L’Etat du Front National
Propos d'Alexandre Dézé recueillis par David Doucet, “Il faut relativiser la victoire du FN à Brignoles”, Les Inrocks.com, 14 octobre 2013.
Malgré la victoire du FN à la cantonale partielle de Brignoles, est-ce bien raisonnable de qualifier de « premier parti de France », un mouvement qui ne compte que deux députés ?
Alexandre Dézé : Non, ce n’est pas raisonnable, pour la simple raison que le FN est peut-être le premier parti de France dans les sondages mais certainement pas dans la réalité politique. En attendant les résultats des prochains scrutins de 2014 et 2015, à l’occasion desquels il devrait sans doute regagner des sièges, on peut rappeler qu’il ne compte à ce jour (en plus de ses deux députés) qu’une soixantaine de conseillers municipaux, deux conseillers généraux (avec le siège gagné ce week-end à Brignoles), cent-dix conseillers régionaux (soit à peine 6% de la totalité des sièges), trois députés européens, aucun sénateur, aucun président de conseil général et aucun président de conseil régional.
Son implantation sur l’ensemble du territoire reste par ailleurs problématique, comme l’illustrent les difficultés qu’il rencontre actuellement dans la constitution de ses listes pour les municipales. En gros, tout se passe bien dans ses bastions (et le Var où se situe Brignoles en constitue un), mais c’est plus compliqué ailleurs.
Comment analysez-vous le sondage IFOP publié par le Nouvel Obs dans lequel le FN arrive en tête des intentions de vote pour les élections européennes de 2014 ?
Il me semble que ce sondage soulève plus que jamais la question de la responsabilité des instituts et d’une partie des médias dans la construction d’une réalité complètement fantasmatique du FN. Il est indubitable que le FN évolue, qu’un changement s’est opéré avec l’arrivée de Marine Le Pen à sa présidence. Mais la réalité politique du FN ne saurait être confondue avec sa réalité sondagière, pour la simple raison que cette réalité… n’a pas de réalité. L’exemple du sondage de l’IFOP en offre une belle illustration. Tout d’abord, mesurer les intentions de vote à neuf mois d’un scrutin n’a aucun sens puisque les enjeux de ce scrutin tout comme les acteurs politiques qui seront en lice restent indéterminés. Il faut noter à ce titre que l’institut a testé dans son sondage des têtes de listes choisies de manière complètement arbitraire (Olivier Besancenot pour le NPA, Cécile Duflot pour EELV, Harlem Désir pour le PS, Jean-François Copé pour l’UMP…) puisque rien n’a encore été décidé par les appareils partisans…
On peut en outre penser que les réponses des personnes interrogées ont en l’occurrence moins porté sur les listes partisanes en question que sur les noms des têtes de liste. Ensuite, on sait que le système d’administration du questionnaire qui a été utilisé (un système d’auto-administration en ligne) tend à produire un phénomène de sur-déclaration des intentions de vote pour les candidats ou les formations extrémistes. Mais de ce point de vue, et comme d’habitude, on ne dispose pas des données brutes (avant redressement) recueillies par les instituts qui les considèrent de droit comme relevant du secret de fabrication.
Bien d’autres problèmes sont encore repérables : le plus important a été relevé par Joël Gombin dans une note critique dont je conseille fortement la lecture. En se basant sur les inscrits, ce sondage part de l’hypothèse que tous les électeurs potentiels voteront. Or, les élections européennes sont les moins mobilisatrices, sachant, en outre, qu’à neuf mois du scrutin, le niveau d’indécision concernant le choix mentionné de la liste doit en théorie concerner environ une personne interrogée sur deux.
La valeur des résultats de ce sondage apparait donc éminemment discutable. Les 24% d’intentions de vote pour la liste frontiste annoncés en une du Nouvel Observateur à grand renfort de titre anxiogène (« Le sondage qui fait peur ») relèvent donc purement et simplement de l’artefact : autrement dit, il s’agit d’un résultat produit artificiellement. Personne ne peut l’ignorer parmi les journalistes ou les hommes politiques, qui ont tous suivi des cours de science politique. Mais tout le monde feint de l’ignorer. Les résultats ne sont jamais discutés. Ils se transforment en vérité établie. Et s’installe ainsi l’idée que le FN serait devenu le premier parti de France…
Comment expliquez-vous que Brignoles soit devenu en quelques jours le centre de l’attention médiatique ? Cela vous paraît-il justifié ?
