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Guerre et Paix, Droite et Gauche [ou vice-versa]

affiche Paix et Liberté 1954Par Nicolas Lebourg

Le récent sommet de l'OTAN, les non-débats enflammés quant à la Guerre à Gaza, les prochaines élections européennes : autant d'éléments de notre actualité donnent cours régulièrement à des débats sans fin (et parfois sans fonds) quant à savoir « qui est le camp de la paix ? », quel est celui de la guerre. En Europe occidentale, entre deux instrumentalisations xénophobes, c'est le concept de la nation qui sert souvent de pivot aux argumentaires. « Le nationalisme c'est la guerre » avait lancé François Mitterrand pour faire saisir l'urgence du dépassement du fait national au profit de la construction européenne. Le propos est aujourd'hui souvent rabaissé à la polémique : le camp d'en face (partisans ou adversaires de l'OTAN, de l'UE telle qu'elle est, etc.) serait en sa nature porteur de bruit et de fureur, par là-même il témoignerait de son  substrat anti-libéral (au sens politique du terme). Qu'en est-il ? Démêler l'écheveau des représentations ne peut se faire que par le recours à l'Histoire.

 La Nation et la gauche

La nation et la démocratie moderne sont deux idées qui sont nées conjointement de la Révolution française. Le nationalisme est donc d’abord une idée de gauche et le mot lui même apparaît pour la première fois sous la plume d’un abbé contre-révolutionnaire en 1798 et se fait en sa signification péjorative : il est reproché à la Révolution d’avoir détruit les anciennes provinces. La personnification de ce nationalisme des socialistes c’est Louis-Auguste Blanqui (1805-1881) qui partagea sa vie entre la prison et les conspirations. Des conspirations républicaines jusqu’à 1848 Blanqui évolue vers les conspirations socialistes, anarchistes. Le blanquisme est une attitude bien plus qu’une doctrine, et cette attitude va influencer aussi bien le fascisme italien que les mouvements extrémistes français, de droite comme de gauche. Le blanquisme dénonce la capitalisme juif. Sa participation à la Commune se fait en qualifiant  le régime de « Prussien du dedans » prêt à abandonner l’Alsace-Lorraine, et on retrouve ensuite les blanquistes ralliés au Général Boulanger.  Le blanquisme exalte l’insurrection, la barricade (Blanqui écrit en 1868 : « Le devoir d’un révolutionnaire, c’est la lutte toujours, la lutte quand même, la lutte jusqu’à extinction »).

Mais la rupture entre gauche et nationalisme se fait avec Marx et Engels pour qui « les prolétaires n’ont pas de patrie » (Manifeste du Parti Communiste, 1848). A la fin du XIXe, se développe, surtout chez les anarchistes et les syndicalistes, une tendance antipatriotique. La tête de pont en est Gustave Hervé (1871-1944) qui préconise de mettre le « drapeau dans le fumier ». L’antipatriotisme est inséparable de l’antimilitarisme et Hervé écrit en 1906 que « Nous n’admettons qu’une seule guerre, la guerre civile, la guerre sociale ». De même il appelle à l’abstention pour que le peuple ne se compromette pas avec la comédie parlementaire. L’agitateur antipatriotique rejoint l’Union sacrée en 1914. Son socialisme se réfère désormais à Blanqui et Proudhon. Durant les années 1920 il est pacifiste, puis il rejoint les rangs fascistes en 1932. Convaincu qu’il faut recréer l’Union sacrée il publie en 1936 un ouvrage au titre fameux C’est Pétain qu’il nous faut. Néanmoins, en 1941 il refuse de suivre plus en avant Vichy et stoppe tout militantisme, considérant que la liberté et l’honneur sont du côté des Alliés.

Ainsi, le vieux nationalisme n’est-il pas facile à abandonner. Le massacre de Fourmies et l’Affaire Dreyfus ont exacerbé l’antimilitarisme à gauche : la CGT organise le 16 décembre 1912 une grève générale contre la guerre et le 25 février 1913 une manifestation contre le projet de service militaire de trois ans.

