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L’Erotisme selon Valéry Giscard d’Estaing

Source inconnue.

Par Marc Gauchée

En 1994, Valéry Giscard d’Estaing publie un roman, Le passage (Robert Laffont), qui raconte la rencontre entre Charles, jeune « notaire de la campagne beauceronne » à Saint-Thuret près de Vendôme, et d’une mystérieuse auto-stoppeuse, Natalie, alors qu’il se rend à une partie de chasse en Sologne. Il la recueille dans sa voiture, puis chez lui et enfin dans son lit avant qu’elle le quitte sans explication, rendant le notaire à ses plaisirs cynégétiques.

Le moment de la rencontre est présenté comme décisif dans la vie bien réglée du notaire : « on réalise que tout a changé d’un seul coup, qu’on est entré dans un autre monde, dans une autre vie. Tout ce qui arrivera par la suite est déjà contenu dans cet instant-là ». L’auteur s’en était expliqué : « Ma conviction est que toute relation résulte du premier moment. C’est ce que j’ai voulu exprimer dans mon livre »[1]. Quant à Charles, il l’avoue lui-même à Natalie : « Vous portiez votre blouson blanc et un pantalon de sport. Dès que je vous ai vue, j’ai eu un coup au cœur ».

Ce blouson blanc, comme le reste de la garde-robe successivement portée par l’auto-stoppeuse, sont parmi les rares détails de la jeune femme livrés aux lecteurs.  Du coup, ils sont même livrés à plusieurs reprises. La première fois que Charles voit Natalie au bord de la route et qu’il passe sans s’arrêter avant de le regretter : « elle porte des vêtements de sport, un pantalon et un blouson blancs, et des chaussures de tennis ». Lorsqu’il repasse au même endroit et la fait monter dans sa voiture : « elle porte un blouson de coton blanc, le même que l’autre jour, mais cette fois une jupe grise ». Ce sens du détail vestimentaire rappelle le style de l’oncle Rodney (Arnold Ridley) dans L’héritage Ozerov (The Ozerov Inheritance de Roy Ward Baker, 1973), épisode 22 d’Amicalement votre (The Persuaders ! série créée par Robert S. Baker). Son neveu, Brett Sinclair (Roger Moore), explique que « mon oncle Rodney était connu pour être un des hommes les plus ennuyeux du monde » et Dany Wilde (Tony Curtis), de lire un extrait de sa prose : « je portais ce jour-là un costume bleu en serge avec des revers sur les poches, le tout était bordé d’un liseret bleu pâle. Mes sous-vêtements… », il cesse alors sa lecture avant de compter « sept pages décrivant ce qu’il portait ce jour-là ». Certes, Valéry Giscard d’Estaing ne consacre pas plus de quelques lignes pour décrire les tenues de Natalie, mais le passage du pantalon à la « jupe grise » permet, en revanche, de longs développements sur les jambes.

Lorsqu’elle porte un pantalon, Charles se focalise sur sa démarche. Il remarque ainsi « une manière étonnamment souple, étonnamment flexible, de se tenir droite, au bord de la route, en marchant lentement en arrière, sur les talons » ou « je suis submergé par la sensation que je garde de sa présence, par l’extraordinaire pression que continue à faire sur les sens sa démarche, où j’ai senti sa force, sa souplesse, la vivacité de ses gestes » et encore « je ne cesse de penser à la démarche souple de cette jeune fille ». Charles est comme Bertrand Morane (Charles Denner) dans L’homme qui aimait les femmes (de François Truffaut, 1977) convaincu que « les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie ». Le réalisateur français filme d’ailleurs jusqu’à sa dernière œuvre, Vivement dimanche ! (1983), les jambes des femmes quand Barbara (Fanny Ardant), secrétaire et amoureuse de l’agent immobilier Julien Vercel (Jean-Louis Trintignant), passe et repasse devant le soupirail du bureau où son patron se régale du spectacle de la rue.

Mais lorsque Natalie porte sa « jupe grise », ce n’est plus le mouvement qui mobilise les sens du héros de Valéry Giscard d’Estaing, mais la chair entr’aperçue puisque « sa jupe de coton est courte et découvre largement ses genoux et ses jambes ». Il remarque ainsi que, dans la voiture, « elle tenait ses jambes serrées et sa jupe laissait à découvert, sur ses genoux, une plage de peau encore dorée par le soleil ». Installée dans le salon de la demeure de Charles, ce dernier note que, « quand elle s’est assise, j’ai vu ses jambes se croiser sous sa jupe grise ». Charles finit par se confier aux lecteurs : « les jambes de Natalie sont très importantes pour moi. J’avais remarqué sa démarche dès le premier jour : c’est même la toute première sensation que j’ai éprouvée. Puis j’ai vu ses genoux dans la voiture et ses jambes (…). Elles sont d’un dessin parfait, minces et fermes. Natalie ne cherche pas à les montrer, mais elle ne fait non plus aucun effort pour les dissimuler. J’aime les regarder lorsqu’elle s’assied sur le canapé. Comme le coussin du canapé est très bas, je les aperçois chaque fois depuis le genou jusqu’à la mi-cuisse ».

Valéry Giscard d’Estaing avait déjà manifesté son intérêt pour le spectacle des jambes féminines. Dans sa trilogie de souvenirs, Le Pouvoir et la Vie (éditions Compagnie Douze, 1988-2006), il décrivait ainsi Alice Saunier-Séïté, secrétaire d’État aux Universités puis ministre déléguée à la Famille et à la Condition féminine : « je la regarde parler devant moi, tournée de trois-quarts. Son corps est musclé avec des mouvements d’une aisance féline et des jambes qui me paraissent bronzées. Une pensée bizarre me traverse l’esprit : quand elle faisait l’amour, elle devait y mettre la même véhémence ». On notera qu’Alice et Natalie ont en commun l’« aisance » du mouvement et le bronzage.

