Récents

Sur la notion de « Grand remplacement »

Première parution : Nicolas Lebourg, « Le “Grand remplacement” », Nonna Mayer, Alain Policar; Philippe Corcuff dir., Les Mots qui fâchent, La Tour d’Aigues L’Aube, 2022, pp. 45-50.

Le « Grand remplacement » est le titre d’un opuscule de Renaud Camus paru en 2011. Le grand public a découvert son nom en 2000 lors d’une polémique où il pointait le nombre de juifs présents sur les ondes de France Culture. En 2019, c’est le nom du manifeste de Brenton Tarrant, le terroriste de Christchurch (51 morts), lui donnant une audience internationale. Aujourd’hui 6 Français sur 10 estimeraient que « le Grand remplacement » « va se produire », et 67% disent s’en inquiéter.

Néanmoins, on ne saurait dire que la crainte d’une transformation démographique et culturelle des populations européennes sous l’effet des migrations africaines et asiatiques soit neuve. Le terme français « racisme » apparaît en 1892 sous la plume de Gaston Méry, disciple de Drumont, pour réclamer la protection des Français de souche gauloise contre leur submersion par ceux de souche latine. Le national-populisme utilise d’instinct l’imaginaire démographique. Lors de sa dernière candidature en 2007, le programme de Jean-Marie Le Pen considérait que l’objectif de la politique « antifamiliale » était de « substituer à la politique de démographie française, une politique de peuplement par l’immigration. »

En fait, le succès du terme tient au croisement de deux dynamiques jusque-là distinctes : le « néo-populisme » et le « nationalisme blanc » (qui ne se soucie pas de suprématie mais de ségrégation raciale). L’intensification des politiques coloniales suscite la crainte d’une colonisation à rebours : c’est le fameux « péril jaune » dénoncé en 1895 par Guillaume II. Ce mouvement est concomitant de la globalisation démographique, avec 180 millions de migrants entre 1840 et 1940 – aboutissant en Australie et aux États-Unis à des mesures destinées à stopper l’immigration chinoise. L’unité de la race blanche n’est pourtant pas acquise. L’aryanisme nazi voit les Slaves tels des sous-hommes, et, dans Mein Kampf, Adolf Hitler ne fait qu’une fois référence au sujet. Il affirme que l’usage de soldats noirs par l’armée française pour occuper l’Allemagne de Weimar vient du complot juif pour métisser la « race blanche » et asseoir sa domination.

C’est dans ce sens que des troisièmes couteaux du collaborationnisme (les Français René Binet, ex-trotskyste passé à la Waffen SS, et Maurice Bardèche, beau-frère de Robert Brasillach ; le pronazi suisse Gaston-Armand Amaudruz, pionnier du négationnisme) et un écrivain américain (Francis-Parker Yockey) reformulent leur idéologie entre la deuxième moitié des années 1940 et les années 1950, aboutissant à un schéma où la mixité ethnique est synonyme de complot anti-Blancs : les juifs auraient manœuvré les Etats-Unis et l’Union soviétique pour détruire l’Europe blanche ; ils organiseraient l’entrée de Noirs et d’Asiatiques pour parachever cette destruction et mettre en place leur projet « mondialiste » ; l’immigration serait le « véritable génocide » tandis que l’extermination des juifs d’Europe serait un mythe culpabilisateur empêchant les Blancs de se réveiller.

Quoique issus des marges politiques, ces mythes vont se propager à travers le champ extrême droitier. La question migratoire offre un terreau nouveau aux groupes nationalistes. C’est en voyant les effets du « discours des fleuves de sang » du député conservateur britannique Enoch Powell, prophétisant en 1968 une guerre civile raciale à cause de l’immigration non-blanche, que le nationaliste-révolutionnaire François Duprat conçoit et impose au Front national son discours anti-immigration.

Du côté des groupes radicaux américains, ces idées sont traduites dans les années 1970 par deux formules : « Zog », le « Gouvernement d’occupation sioniste », et son « White Genocide » (génocide des Blancs par la promotion de l’avortement, de l’homosexualité, du métissage). Ces formules feront florès dans le monde anglo-saxon. Quand Brenton Tarrant définit le « grand remplacement » il conclut : « This is White Genocide ». La causalité juive du phénomène a quant à elle encore été affirmée par le terroriste ayant frappé la synagogue de Pittsburgh en 2018 (11 morts).

Toutefois, la massification du thème s’est faite sans sa dimension antisémite, à l’époque où les extrêmes droites se réorientent contre l’Islam. Dans l’après 11 septembre, le complot mondialiste peut devenir celui d’« Eurabia », où les élites européennes faciliteraient la « colonisation » arabo-musulmane de leur continent. Les partis d’extrême droite font leur mue « néo-populiste », qui les voit progresser en Europe en s’affirmant comme les champions des libertés et des minorités religieuses ou sexuelles face à un fascisme islamique à l’assaut du monde. Le succès de la formule réside bien dans le fait qu’elle articule les représentations de l’underground radical et les préoccupations du mainstream néo-populiste.

Néanmoins, jusqu’ici, elle n’avait pas encore de prolongement électoral. Aux élections européennes de 2019, deux listes se présentaient pour la « reconquête » de l’Europe et contre « le grand remplacement ». Elles n’ont totalisé que 6147 voix, quand le Rassemblement national sortait premier. Le thème agit en revanche comme facteur de radicalisation : deux des groupes français démantelés pour projets terroristes œuvraient contre « le grand remplacement » : la néofasciste Organisation de l’armée secrète (OAS) en 2017, et la populiste radicalisée Action des forces opérationnelles (AFO) en 2018. AFO et OAS avaient en partage l’idée popularisée par Éric Zemmour selon laquelle les attentats de 2015 seraient la continuité de la guerre d’Algérie. Articulant nationalisme blanc et néo-populisme, ce dernier est, en bonne logique, le premier à tenter une offre politique construite sur le thème du grand remplacement dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022.

2 Trackbacks / Pingbacks

  1. Sur la notion de « Grand remplacement » – Les punaises de l'info
  2. BALLAST • Active Clubs : une plongée dans la violence d'extrême droite

Commentaires fermés

En savoir plus sur Fragments sur les Temps Présents

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture