alors cette mobilisation de marque, n’ayant aucun rapport avec l’implantation de 1969-1973. Les mouvements nationalistes-révolutionnaires Troisième Voie (fondé en 1985) puis Nouvelle Résistance (fondé en 1991) auront quant à eux, comme les GNR de Duprat, une implantation des bases militantes surdéterminée par la localisation de leur encadrement.
L’espace des mouvements radicaux et violents n’est pas celui du vote extrémiste. La permanence de villes universitaires (Lyon, Nice, Paris, Toulouse) témoigne du caractère juvénile des militants et des disponibilités biographiques de leur engagement, du fait qu’ils ne sauraient être renvoyés à un phénomène lumpenprolétarien, et de leur possible engagement radical par réaction (dans tous les sens du terme) à la présence militante de l’extrême gauche – c’est un élément contextuel sur lequel insistent volontiers les anciens d’Occident lors d’entretiens menés avec eux.
Une zone pose autrement question, car elle renvoie également à des structures actuelles : l’axe formé par le couloir rhodanien jusqu’à la Provence-Alpes Côte d’Azur. En haut, Lyon est toujours une ville importante des extrêmes droites radicales, étant ainsi la base opérationnelle des Jeunesses Nationalistes et de l’Œuvre française dissoutes par l’État en 2013 à la suite de la mort de Clément Méric, un jeune militant antifasciste. La Provence-Alpes Côte d’Azur est, aujourd’hui encore, un lieu central d’implantation des extrêmes droites, y compris électorales, comme en témoignent la vigueur qu’y connaissent le FN, la Ligue du Sud, et les Identitaires (avec le groupe Nissa Rebela). Ce territoire était également très actif avant le rapatriement des Pieds-Noirs, comme le montrait le cas de JN et des réseaux activistes et, bien sûr, il est délicat de ne pas songer à son importance pour le Parti Populaire Français avant 1939. Outre le cas politico-mafieux de Marseille, les Alpes maritimes, et Nice au premier chef, étaient alors des vitrines du parti de Jacques Doriot, en ayant su greffer les pratiques de la réaction de choc aux réseaux de clientélisme conservateur et notabiliaire[60]. Cette dynamique a pu être renforcée par la présence d’une université de Droit avec une solide implantation d’extrême droite, et dans un contexte travaillé par les problématiques identitaires (rattachement récent à la France ; zone d’occupation italienne, où, comme en Bretagne, comme dans le Nord rattaché au commandement belge de l’armée allemande, les sections des JEN par exemple étaient plus implantées ; connexions avec le nationalisme corse, qui eut divers liens avec le néofascisme métropolitain).
La question des enchevêtrements entre « Heimat[61] » et « Nation » paraît même prédéterminante pour ceux qui choisissent de se situer dans la part la plus réprouvée de la marge. La territorialisation de la filière néo-nazie montre clairement des zones frontalières connues pour leurs mouvements identitaires (Bretagne, Catalogne, Corse, Flandres). Cela souligne à quel point le néo-nazisme français est un phénomène de la Périphérie (politique, géographique, sociale et culturelle), rétif au centralisme étatique typique de la France, car foncièrement völkisch[62], et aux normes culturelles qui sous-tendent le système institutionnel.
Par-delà, ces géographies dessinent une volonté révolutionnaire-conservatrice au nom certes d’une conception révolutionnaire de l’État ou de la « race », mais qui, pour le coup, renvoie bien aux fondamentaux de la pensée réactionnaire[63]. Les structures ne parviennent pas à avoir une continuité territoriale, mais elles situent leur organicisme (substrat idéologique même des extrêmes droites) dans un recouvrement du territoire national qui récuse tant sa représentation unitariste que ses divisions territoriales établies. Ces aspects situent l’extrême droite radicale non dans « l’ailleurs » qu’elle cultive esthétiquement, en particulier après 1968, mais à l’extrême du champ des droites.