L’auteur s’est senti obligé de se justifier lors de la sortie du Passage : « j’avais parlé de la finesse des jambes d’Alice Saunier-Séïté dans un autre ouvrage. Cela se passait pendant un voyage officiel en Corse ; elle était assise devant moi sur une estrade, et tout en écoutant un discours je les observais. Mais, détrompez-vous, ce n’est pas ce que je regarde en premier chez une femme ; ce sont ses yeux. Parce que toute la vie est dans le regard »[2]. Ouf, nous sommes rassurés, l’ancien président de la République commence par le haut ! Là aussi, plusieurs descriptions viennent confirmer ses dires : Natalie possède « des yeux d’un bleu intense dans un visage clair, clair sans être pâle, et qui me semble doré », il relève « la belle architecture de son visage, régulière, avec des proportions parfaites, des yeux un peu grands, des pommettes légèrement accentuées sans être relevées, et le dessin mobile de sa bouche, que je n’arrive pas encore à saisir ». Et quand il la scrute s’installer dans une voiture, « brusquement, la vue de sa beauté, de ses cheveux compacts et blonds, de son visage équilibré et légèrement mobile, intelligent et attentif, de son bras posé sur la portière, dont j’aperçois sur la peau lisse le frémissement de petits poils dorés – car elle a relevé la manche de son blouson -, me tenaille affreusement le cœur ».

Bref, pour résumer, outre ses vêtements complaisamment énumérés, Natalie est une fille en or, à la peau, le visage et les poils dorés, elle est belle, a une démarche souple et ne cache ni ses jambes, ni ses cuisses. C’est tout ? Oui, c’est tout, ou à peu près. Ce n’est donc pas un individu, c’est une apparition, ce n’est pas une femme, c’est un fantasme et ce n’est pas une personnalité, c’est un personnage de film pornographique. Car Natalie pourrait être comme Birgitt (Melody Bird) et Mette (Lucie Doll), les voyageuses peu farouches qui ne vont nulle part précisément dans Auto-stoppeuses en chaleur (de Burd Tranbaree alias Claude Bernard-Aubert, 1979). Comme dans Le passage, le protagoniste principal, François (Guy Royer) se laisse porter par ces femmes entreprenantes. Et comme dans La grande mouille (du même auteur, 1979, édité en vidéo sous le titre Parties de chasse en Sologne), la chasse n’est qu’un prétexte à filer des métaphores plus charnelles : dans le film de Burd Tranbaree, la maîtresse de maison (Key O’Nell alias Catherine Noël) n’invite-t-elle pas ses amis à ne pas trop veiller, car, le lendemain, il faudra se lever à l’aube « et je veux que tous les fusils soient briqués pour ne pas manquer la cible » ?

Paru en 1994, Le passage semble ainsi être un roman des années 1970. De ce temps où, tout juste élu président de la République, Valéry Giscard d’Estaing annonce la suppression de la censure provoquant une déferlante de films pornographiques sur les écrans[3]. Il est également daté de ces années 1970 avec une Natalie réduite à un fantasme conservant tout son mystère, mais bousculant la vie d’un homme. Le patriarcat ne sait comment traduire autrement, sans complètement perdre la face, le mouvement féministe qui traverse la société, il résiste, fait semblant de céder et n’accorde aux femmes qu’une liberté, c’est celle de leur sexualité, toujours à son avantage. C’est ainsi que si Natalie dit à Charles « Je ne vous aime pas », elle se reprend vite « Ce n’est pas que je ne vous aime pas. Mais j’aime quelqu’un d’autre ». Plus tard elle le remercie : « J’ai été heureuse auprès de vous » et reconnait même ses torts « C’est vrai que j’ai été insupportable » avant de s’abandonner complètement « Tu peux faire de moi ce que tu veux ». Ce dernier aveu, passant du vouvoiment au tutoiement, provoque le diagnostic rassurant du héros décelant chez la jeune femme « à certains moments, un mystérieux besoin de soumission ». Pour Charles comme pour Cookie Dingler, « être une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile »[4].

Quant à l’auteur, il affirme être convaincu du contraire puisqu’il laisse son héros seul et abandonné,« après le passage de cette femme qui bouscule tout, qui le domine – je pense que les femmes dominent les hommes – rien ne sera plus pour lui comme avant »[5]. La preuve de la « domination » des femmes sera donnée dès l’année suivant la parution du Passage, puisqu’elles sont 12 ministres et secrétaires d’État sur 42 membres dans le gouvernement d’Alain Juppé le 17 mai 1995… et plus que 4 sur 32 membres après le remaniement du 7 novembre 1995.


Notes

[1] « Giscard d’Estaing, son premier roman », entretien avec Martine de Rabaudy, lexpress.fr, 17 novembre 1994.

[2] Ibid.

[3] Avant de se raviser l’année suivante, avec le décret du 31 octobre 1975 qui écarte les œuvres pornographiques des soutiens publics puis la loi de finances pour 1976 du 30 décembre 1975 instaurant le classement X.

[4] Femme libérée, Joëlle Kopf et Christian Dingler, EMI, 1984.

[5] « Giscard d’Estaing, son premier roman », art. cit.

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