Le « socialisme à la française » trouve sa solution dans celui qui le fonde, Jean Jaurès (1859-1914), qui lie tout ensemble République, respect de la démocratie, socialisme, patriotisme et pacifisme. Le gros des socialistes en conviennent avec lui à compter de 1914 : la France n’est pas n’importe quelle nation, c’est celle de la Révolution,  et la défendre c’est donc défendre les libertés humaines de tous les peuples et de tous les hommes (quant à l’impérialisme colonial il n’est pas vu comme un bellicisme mais comme une œuvre de diffusion du progrès). Toutefois, la dimension pacifiste du discours vaut à Jaurès d’être considéré comme un traître vendu à l’Allemagne par l’extrême droite. Car à la fin du XIXe c’est bel et bien elle qui récupère la fièvre nationaliste et propage une mystique militariste.

Fondamentaux idéologiques et opportunisme tactique

De manière générale le pacifisme est en très net recul à compter de l’affaire d’Agadir en 1911 qui généralise, autour de la question du Maroc, l’idée de l’inéluctabilité d’une nouvelle guerre entre Français et Allemands. La même année paraît Enquête sur les jeunes gens d’aujourd’hui, ouvrage qui montre que les valeurs ascendantes sont celles de l’ordre, de la discipline, de la nation, la pratique cultuelle, le sport, la volonté d’action. Le livre est signé par Agathon (pseudonyme d’Henri Massis et Alfred de Tarde) et on parle de « génération d’Agathon » pour décrire cette génération qui va faire la guerre et ne participe plus du tout aux valeurs des intransigeants du socialisme.

Il y a dans ses années qui précèdent la Première guerre mondiale une exacerbation des tensions d’une part à l’encontre de l’Allemagne et d’autre part entre Français. Pour l’écrivain et homme politique nationaliste Maurice Barrès (1862-1923) il ne faisait pas de doute en 1917 que la guerre et l’Union sacrée avaient préservée la France de la guerre civile : la guerre à l’extérieur aurait été comme un substitut et un dérivatif ayant permis à la France d’éviter la guerre intérieure.

Certes, le traumatisme de la Grande Guerre conditionne le pacifisme si prégnant dans l’entre-deux-guerres. Le moindre des paradoxes n’est donc pas de voir l’extrême droite pousser des cris d’orfraies au nom de la paix contre ceux qui à gauche parlent de représailles contre l’Allemagne nazie. Bien sûr, les comportements affectés ont une part de tactique : si une grande part de l’extrême droite crie à la nécessité de la paix, argue que la guerre est le fait du régime judéo-maçonnique voulant envoyer les Français à la boucherie, cela ne l’empêche pas d’applaudir les armées franquistes ou fascistes… L’exemple parfait de ce pacifisme d’extrême droite c’est le frénétiquement antisémite Bagatelles pour un massacre que publie, en recopiant des « bonnes pages » de documents de la propagande nazie, Louis-Ferdinand Destouches alias Céline en 1937. Quant à la propagande du gouvernement de Vichy elle n’aura qu’un leitmotiv : « la défaite est le fait de la guerre, la guerre le fait de l’esprit antimunichois de 1939, l’armée n’avait pas été correctement préparée, le premier responsable de tout cela est Léon Blum, juif et socialiste ».