En outre, ce caractère périphérique et ce dédain de l’État normatif est accompagné, volens nolens, de modalités pratiques de la violence qui constituent une évolution notable de la radicalité. Symptomatiquement, la violence n’est pas dirigée contre l’État mais demeure au sein de la société, prenant acte de l’épuisement du premier à forger l’ordre social. Déjà, les ultras de l’OAS, au contraire des agents du Front de Libération Nationale (FLN), avaient pu faire le choix d’une violence au cœur de la société plutôt que contre les structures policières et productives[64]. Ensuite, malgré son désir d’aboutir à la révolution fasciste[65], ON se limite dans les faits à une guérilla anti-gauchiste, essentiellement sur les campus. Le terrorisme néonazi de la fin de la décennie 1970 cible d’ailleurs volontiers les locaux d’associations antiracistes. L’attaque de l’appareil d’État est en somme exclue, n’étant guère envisagée en 1976-1978 que dans le cadre d’un accompagnement d’un coup d’État des secteurs réactionnaires. Certes, un « petit » terrorisme peut avoir quelques raisons de n’avoir que de petites ambitions. Mais, l’historien italien Emilio Gentile a justement souligné que si le fascisme avait été l’anti-thèse du communisme, c’était car le premier était une « idéologie de l’État » quand le second s’avérait être une « idéologie de la société »[66]. Cela implique une ambition d’affrontement pour remplacer l’État qui est certes dans le verbe mais non dans les actes. En fait, dans sa pratique de la violence, la radicalité de droite s’avouait vaincue bien avant 1981.
Notes
[1] On détourne ici les concepts de « fascisme-régime » (la pratique de l’État) et « fascisme-mouvement » (la dynamique subversive) de Renzo De Felice, Les Interprétations du fascisme, Paris, Syrtes, 2000.
[2] C’est-à-dire du champ interne au champ de l’extrême droite qui, après 1918, ambitionne de réaliser une révolution anthropologique.
[3] Direction centrale de Renseignements généraux (DCRG), « A/S des groupements d’extrême droite », 10 mai 1958, p. 32-33, AN/F/7/15645.
[4] DCRG, « Effectifs des principales formations nationalistes et de rapatriés d’AFN », 20 avril 1961, 3 p., AN/F/7/15646.
[5] Le bilan métropolitain de l’OAS est de 71 morts et 394 blessés en Métropole et d’environ 1 500 tués et 5 000 blessés dans les départements algériens (Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, Bruxelles, Complexe, 1995, p. 141-144.).
[6] Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard, François Duprat, l’homme qui inventa le Front National, Paris, Denoël, 2012.
[7] DRG, « Partis et groupements politiques d’extrême droite. Tome I Identification et organisation des mouvements et associations », janvier 1956, p. 70-71, AN/F/7/15591 ; idem, « Mouvement Jeune Nation », Bulletin de documentation, n° 30, janvier 1958, p. 2, AN/F/7/15578 ; idem,« Confidentiel : 11 mouvements nationalistes français », mars 1958, p.10 AN/F/7/15591 ; Renseignements généraux de la Préfecture de Police (RGPP), « La Droite non parlementaire et l’extrême droite légale », juin 1964, p. 112, APP/GADR15 ; statuts du MJN, 25 mai 1956, de JN, 21 mars 1951, APP / Bureau des Associations.
[8] Tribunal de la Seine, Cabinet du Juge d’instruction, « Rapport d’expertise médico-psychologique », 13 juin 1961, 6 p. ; Direction de la Police judiciaire (DPJ), notice biographique de Dominique Venner, 19 septembre 1962, 13 juin 1961, 3 p. (AN/5W266).
[9] AN/F/7/15181. Se lit : 4 militants sont nés entre 1895 et 1900. Nous disposons de l’année de naissance de 406 adhérents.
[10] Carte réalisée par le politiste Joël Gombin.
[11] DCRG, « Répartition géographique des attentats imputables aux mouvements activistes et commis en Métropole (sauf Seine) du 1/01/61 au 28/11/61 », AN/F/7/15645.
