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L’État face aux violences politiques : gouverner l’ennemi

Première parution : Nicolas Lebourg et Romain Sèze, « Conclusion – L’État face aux violences politiques : gouverner l’ennemi», Isabelle Sommier, Xavier Crettiez et François Audigier dir., Violences politiques en France de 1986 à nos jours, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, pp. 179-188, pp. 361-376.

Quel est le point commun à toutes les violences dont il fut question dans cet ouvrage ? Elles sont « militantes » en ce sens qu’elles renvoient à un cadre politique collectif, et en rupture avec les normes sociales des démocraties de marché. Or, leur appréhension par la puissance publique (maintien de l’ordre, lutte contre la radicalisation, pénalisation, etc.) semble traversée par une ambiguïté : la spécificité du traitement policier et pénal dont elles font l’objet s’explique par la mise en avant de leur dimension radicale, réelle ou supposée, mais aussi par leur dépolitisation relative, en faveur d’une tendance à la criminalisation (indépendantistes) ou à la pathologisation (djihadistes). Les réponses étatiques ont dès lors connu diverses intensités en se déployant dans une triple dimension : qualification de l’ennemi, répression puis prévention des radicalités. Ce triptyque gagnerait à investir un champ qui ne l’est encore que timidement : la compréhension et l’évaluation des politiques publiques de sécurité.

Qualifier l’ennemi

L’État a d’abord appréhendé la radicalité en termes de menace à l’ordre public, voire constitutionnel : ce que traduit l’apparition de l’Office fédéral de protection de la constitution depuis 1950 en Allemagne, les poursuites massives au motif de « faits liés à des tentatives de subversion de l’ordre constitutionnel1 » dans l’Italie des « Années de plomb », ou l’institution d’une Cour de Sûreté de l’État de 1963 à 1981 en France2. En Allemagne, le développement de la législation antiterroriste a abouti à théoriser un « droit pénal de l’ennemi », par constatation de la floraison de définitions de délits basés sur l’intentionnalité : est érigé le principe selon lequel « la protection des droits fondamentaux serait indexée à l’appartenance loyale à la société politique3 ». En France également, bon nombre de militantismes ont été objectivés par la puissance publique sous les traits d’« ennemis intérieurs », i.e. de menaces, endogènes, pour l’ordre social : les « gauchistes » après mai 1968 ; les organisations censées manipuler les étudiants lors des manifestations contre le projet de loi de réforme des universités en 1986 (selon un schéma narratif assez constant quant aux mouvements sociaux de la jeunesse)4 ; les « violences urbaines » des années 1990-2000 ; les manifestations contre le Contrat première embauche (CPE) en 2006 ; l’« ultra-gauche » à partir de la deuxième moitié des années 2000 ; le djihadisme dans les années 2010 ; « l’ultra droite » enfin, intégrée à la doctrine de renseignement édictée en 2019 qui désignait comme objet prioritaire l’agitation dite « sociétale » symbolisée par les « gilets jaunes »5. L’accentuation médiatique parfois faite de la présence des « radicaux des deux bords » constitue d’ailleurs un exemple parlant de l’accusation de déloyauté (à la Nation) à l’encontre d’un mouvement social usant de violences.

Alors que les militantismes radicaux cherchent à troubler l’ordre social pour peser sur la décision politique, ramener une crise protestataire à un problème social dû à un « ennemi intérieur » mène à faire l’économie d’une réflexion sur les causes de ces violences (incluant la violence d’État) et leur caractère politique. Autrement dit, alors que toutes ces « violences radicales militantes » partagent un même caractère politique, il semble que leurs cadrages comme « ennemis intérieurs » tendent à les dépolitiser. Cela est cohérent avec l’évolution de la législation sur les violences politiques depuis les années 1980, telle qu’analysée par la politiste Vanessa Codaccioni. La suppression de la Cour de Sûreté de l’État fait partie des premières mesures adoptées par la nouvelle majorité de 1981. Durant l’incarcération, les principes du droit commun sont généralisés aux délinquants politiques. Cette logique trouve son aboutissement avec le nouveau code pénal de 1994 qui abandonne la notion d’atteinte à la sûreté de l’État. Les crimes et délits aux motifs politiques sont versés dans les catégories du droit commun. En 1986, le terme « terrorisme » avait certes été introduit dans la législation française, mais sous la forme d’un motif aggravant des infractions préexistantes, et dès lors susceptibles d’être traduites devant une nouvelle institution antiterroriste (la cour d’assises spécialement composée). La condamnation des membres mineurs du groupe Clandestini Corsi (auteurs d’attentats racistes) a même mené en 2006 à étendre la compétence de la cour d’assises spécialement composée aux mineurs de plus de 16 ans. Si le code pénal de 1994 fait des infractions terroristes des actes autonomes, la dynamique libérale de 1981 visant à ramener les actes illicites au seul droit commun débouche sur une nouvelle juridiction d’exception qui donc à la fois dépolitise et définit les acteurs militants violents en ennemis de la Nation6.

Cette dépolitisation apparaît assez clairement au sujet de certains groupes d’ultra-gauche et du djihadisme. En ce qui concerne les premiers, le législateur a édicté une infraction « qui permet une anticipation considérable de la répression : l’article 222-14-2, qui prend modèle sur l’association de malfaiteurs terroriste, […] incrimine la participation à un regroupement d’individus susceptible de dégénérer – c’est-à-dire un acte préparatoire à l’accomplissement d’une infraction7 ». Appliquée aux manifestants, cette incrimination les prive « du bénéfice de la protection et du “prestige” attachés aux infractions politiques », et les fait basculer du côté des délinquants de droit commun – « la dépersonnalisation impliquant que seul un “citoyen” puisse commettre une infraction politique8 ». La dépolitisation peut engendrer des contre-effets très concrets : après 1981, la co-détention des prisonniers du FLNC et des détenus corses de droit commun a facilité l’émergence de réseaux et des transferts de compétences qui ont contribué à la « mafiaïsation » du milieu indépendantiste.

Par-delà, ces enjeux impliquent parfois une stratégie répressive éventuellement improductive. Le rapport de la Sous-direction anti-terroriste (SDAT) du 15 novembre 2008, par l’interprétation qu’il propose des intentions présumées des protagonistes du groupe de Tarnac, en fait un collectif terroriste : ce qui à la fois évacue la dimension politique de leur engagement, et introduit un biais qui justifie la dimension d’exception de la loi mise en œuvre. Cette démarche est cohérente avec les conclusions du groupe de travail sur le terrorisme du Conseil de l’Union européenne. Elle présentait, en 2002, la contestation violente altermondialiste sous les traits d’un « radicalisme violent de la jeunesse urbaine qui est de plus en plus utilisé par les organisations terroristes comme un moyen de parvenir à leurs fins criminelles ». Le groupe de Tarnac sera aussi qualifié comme tel par le parquet (« une cellule invisible […] qui avait pour objet la lutte armée » selon les déclarations du procureur de la République), alors que les moyens du groupe et ses ambitions présumées n’étaient guère susceptibles de produire le résultat redouté, ce qui relève donc « d’une sorte d’incrimination du terrorisme “putatif” » qui dérogerait ainsi au droit pénal libéral9.

La base de données Vioramil souligne l’aporie à l’œuvre. La répression en 2008 du groupe de Tarnac ne change pas le niveau d’action de la radicalité de gauche, alors que la loi Travail de 2016 en constitue un tournant : si appréhender le groupe de Tarnac comme une organisation terroriste relève de la spéculation, la corrélation entre mouvement social et radicalisation de gauche semble bien opérante au vu de la croissance considérable des actions des autonomes depuis, surtout depuis 2016 (voir chapitre 14). D’ailleurs, le démantèlement d’Action directe (AD) en 1987 ne transforme pas non plus la radicalité de gauche (responsable de 12 attentats cette année-ci comme lors de la suivante)10, car AD n’était pas liée en profondeur avec la scène militante : le groupe clandestin n’était pas une « avant-garde » du mouvement social. Dans le cas contraire, sa répression aurait engendré une dynamique d’escalade. Pourtant, les membres d’AD font l’objet d’une incarcération en isolement total durant les dix-huit premiers mois : il s’agit tant de protéger la société que de les retirer du monde (l’isolement total fut d’ailleurs institué par la loi de 1875 avec l’obligation au silence des détenus et le port d’une cagoule hors de leurs cellules).