La position des communistes quant aux questions de la guerre et du parlementarisme est très tributaire des affaires internationales. Le Parti Communiste Français naît en 1920 en affirmant résolument que le prolétariat n’a rien à attendre de la démocratie bourgeoise et il se donne pour seul but la Révolution. Il participe toutefois aux élections et il soutient quelques années plus tard le Front populaire (1936). La geste officielle est que le PCF agit par antifascisme, par réaction au 6 février 1934 interprétée comme une tentative de coup d’Etat ratée des fascistes – il s’agit en fait d’une tentative réussie de déstabilisation du gouvernement par les droites autoritaires, mais, sur l’instant, c’est ainsi que les vécurent les gauches. En fait, après le 6 février 1934, les communistes mettent socialistes et fascistes dans le même sac : il s’agit là de l’application française de la stratégie « classe contre classe » décidée par Staline et qui fait que dans tous les pays les communistes conspuent le « social-fascisme » considérant qu’il n’existe que deux camps, le leur et celui de la bourgeoisie. Mais les communistes français étaient en délicatesse avec cette thèse (leur participation aux élections étaient déjà nettement marquées par des tendances parlementaristes) appliquée à contre-cœur, et ils obtiennent le droit d’appliquer un changement de tactique : l’ennemi principal ce n’est plus le socialisme mais le fascisme. Le PCF part à l’assaut des classes moyennes pour ne pas les laisser aux fascistes.

La signature du pacte d’assistance mutuelle franco-soviétique entre Staline et Laval en 1935, est suivie de déclarations de foi patriotiques et de soutien à l’armée de la part du PCF. Celui-ci réclame également en vain mais avec force au gouvernement de Front Populaire un soutien sans faille aux antifascistes espagnols lors de la guerre civile – et le refus du gouvernement participe à la dégradation de la confiance qu’avaient en lui les communistes. C’est donc bien sur les questions de guerre et de paix que le parti se positionne par rapport au parlementarisme et au patriotisme cocardier. C’est aussi ce qui scelle son destin avant le nouveau conflit mondial. Le Pacte germano-soviétique est signé le 23 août 1939 entraînant, dans le parti qui se voulait à la pointe de l’antifascisme, une vague de démissions. Le 17 septembre 1939, suite à l’entrée des troupes soviétiques sur le territoire polonais, le gouvernement use des décrets de 1936, crées de façon « temporaire » pour dissoudre les ligues d’extrême droite, pour dissoudre le PCF et ses satellites – néanmoins ou oublie par trop en cette perspective que c’est dès le 27 juin 1939 que le gouvernement Daladier fait voter la représentation à la proportionnelle dans le but explicite d’empêcher la « discipline républicaine » qui veut qu’à gauche on se reporte au second tour sur le candidat le mieux placé…

En somme, on le voit, dans le jeu de tensions que connaît la société française dans les années 1930, le champ politique se structure autour des risques de guerre internationaux et de guerre civile, tandis que les alliances et affrontements se réalisent autour des refus entre deux extrêmes : antifascisme ou anticommunisme (car c’est alors bien à l’un ou l’autre de ces refus que tout est politiquement ramené).

Changement de régime

En définitive, ce survol historique témoigne que le nationalisme et le bellicisme ne sont pas plus libéraux qu’anti-libéraux par nature. Il s’agit d’une questions d’usages, de temps et d’espace. Or, ce dernier s’est considérablement modifié, ce qui doit pour le moins faire évoluer notre regard quant au temps actuel. D’une soixantaine d’Etats en 1939, le monde passe à 118 en 1963 et 196 en 2000. Les économies nationales n’existent plus, effacées au profit de marchés connectés tandis qu’un nouvel ordre politique émerge par la croissance exponentielle du nombre d’organismes intergouvernementaux et d’organisations non-gouvernementales. La décolonisation mène à l’éclosion d’un concept comme la francophonie – le mot naît en 1959 – autrement dit de l’idée d’un espace fluide commun basé sur une unité de culture produite par une unité de langage. En ce contexte, le monolithisme national apparaît de manière croissante comme un anachronisme, une butte-témoin enkystée dans la révolution mondialiste. La question de la violence politique ne peut plus se résumer au diptyque révolution intérieure – guerre extérieure, tant le terrorisme, par sa fluidité de forme, est adapté à cette nouvelle structuration de l’espace public. Le bellicisme et le pacifisme ne sont donc pas en-soi produits ou facteurs de tel ou tel camp. Ils relèvent du pur politique. C’est-à-dire de l’établissement du rapport de forces.