[12] Tribunal de Grande instance (TGI) devenu 18/CSE Sidos, Venner et autres – Fond (1 à 378), AN/5W267.
[13] DCRG, « A/S des groupements d’extrême droite », 10 mai 1958, p. 18-19, AN/F/7/15645.
[14] Service départemental des Renseignements généraux (SDRG) d’Alger, 20 juin 1960, AN/F/7/15181 ; télégramme Service régional de Police judiciaire (SRPJ) Montpellier au ministère de l’Intérieur, 24 mars1960, AN/19880206/15.
[15] TGI de la Seine, PV d’interrogatoire, 18 juin 1960, AN/5W277 ; SDRG Alger, note du 7 novembre 1960 et id., 26 décembre 1960, AN/F/7/15180.
[16] DCRG, « Note sur le mouvement Jeune Europe », 2 novembre 1962, p. 2 AN/F/7/15256. Après avoir soutenu l’OAS, Jeune Europe fait un temps le choix de Gaulle. Si ces positions varient le but demeure : la construction d’un espace eurafricain en tant qu’État-nation.
[17] Pour une critique positive, supplément au n° 98 du 28 août 1962 de Politique éclair Hebdomadaire de l’élite française, 32 p.
[18] Cadre communiste puis trotskyste, Binet rejoint la LVF (Légion des volontaires français contre le bolchévisme) puis la Waffen-SS. A la Libération, il tente de réorganiser l’extrême droite radicale à travers divers groupuscules et une réorientation idéologique mettant en avant les aspects européistes et socialistes du néo-fascisme ainsi que le caractère scientifique d’un racisme avant tout hostile à la promiscuité raciale. Il est le fondateur d’une des principales organisations internationales d’après-guerre : le Nouvel Ordre Européen.
[19] FEN, « Rapport sur la première conférence nationale de la FEN », 18 p. (document interne), FNSP/CH/EN.
[20] DRG, note sur Europe-Action, 3 décembre 1964, p.1, AN/F/7/15573 ; idem, Bulletin de documentation, mai 1962, p. 2. (archives privées). Des soubresauts et décompositions de l’aventure Europe-Action naîtra le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), vaisseau amiral de la Nouvelle droite.
[21] DGSN, DRG, « La nouvelle orientation de la Fédération des Étudiants Nationalistes », Bulletin de documentation, n° 85, avril 1963, 8 p., AN/F/7/15581.
[22] DCRG, « Premières réunions publiques d’Europe-Action », 5 janvier 1965, 2 p., AN/19800280/249.
[23] FEN, « Rapport confidentiel 1964-1965 » (document interne), FNSP/CH/EN. Carte réalisée par le politiste Joël Gombin.
[24] Si la notion d’ethnopluralisme n’a pas encore été fondée, le NOE revendique un « néo-racisme » exigeant que chaque groupe humain conserve son identité biologique et culturelle en demeurant dans ce qui serait son espace naturel.
[25] Commissaire RG d’Alger au Préfet directeur de la Sûreté nationale en Algérie, « A/s mouvement Défense de l’Occident », 28 juin 1956, 1 p. ; commissaire divisionnaire chef RG du district d’Oran au DSNA, 23 novembre1956 « A/s mouvement Défense de l’Occident », 2 p. ; ibid., « Mouvement français national communautaire a/s de M. Yves Jeanne», 1er juin 1959, 3p (AN/F/7/15182). Procès-verbal d’interrogatoire d’Yves Jeanne n° 1, 27 juillet 1964, 8 p. (AN/19880206/15).
[26] Commissaire de police judiciaire de Reims au commissaire divisionnaire chef du service régional de PJ à Reims, « complot contre l’autorité de l’État », 6 août 1964, 13 p., AN/19880206/15.
[27] Ar strourmer, sd, 1964 ; Jeunes de l’Europe Nouvelle, janvier 1944 ; procès-verbaux d’interrogatoire d’Yves Jeanne n°1 et n°2, 27 juillet 1964, AN/19880206/15.