Il est évidemment anormal qu’une élection cantonale partielle suscite autant d’attention (même la population locale a semblé être gênée). Ordinairement, ce type de scrutin engendre rarement plus qu’un entrefilet dans la presse (à moins qu’il ne concerne une personnalité politique en particulier). Mais depuis l’élection de Marine Le Pen à la présidence du parti, le FN est redevenu l’objet de toutes les attentions médiatiques. Ce week-end, les trois principaux quotidiens – Le Monde, Libération et Le Figaro – ont consacré plusieurs pages à cette élection et au FN, proposant souvent des reportages passionnants. Les journaux télévisés du soir mais aussi les chaînes d’information en continu ont également dédié une bonne partie de leur temps d’antenne à cette élection.
Il faut prendre conscience que le FN est en France l’un des objets politiques les plus rentables d’un point de vue médiatique. Le FN fait vendre, en quelque sorte, mais cela était déjà vrai du temps où Jean-Marie Le Pen présidait le parti.
Cette élection est-elle riche d’enseignements nouveaux ?
Elle montre clairement que le FN est capable de s’imposer au deuxième tour d’une élection au scrutin majoritaire. Elle illustre également une dynamique électorale réelle. Mais cette dynamique reste encore difficile à estimer. Par ailleurs, ce succès a lieu dans une des zones géographiques où le FN a pour habitude de faire de bons scores. Quoi qu’il en soit, la dynamique actuelle me semble tenir davantage d’une recomposition du FN en tant qu’organisation partisane (on assisterait ainsi à la fermeture de la longue parenthèse ouverte par la scission de 1998) plutôt qu’un résultat d’une stratégie de dédiabolisation qui n’a pas vraiment commencé. En fait, le FN est simplement de nouveau en état de marche : il a renfloué ses caisses, il est présent sur le terrain, il mobilise ses militants et ses électeurs, il forme ses cadres, il tente de séduire de nouveaux secteurs de la société civile.
Mais quant au reste, il continue de camper sur ses fondamentaux programmatiques, sa stratégie de conquête du pouvoir s’inscrit dans la droite ligne de la stratégie de Bruno Mégret, et Marine Le Pen n’est finalement pas si différente que cela de son père : comme lui par le passé, elle ne bénéficie plus de son immunité parlementaire, et comme lui, elle utilise un discours outrancier : « La France est la maîtresse des Etats-Unis et la catin d’émirs bedonnants », a-t-elle pu déclarer lors de l’Université d’été du parti.
Beaucoup d’analystes s’attardent sur le report des électeurs de gauche vers le candidat FN de Brignoles mais ce basculement n’a t-il pas débuté dans les années 90 avec ce que l’on a appelé le gaucho-lepénisme ?
Cette idée de basculement participe du mythe selon lequel le FN serait en mesure, par son discours social notamment, d’absorber une partie toujours plus importante de l’électorat de gauche. Mais dans la réalité, c’est plus compliqué. Tout d’abord, c’est bien à partir du début des années 1990 que le FN a mis l’accent sur le social dans son programme, notamment pour mieux coller à l’évolution de la sociologie de son électorat qui tendait alors à se « prolétariser ». A cette époque, l’un des principaux slogans du FN était : « le Front national, c’est le social ». En 1995, 30% des ouvriers vont voter pour Jean-Marie Le Pen. Mais plutôt que de parler de « gaucho-lepénisme », une expression que l’on doit à Pascal Perrineau, il est sans doute préférable de parler d’« ouvriéro-lepénisme » (selon Nonna Mayer), car ce sont toujours moins des électeurs de gauche que des ouvriers (anciennement abstentionnistes ou de droite) qui votent pour le FN.
Cela dit, il n’est pas impossible de penser qu’une nouvelle dynamique de transfert va se mettre en place. Mais dans l’attente des résultats électoraux à venir qui permettront de constater ou non une telle évolution, il convient de rester prudent sur ce point.
Voir aussi « les évolutions » et « les origines » du Front National.