Tandis que le droit de l’ennemi criminalise certains collectifs de gauche, les politiques publiques qui appréhendent le djihadisme sous l’angle de la « radicalisation » puisent dans la grammaire d’ordinaire appliquée aux incivilités et à la petite délinquance11. La radicalisation liée à l’islam est apparentée à un phénomène délinquant dès son émergence comme problème public12, avant d’être objectivée comme telle par une action publique qui repose largement sur le tissu institutionnel dédié à la prévention de la délinquance : Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, Conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance, Protection judiciaire de la jeunesse, etc. L’imposition, par le haut, de ce tropisme tend ainsi à évacuer la dimension politique des engagements djihadistes en les ramenant à une pathologie sociale, tout comme purent le faire les Renseignements généraux des années 1990 en amalgamant les violences d’extrême droite et d’extrême gauche dans la catégorie des « violences urbaines ». Cette dépolitisation par le haut entre parfois en résonnance avec les stratégies des militants eux-mêmes. Les procès d’extrémistes de droite voient de manière routinière les accusés mettre en avant leur transformation physique et morale : ils se présentent comme ayant connu une dérive sociale les ayant malencontreusement menés aux faits pour lesquels ils sont incriminés. Loin d’utiliser leur procès comme un tambour médiatique de leur vision du monde, ils dépolitisent leurs carrières militantes dans une recherche d’indulgence de l’autorité judiciaire. Le conflit entre l’État et les marges contestataires connaît donc un régime pour le moins ambigu, où les protagonistes entrecroisent criminalisation et dépolitisation de l’adversaire. Cela est d’une acuité particulière en ce qui concerne les djihadistes. Ils sont dépolitisés soit en tant que criminels, soit en tant que sociopathes, soit en tant qu’altérité culturelle absolue : criminalisation, pathologisation et altérisation nient le caractère mobilisateur de l’utopie djihadiste.

Enfin, les données du corpus témoignent de deux mystifications complémentaires. La première est l’idée qu’il existerait un phénomène global de radicalisation : les radicalités convergeraient peu ou prou, formant un ennemi unique de la République. Or, à trois reprises durant notre phase d’observation, l’état d’urgence a été instauré : dans des territoires ultra-marins jusqu’en 1987 (Nouvelle-Calédonie ; Wallis et Futuna ; Îles du Vent en Polynésie française) ; en réaction aux émeutes de 2005 ; après les attentats djihadistes de 2015. Aucune d’entre elles ne provoque une effervescence de l’ensemble des radicalités, qui ne se montrent nullement solidaires entre elles pour attaquer l’appareil répressif. À rebours, le discours qui affirme que l’État profite de l’état d’urgence pour réprimer toute contestation est par trop globalisant : aucun de ces épisodes n’a présenté une répression venant frapper les nationalistes corses par exemple. Dans les deux cas, le raisonnement s’avère être une synecdoque.

Réprimer les militantismes violents

Dépolitiser des groupes militants violents et les présenter sous le jour d’ennemis de la Nation relève d’une rhétorique qui, dans la pratique, tend à exclure la négociation, la réhabilitation des militants ou leur intégration au jeu politique, et à encourager de ce fait une approche répressive des groupes mobilisés.

Depuis les années 1980, la lutte antiterroriste constitue l’un des axes privilégiés de la répression des violences militantes. Suite aux pics de violences islamistes , i.e. à la vague d’attentats islamistes des années 1985-1986 (Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient), puis de nouveau de celles de 1995-1996 (Groupe islamique armé) et à partir de 2012 (al-Qaïda et l’État islamique), les moyens de la lutte antiterroriste ont été continuellement renforcés, tant au niveau du renseignement (réforme de la DGSI en 2014, créations de la Sous-direction de l’anticipation opérationnelle en 2014 et du Bureau central du renseignement pénitentiaire en 2017), que des mesures administratives et judiciaires.

La lutte antiterroriste ne constitue pas le seul mode de répression des violences militantes. Les dispositions de la loi du 10 janvier 1936 permettant la dissolution en conseil des ministres des groupements politiques n’ont pas changé depuis la législation antiterroriste de 1986. Elles ont été versées en 2012 à l’article L.212-1 du Code de Sécurité intérieure et sont largement utilisées. Ont été dissoutes des associations sportives sur la base de la loi de 2006 aboutissant à l’article L. 332-18 du code du sport, et, à titre préventif, des associations liées à l’islam radical dans le cadre de l’état d’urgence décrété en novembre 2015. De 1986 à 2017, 24 groupes ont ainsi été prohibés (hors associations sportives). Si cette procédure est d’une efficacité souvent surestimée (beaucoup de ces groupes réapparaissent sous de faux nez), le corpus montre quelques effets positifs en matière d’ordre public, mais dans des conditions limitées.

En visant des organisations identifiées au sein de leur milieu, les dissolutions de groupuscules d’extrême droite de 2002 et 2013 paraissent avoir affaibli l’activisme (14 épisodes en 2002, et 5 en 2003 ; 47 épisodes en 2013 et 28 en 2014), d’autant que ces groupes comportaient des contingents de skinheads qui représentent une part conséquente de la violence de droite. Nonobstant, divers éléments militants ont, à chaque fois, pris consécutivement la voie de l’action clandestine violente, et ont été appréhendés alors qu’ils envisageaient un passage à l’acte terroriste13. Le cas de l’activisme nationaliste en Corse est similaire : alors que le FLNC est dissout le 5 janvier 1983, on comptera dans la seconde moitié des années 1980 plus d’une vingtaine de sigles plus ou moins actifs dans l’île.

À défaut d’une extension continue du domaine de la répression judiciaire, ce sont les dispositions du maintien de l’ordre qui peuvent servir de variable d’ajustement. S’il s’était pacifié dans les années 1980 et 199014, il redevient plus répressif dans le traitement des manifestations altermondialistes et face à l’apparition des Black blocs. Le maintien de l’ordre mène à des dynamiques d’escalade (stratégies des nasses, des no demonstrations, etc.), d’autant plus qu’il se remilitarise, renouant avec ses origines pourtant mises à distance par près d’un siècle de réflexion républicaine sur la gestion des foules15. En outre, la violence des djihadistes et Black blocs est dépourvue de finalité transactionnelle : considérant l’État comme illégitime, ils ne recourent pas à la violence comme un moyen devant aboutir à une reconnaissance de leurs droits, à la différence des militants professionnels et syndicalistes. Avec les radicaux de droite, l’usage de la violence est un moyen, mais dans l’idée qu’il s’agit d’accomplir la mission biopolitique que l’État n’accomplirait pas : elle vise le groupe-cible en échangeant départ des immigrés ou invisibilisation culturelle (voir l’énergie déployée contre les tombes et lieux de culte) contre la cessation de la violence. Il y a donc chez divers acteurs étatiques et sociaux une disposition au refus de la limitation de leur action.

Cette dynamique répressive peut être renforcée par une série de facteurs : par exemple, lorsque le pouvoir éprouve une crise de légitimité et que l’opinion est en attente d’une réponse forte16 ou « virile17 » de l’État, lorsque les groupes protestataires sont stigmatisés, ou lorsque leurs répertoires d’action excluent la transaction (djihadisme, Black blocs, violences urbaines18, etc.). À cet égard, s’il fallut dix ans au pays pour retrouver un fort niveau de violences de gauche, c’est aussi qu’en 2016, la radicalisation s’est articulée à la mise à l’encan des corps intermédiaires et relais institutionnels permettant une démocratie de négociations. La violence militante a largement résulté d’une gestion technocratique du corps social, par le maniement de la force juridique (usage de l’article 49-3 de la constitution) et physique (affirmation par l’État de son monopole de la violence légitime comme réponse politique).

Prévenir les violences politiques

Pour autant, la répression ne vise pas qu’à sanctionner. Elle permet par exemple d’organiser des mesures d’interdiction ou de retrait d’armes à des individus identifiés comme dangereux avec les moyens prévus par la législation, ou encore d’interpeler des personnes en passe de perpétrer un attentat. La répression entend ainsi prévenir, par la dissuasion ou l’entrave, la commission de violences (ce dont l’incrimination d’« association de malfaiteurs » est emblématique). Si le renforcement des moyens répressifs s’inscrit dans une démarche prophylactique, il traduit aussi les difficultés françaises à se prémunir des violences politiques autrement que par la répression, bien qu’un certain nombre d’initiatives laissent entrevoir un nouvel horizon de possibilités.

La prévention des violences politiques, qu’elle soit primaire (en amont de tout engagement), secondaire (identification des situations à risque et désengagement) ou tertiaire (prévention de la récidive), semble en effet assez étrangère à la culture sécuritaire française. Si la mise en œuvre d’une politique de prévention de la délinquance dans les années 1980 pouvait sembler augurer un infléchissement des politiques de sécurité, il n’en fut rien19. La suppression de la police de proximité en constitue une illustration20, à l’instar du maintien en retrait de la France vis-à-vis des stratégies de désescalade en passe de s’imposer comme un modèle européen de gestion des foules. L’Allemagne fait par exemple face à des manifestations violentes (gauche, droite, etc.) sans pourtant que l’on y observe fréquemment de violences policières excessives.