[28] DGSN, DRG, « La WUNS veut changer de visage », Bulletin hebdomadaire Notes et études, 16 juillet 1964, 4 p., AN/19820599/65 ; le ministre de l’Intérieur au préfet de police, 3 juin 64, 1 p., APP/H2B2.
[29] L’Aurore, 1-2 août 1964 ; Libération, 1er-2 août 1964 ; Jacques Delarue, Les Nazis sont parmi, nous, Paris, Le Pavillon, 1968, p. 5.
[30] Procès-verbal d’audition de Daniel-Louis Burdeyron, 29 juillet 1964, AN/19880206/15 ; DCRG, « Les Groupes de Recherches et d’Études pour la Civilisation Européenne », juillet 1970, Bulletin mensuel confidentiel Documentation-Orientation, n° 160, 5 p., AN/F/7/15585 ; Stéphane François, « L’extrême droite “folkiste” et l’antisémitisme », Le Banquet, n° 24, 2007, p. 207.
[31] DRG, « Le devenir européen », s.d., AN/19990426 /5.
[32] Fichier d’Action Occident, APP/GA04.
[33] RGPP, « L’Extrême droite », 10 septembre 1969, p. 72, APP/GADR15 ; Notre Europe, juin 1968 (journal de la FANE).
[34] DCRG, « Le Mouvement Occident », Bulletin mensuel confidentiel Documentation-Orientation, septembre 1968, p. 5-6, AN/F/7/15585
[35] DCRG : « Occident persévère », Bulletin mensuel confidentiel Documentation-Orientation, janvier 1969, p. 2, AN/F/7/15585.
[36] RGPP, note du 21 octobre 1969, 5 p., APP/GA04.
[37] RGPP , « Ordre Nouveau », 3 avril 1971, p. 9 ; DCRG, «Ordre Nouveau », 28 mars 1971, p. 3 (AN/20080389/15).
[38] Nicolas Lebourg, Jonathan Preda et Joseph Beauregard, Aux Racines du FN. L’Histoire du mouvement Ordre Nouveau, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2014.
[39] DCRG, « L’Extrême droite en 1971», Bulletin mensuel confidentiel Documentation-Orientation, juin 1971, p. 10-12, AN F7/15586 ; id, « Ordre Nouveau s’étend en province », Informations hebdomadaires, 8 mai 1971, p. 1-2, AN F7/15573 ; id., « Faits et évènements survenus sur le plan politique », Bulletin Quotidien confidentiel, 21 novembre 1970, p. 2, AN F7/15556 ; id., « Ordre Nouveau tente de s’implanter en province », Bulletin Quotidien confidentiel, 15 octobre 1970, p. 1-2, AN F7/15555 ; Pour un Ordre nouveau, 1971-1973.
[40] DCRG, « Les nouvelles instances dirigeantes d’Ordre Nouveau », Bulletin hebdomadaire, 29 juillet 1972, p. 2, AN F7/15575.
[41] Réalisée par le politiste Jöel Gombin.
[42] ON, « Circulaire n°1 », 18 avril 1972, 6 p. ; listes des délégués au congrès, 6 p. (AN/20080389/15).
[43] Cabinet du ministre de l’Intérieur, tableau récapitulatif des violences commises par ON ou ON étant impliqué, du 2 janvier 1971 au 12 mai 1973, 10 p., AN/19860581/39.
[44] DCRG, fiches « Ordre Nouveau -Dissolution » et blanc du 10 juin 1973, 9 p., AN/20080389/15.
[45] RGPP, « Difficultés de l’extrême droite », 1er octobre 1973, p. 2, AN/20080389/15.
[46] François Duprat, L’Opposition Nationale de 1973 à 1975, Notre Europe, Supplément à la Revue d’Histoire du
fascisme, avril-mai 1976, p. 3.
[47] Rapport relatif à l’organisation Lutte du Peuple. Propositions relatives à la création d’une centrale d’action et d’initiative nationale-européenne, p. 1 (document interne réalisé par la section bordelaise avec l’assentiment de
celles de Paris et d’Amiens).
[48] Direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ), « Note relative au Groupe Action Jeunesse », 1977, p. 14-36, BDIC/F°/Res/8150/1.
[49] François Duprat, Le Manifeste nationaliste-révolutionnaire, Dossiers Nationalistes, Supplément numéro deux aux Cahiers Européens-Notre Europe, 1976 ; id., Année Zéro, 1976, sp.
[50] François Duprat, L’Argent et la politique, sp., archives personnelles.
[51] Le Salut public, janvier-février 1978. Des correspondant actifs existent hors de France par ailleurs.
[52] DCRG, »Après l’arrestation de militants nationalistes-révolutionnaires en stage dans les Alpes de Haute-Provence », 26 juillet 1977, 4 p., AN/20080389/47.
[53] DCPJ, « « Incidents élections législatives de mars 1978 », 22 février 1978, 5 p., AN/19800280/ 138.
[54] Entre 1969 et 1980, les extrêmes gauche et droite italiennes perpètrent 12 690 attentats et violences, faisant 362 morts. Le milieu sympathisant de la subversion est très vaste : 100 000 personnes selon le ministère de l’Intérieur. 4 087 activistes de gauche ont été condamnés pour « subversion de l’ordre constitutionnel » (Isabelle Sommier, « « Les années de plomb » : un « passé qui ne passe pas » », Mouvements, nos 27-28, 2003, p. 196-202 ; Isabelle Sommier, La Violence politique et son deuil, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998, p. 98).
[55] DCRG, « Faisceaux nationalistes européens (FNE) », s.d., AN/19990426 /5 ; Le Quotidien de Paris, 28 novembre 1980.
[56] Libération, 7 juin 1977 ; Rouge, 20 juillet 1977 (journal de la Ligue Communiste Révolutionnaire) ; Le Monde, 31 juillet 1978 ; La Croix, 28 septembre 1980.
[57] DCRG au Directeur de la Réglementation, 21 juillet 1980, 8 p., AN/19990426 /5.
[58] René Monzat, Enquêtes sur la droite extrême, Paris, Le Monde éditions, 1992, p. 102-104 et Patrick Moreau, Les Héritiers du IIIe Reich. L’Extrême droite allemande de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 1994, p. 296-298.
[59] Projets et références, mars-avril 1981 (journal de CEDADE).
[60] Ralph Schor. « Le Parti Populaire Français dans les Alpes-Maritimes (1936-1939) », Cahiers de la Méditerranée, n° 33-34, 1986, p. 99-125.
[61] Terme allemand que l’on peut rapprocher de l’acceptation médiévale du mot « patrie » : le Heimat est le « foyer », le lieu des racines.
[62] « Völkisch » est intraduisible. La racine « Volk » signifie « peuple », mais son sens va au-delà de celui de « populaire », dans une acceptation foncièrement ethnique. En sus de sa dimension mystique, populiste et agrarienne, il signifie « raciste » et à partir de 1900 « antisémite ». Les Völkischen sont les adeptes de l’idéal du Blut und Boden (« Sang et Sol »).
[63] Le terme « nationalisme » fut forgé par l’abbé contre-révolutionnaire et théoricien du complot maçonnique Augustin de Barruel (1741-1820), qui reprochait à la Révolution d’avoir détruit les anciennes provinces et brisé l’amitié universelle (Augustin de Barruel Abrégé des mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Londres, Le Boussonnier, 1799, p. 248).
[64] Jérôme Fourquet et Nicolas Lebourg, La Nouvelle guerre d’Algérie n’aura pas lieu, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2017.
[65] Le programme initialement défini par ON est sans ambages : élimination des partis politiques, interdiction de la grève, limitation des héritages avec versement des biens du défunt à l’État, interdiction de la spéculation, organisation corporatiste de l’économie (ON, Révolution 1970, avril 1970).
[66] Emilio Gentile, Qu’est ce que le fascisme ?, Paris, Gallimard, 2004, p. 136.