C’est la conséquence du développement des stratégies de désescalade dans de nombreux pays européens (Angleterre, Danemark, Hollande, Suède, Suisse, etc.) depuis les années 2010, qui s’appuient sur quatre principes inspirés de la nouvelle psychologie des foules, dite « KFCD » : Knowledge (connaître les identités sociales des groupes), Facilitation (laisser s’exprimer pacifiquement les expressions), Communication (pour la transparence de l’action policière en s’appuyant sur des personnes ressources), Differenciation (traiter les personnes à risque isolément). Bien que la police française ait connaissance des avantages qu’elle pourrait tirer de ces processus, elle s’y refuse. Plus particulièrement, c’est la dimension « communication » qu’elle exclut de sa doctrine de maintien de l’ordre. Les méthodes employées privilégient au contraire la confrontation, la multiplication des interpellations et leur judiciarisation21. Néanmoins, la proposition en juin 2020 d’une commission parlementaire d’évaluation des politiques de maintien de l’ordre peut laisser augurer un infléchissement de la doctrine22.

Dans un secteur éloigné de la gestion des foules, la désescalade réussie de la violence séparatiste corse offre toutefois des perspectives – nonobstant les rôles qu’y ont joué l’épuisement provoqué par les assassinats internes et les progrès techniques de la police scientifique, rendant beaucoup plus délicates les opérations de type « nuit bleue ». Après la dissolution du Front patriotique corse de libération et de Gjustizia Paolina en 1974, la concurrence entre les nouveaux groupes fait qu’il y a quatre fois plus d’attentats nationalistes corses en 1974 et 1975 que lors de la décennie précédente. Le FLNC suit alors une logique où la violence est un moyen mobilisable selon diverses intensités, en fonction de la stratégie qu’il applique envers l’État23. Mais la situation s’inverse ensuite. Après une brève attente, suite à l’alternance de 1981, la remise en liberté de nombreux activistes et l’adoption du nouveau statut juridique de la Corse en 1982, le nationalisme corse fait feu de tout bois pour forcer son avantage, puis se replie suite à la dissolution du FLNC en 1983 (on passe de 517 attentats en 1980 à 274 en 1981, 864 en 1982, 665 en 1983, 563 en 1984, etc.24).

Le nouveau statut adopté en 1991, mais censuré par le Conseil constitutionnel, provoque une désescalade (le corpus enregistre 278 épisodes indépendantistes en 1990 et 44 en 1991), avec une énergie revendicatrice qui se tourne vers le processus électoral (aux élections régionales de 1992, les nationalistes corses ont doublé leurs voix par rapport au scrutin de 1982). Enfin, la désintégration du processus de Matignon est sensible : le corpus passe de 63 épisodes indépendantistes en 1999 à 174 en 2004. En somme, les données quantitatives de 1974 à 2017 laissent augurer que les politiques uniquement répressives se sont traduites par un échec de facto, mais que l’issue politique ne peut venir d’un simple dosage entre répression et négociation en l’absence d’un parti régionaliste (autonomiste ou indépendantiste) puissant (ce qui différencie 1982 et 1992). La normalisation de l’île semble fonction de la rencontre de deux offres : une offre politique étatique (des progrès statutaires accordés en échange d’un découplage entre terrorisme et mouvement corse), et une offre politique autochtone (la capacité à construire une plateforme politique réformiste). La congruence entre l’arrivée au pouvoir des nationalistes de Femu a Corsica et la dissolution du FLNC dans la seconde moitié des années 2010 vient fortifier cette hypothèse.

Dès lors, il est aussi possible d’interroger la piste d’une coproduction du containment de la violence par une politique de transaction entre normalisation de la radicalité et radicalisation de la norme. L’activisme d’extrême droite ne cesse de croître après l’intégration du Front national à la scène électorale (1982) avec dorénavant pour cibles essentielles les personnes d’origine immigrée. Le corpus montre ensuite deux tournants : une tendance à la baisse après 1990 (51 épisodes, puis 12 en 1991) et un retour à la hausse après 1999 (7 épisodes, et une acmé en 2015 qui en compte 62). Si l’intensité de 2015 est due aux représailles aux attentats djihadistes, la tendance est néanmoins nette. Il s’avère que la décennie 1990 est celle qui, du congrès de Nice (1990) à la scission mégretiste (1999) voit les radicaux tenir le haut du pavé du FN et s’organiser à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du parti25. Ainsi, l’accès à un organisme relativement puissant paraît avoir apaisé la tendance radicale. À rebours, leur externalisation libère à nouveau leur potentiel activiste. La non-dissolution du FN (envisagée dès son origine par les services de police26, la proposition est relancée par la tenue de la commission d’enquête parlementaire sur son service d’ordre en 1999) a peut-être permis de pacifier la mouvance, au prix d’une accentuation de la radicalité de l’espace public.

Enfin, la mise en œuvre des politiques de lutte contre la radicalisation liée à l’islam est une autre illustration des réticences françaises à investir la prévention des violences et de la possibilité de dépasser ces réticences. Alors que, face à la résurgence du djihadisme en Europe, les politiques de lutte contre la radicalisation ont commencé à y être expérimentées depuis le début des années 2000, et que la France a été activement incitée à y prendre part, elle ne s’y est résolue qu’en 2014. Face à l’urgence sécuritaire résultant du nombre de départs dans la région syro-irakienne, et de la multiplication des attaques à caractère terroriste dans l’Hexagone, la seule réponse répressive s’avère insuffisante. Dès lors, un plan de prévention secondaire est décidé en avril 2014, il est étendu à un niveau primaire dès janvier 2015, tout en continuant à innerver les activités d’un nombre croissant d’administrations. Cela constitue un infléchissement stratégique considérable, qui inscrit la France dans les politiques européennes de sécurité en la matière.

Pour autant, la « grammaire » de la radicalité, que cette politique objective, tend à reporter cette violence sur un « ennemi intérieur » allogène à la France plutôt qu’elle ne donne à penser la façon dont le contexte français est générateur de violence – le corrélat étant la tentation, renouvelée après chaque attentat, d’expulser l’ennemi déloyal du corps national, comme l’illustre le débat de 2016 sur la déchéance de nationalité. La demande du Conseil d’État que la disposition ne concerne que les auteurs de crimes et non de délits n’avait pas été entendue par le Premier ministre et les députés avant l’abandon de la réforme, soulignant combien la pénalisation du politique, y compris dans un contexte de traumatisme national, soulève des questions tenaces dans les sociétés libérales ; la « passion égalitaire » influant par ailleurs, puisqu’à choisir, 29 % des sondés étaient favorables à la déchéance pour les binationaux, quand 69 % préféraient l’indignité nationale pour tous27. Ce lien intime entre la « radicalisation » telle qu’elle a émergé comme problème public en France d’une part, et un « ennemi intérieur » désormais incarné par les jeunes hommes issus des quartiers populaires et de l’immigration maghrébine d’autre part, est peut-être ce qui complique l’extension de cette politique à d’autres violences28, à la différence des pays qui y intègrent les radicalités d’extrême droite, pourtant vives.

En somme, le cadrage des militantismes violents comme « ennemis intérieurs » depuis les années 1980 s’accompagne du renforcement d’une réponse de nature répressive, qui dans la culture sécuritaire française l’emporte sur les politiques préventives qui voient le jour depuis peu. En fait, l’État libéral légal-rationnel est largement pris dans un système de transactions avec les radicalités, dont le niveau de violence est partiellement lié à leur mode d’interaction avec la puissance publique. Pourtant, cet État ne produit pas une stratégie, mais des tactiques. La question des impacts de ces politiques n’est pas traitée dans un champ de recherche spécifique et il existe peu de programmes ad hoc, à la différence d’autres pays. La radicalité demeure abordée de façon relativement marginale dans divers champs de recherches, et soutenue par des traditions critiques et engagées en sciences sociales : science politique et sociologie des politiques publiques, des mobilisations et mouvements sociaux, de la police, etc. ; au moyen de rapports commandés par les pouvoirs publics ; sur auditions lors des commissions parlementaires. Que retenir des travaux qui abordent les effets des politiques de gestion des violences militantes ? Tous en dénoncent logiquement les limites, éventuellement les effets pervers : la loi de dissolution n’a pas d’effet en soi29 ; le retour répressif du maintien de l’ordre génère des effets d’escalade par solidarisation de la foule aux éléments les plus radicaux30 ; la lutte contre la radicalisation alimente les sentiments de stigmatisation recherchés par les organisations djihadistes31, etc.

En dépit d’éclairages ponctuels et souvent dépréciatifs, la recherche française en matière d’évaluation des politiques publiques dédiées aux violences militantes souffre de carences qui tiennent en grande partie au cloisonnement, renforcé par une défiance réciproque, entre les mondes de la recherche et de la décision publique. Après les attentats commis par Mohammed Merah, l’État a certes cherché à produire une prévention de la radicalisation associant ses services et les collectivités territoriales, essentiellement aux échelles municipales et départementales, mais les échelons peinent fortement à coopérer et à produire une action concrète autre qu’un foisonnement de signalements individuels – entraînant la demande formulée par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme en 2018 que l’État se tourne vers les chercheurs travaillant sur les radicalités afin de réajuster les grilles indiciaires de la radicalisation32.

Dans le contexte de la lutte – nouvelle – contre la radicalisation djihadiste et des besoins qu’elle a fait émerger en matière d’expertise, des initiatives politiques ont tenté de rapprocher ces univers. En 2016, l’Alliance nationale des sciences humaines et sociales a remis un rapport au secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la recherche quant aux pistes d’appréhension de la radicalité (circonscrite au seul djihadisme). Elle y préconise la création d’une « interface opérationnelle […] entre le knowing et le doing qui amènera chercheurs et praticiens à co-construire les solutions33 ». In fine, en découle la création en 2017 du Conseil scientifique sur les processus de radicalisation (COSPRAD) qui vise d’abord au « dialogue », puis, à compter de 2018, aux « interactions » entre les administrations publiques et les chercheurs travaillant sur les radicalités de tous types afin, entre autres, de dégager les axes et méthodes de la recherche34. La commission d’enquête parlementaire sur les groupuscules radicaux de droite de 2019 a prôné un ensemble de mesures parmi lesquelles la pérennisation du programme Vioramil et la « création d’un rapport annuel inspiré du rapport de l’Office fédéral de protection de la constitution allemand »35. Enfin, les services de renseignement comme la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) ont encouragé le travail des chercheurs susceptibles de leur apporter – en termes de formation des agents comme de savoirs méthodologiques – des grilles de lecture heuristiques des phénomènes de violence qu’ils gèrent. Réprimer, prévenir et administrer ne sauraient en effet se produire sans savoir et évaluer.


Notes

1 Isabelle Sommier, « Années de plomb », dans Dominique Kalifa (dir.), Les noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb », Gallimard, 2019, p. 163-184.

2 Vanessa Codaccioni, Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS Éditions, 2015.

3 Dominique Linhardt et Cédric Moreau de Bellaing, « La doctrine du droit pénal de l’ennemi et l’idée de l’antiterrorisme. Genèse et circulation d’une entreprise de dogmatique juridique », Droit et société, vol. 97, n°3, 2017, p. 615-640.

4 Nicolas Carboni, L’agitation étudiante et lycéenne de l’après Mai 1968 à 1986. Du cadre national à l’exemple clermontois, thèse de doctorat en histoire, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2012.

5 Voir « La stratégie nationale du renseignement », définie par la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT).

6 Vanessa Codaccioni, op. cit., p. 252-292.

7 Olivier Cahn, « La répression des “Black blocs”, prétexte à la domestication de la rue protestataire », Archives de politique criminelle, n° 32, vol.1, 2010, p. 165-218.

8 Ibid.

9 Ibid.

10 Direction centrale des renseignements généraux (DCRG), « Violence politique. Bilan des attentats et actions violentes perpétrées en 1988 », 16 janvier 1989, AN/20090417/14.

11 Sebastian Roché, Le frisson de l’émeute. Violences urbaines et banlieues, Paris, Seuil, 2006.

12 Yann Jounot, Prévention de la radicalisation, Rapport du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) pour le Premier ministre, non publié, 2013.

13 En 2003, c’est un ancien membre de la nébuleuse d’Unité Radicale (dissoute en 2002) qui est arrêté alors qu’il prévoyait de commettre un attentat-suicide dans une mosquée ; en 2017 a lieu l’arrestation d’un ancien des Jeunesses Nationalistes (dissoutes en 2013) ayant fondé un groupe projetant de s’attaquer aux clients des kebabs et au ministre Christophe Castaner.

14 Donatella Della Porta et Herbert Reiter (dir.), Policing protest: the control of mass demonstrations in Western democraties, Minneapolis, Université du Minnesota, 1998.

15 Fabien Jobard, « La militarisation du maintien de l’ordre, entre sociologie et histoire », Déviance et Société, 2008, vol. 32, n°1, p. 101-109.

16 Voir par exemple la gestion des manifestations contre le Contrat Première Embauche en 2006. Fabien Jobard et Olivier Cahn, « Polices en place », Vacarme, vol. 4, n°57, 2011, p. 164-175. 17 Sur l’application de cette notion aux politiques publiques et relations internationales, voir : Thomas Lindemann, Penser la guerre. L’apport constructiviste, Paris, L’Harmattan, 2008.

18 Alain Bertho, Les enfants du chaos. Essai sur le temps des martyrs, Paris, La Découverte, 2016.

19 Sebastian Roché, Sociologie politique de l’insécurité. Violences urbaines, inégalités et globalisation, Paris, Presses Universitaires de France, 2004.

20 De 1998 à 2003, la police de proximité a été expérimentée sur le fondement d’une doctrine explicitement préventive, dissuasive et répressive. Son caractère préventif explique l’originalité de cette initiative (il s’agit d’une police d’intervention plus que d’investigation ou de proximité, telle que l’analyse Laurent Bonelli, « Révolte des banlieues. Les raisons d’une colère », Le Monde diplomatique, décembre 2005, p. 22-23). La police de proximité revient sous la forme déclinée de la police de sécurité du quotidien (PSQ) annoncée en août 2017.

21Olivier Fillieule et Fabien Jobard, « Un splendide isolement. Les politiques françaises du maintien de l’ordre », La vie des idées, 24 mai 2016, https://laviedesidees.fr/Un-splendide-isolement.html (consulté le 7 juillet 2020).

22 Bruno Questel (rapporteur), Proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre afin de maintenir et renouveler la confiance entre les citoyens et la force publique (n°3138), Assemblée nationale, 29 juin 2020.

23Xavier Crettiez, La Question corse, Bruxelles, Complexe, 1999.

24 AN/20090417/14.

25 Nicolas Lebourg, « Le Front national et la galaxie des extrêmes droites radicales », dans Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (dir.), Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 121-139.

26 AN/19990426 /5.

27 Gilles Finchelstein, « Post mortem. Raison et déraison du débat sur la déchéance de nationalité », Pouvoirs, vol. 160, n°1, 2017, p. 99-112.

28 Sur la mise en œuvre de ces politiques et leur fonctionnement, voir : Romain Sèze, Prévenir la violence djihadiste. Les paradoxes d’un modèle sécuritaire, Paris, Seuil, 2019.

29 Nicolas Lebourg, « Usages, effets et limites du droit de dissolution durant la Ve République » in Romain Sèze (dir.), Les États européens face aux militantismes violents. Dynamiques d’escalade et de désescalade, Paris, Riveneuve, 2019, p. 169-186.

30 Olivier Fillieule, Pascal Viot et Gilles Descloux, « Vers un modèle européen de gestion policière des foules protestataires ? », Revue française de science politique, vol. 66, no 2, 2016, p. 295-310.

31 Francesco Ragazzi, Stephan Davidshofer, Sarah Perret et Amal Tawfik, Les effets de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation sur les populations musulmanes en France. Enquête quantitative, Rapport pour le Centre d’étude sur les conflits, 2018.

32 Dominique Sistach, « La politique publique de prévention de la radicalisation en France. La prévention administrative de la radicalisation identitaire », dans Manuel Boucher (dir.), Radicalités identitaires. La démocratie face à la radicalisation islamiste, indigéniste et nationaliste, Paris, L’Harmattan, 2020, p. 89-118.

33 ATHENA, Recherches sur les radicalisations, les formes de violence qui en résultent et la manière dont les sociétés les préviennent et s’en protègent. État des lieux, propositions, actions, mars 2016.

34 COSPRAD, Bilan d’activité 2018, 2019.

35 Commission d’enquête, La nouvelle menace d’ultra-droite : mieux l’appréhender pour mieux la combattre, rapport d’information, tome 1, juin 2019.

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