« Interdit aux enfants et aux chiens » : le silence des discriminations infantiles

Source inconnue
Première parution : Dominique Sistach, « « Interdit aux enfants et aux chiens » : le silence des discriminations infantiles », Le Sociographe, éd. Champ social, n° 34, 2011/1, p. 128.
Les moments les plus importants de nos vies, comme le fait de devenir parent, ne changent pas que notre histoire personnelle, ils transforment également notre perception du monde. Déjà père et beau-père de deux jeunes filles, l’arrivée fin 2003, de deux nouveaux enfants (Léo et Karla, des jumeaux), a profondément modifié mon attention sur la société des discriminations. Jusque là, les moyens d’action et de réflexion de la sociologie me laissaient perplexes. J’en étais venu à penser que la sociologie ne servait que très peu à identifier la réalité. Elle se retournait d’ailleurs, à tout instant, sur les inflexions de ceux qui l’animent, vers d’autres champs disciplinaires, pour retrouver du relief et de la profondeur anthropologique et historique, pour développer psychologiquement les deux faces de l’identité individuelles et sociales, pour renverser ses méthodes par ses objets. Loin de n’être « qu’un sport de combat », elle prenait, de plus en plus, à mon sens, les formes d’une science contaminée par son objet. Sa déconstruction reproduisait trop ostensiblement la déconstruction globale de la société, pour rendre valide et nécessaire son usage.
Cependant, les joies de cette double nouvelle paternité m’ont ramené aux réalités et aux nécessités d’utiliser des moyens d’observation de ce que l’entendement commun ne permet pas de comprendre, à première vue, et au-delà même, dans le champ de la réflexion proprement dit. Désormais père d’une famille nombreuse, je me suis confronté à cette perception spécifique de l’enfant en groupe, de la petite meute, mais également, en des termes qu’il faudra spécifier, du nombre et de la multitude, et de la perception de la famille même. Ainsi, c’est au cours de nombreuses sorties dans des lieux publics que le réel m’est apparu subitement, mettant fin aux quelques doutes que j’entretenais avec notre approche sociologique du social. Les enfants en bas âge ne sont pas les bienvenus partout, notamment dans les restaurants, et en fait, dans toutes les structures d’accueil non prévues à leur usage.
Comme tous groupes discriminés, rien ne laissait apparaître à l’entendement, que les multiples refus reflétaient des pratiques et des représentations profondément ancrées dans le déni fait à l’enfant. C’est un soir, en tête à tête avec ma compagne, dans un restaurant du centre-ville de Perpignan, que la réalité nous a rattrapés, et que la sociologie m’est réapparue comme nécessaire : dans un restaurant vide, les personnels refusaient systématiquement toutes les familles nombreuses avec de jeunes enfants, et surtout les couples accompagnés d’enfants en bas âge, pour quelques instants après, accepter quiconque se présentant pour souper. S’agissait-il d’une discrimination, au sens où les sciences sociales et juridiques l’entendent ? Quelle était la nature de cette discrimination ? Imposait-elle une organisation propre à ces territoires de consommation, et aux entreprises qui les font ? Correspondait-elle à une logique du lieu ?
Pour répondre à ces questions, il a fallu, comme toujours, jouer, faire l’acteur, étymologiquement l’hypocrĭtēs, trouver en tout cas la posture d’accès à tous ceux qui feraient obstacle à l’identification d’une pratique sociale, tout à coup défendue comme un bastion, non pas tant par le poids de l’interdit juridique de discriminer, que par la volonté de ne pas présenter « le laboratoire secret de la production ». Les doutes que j’avais entretenus jusque-là avec la sociologie provenaient essentiellement des incertitudes méthodologiques de l’enquête. Non seulement la figure de l’enquêteur me semblait disqualifier la recherche, l’interrogé jouant forcément un rôle, tout autant que l’enquêteur.
De surcroît, la posture d’interrogation nous ramène toujours à se le présenter dans une posture de convention, un peu à l’image du journaliste ou du policier, voire du médecin : soit nous voulons entendre ce que nos questions disposent, soit on nous répond par des formules que l’on a consciemment intégrées par assimilation à un corpus textuel. L’enquête nous met donc, me semble-t-il, constamment en porte à faux. Elle n’est jamais un moyen d’introduction à la révélation des réalités des pratiques sociales. Elle ne peut-être qu’une méthodologie de validation, de ce qui par ailleurs, est révélé par l’observation immersive. Il ne s’agit alors que de vivre ces instants. La sociologie est comme la littérature. Comme John Berger le rappelle, l’écriture ne vaux que parce qu’elle est vécue, c’est ce qui la différencie fondamentalement de l’écriture documentée. Cependant, regarder sans être vu, ne doit pas devenir un jeu pervers. L’observateur doit identifier les conditions de ses révélations, les mettre en doute, et en perspective, pour tenter, une fois de plus, de faire apparaître le réel.
Les lieux de la différence et l’espace marchand de la discrimination
J’ai visité tous types de lieux publics, en intégrant de principe la question de l’espace. Il faut distinguer le lieu et l’espace, la géographie et la communication, pour retrouver les terrains particuliers de l’analyse de Jürgen Habermas. La confusion commune des termes ne doit pas nous égarer : un lieu public social n’est pas un espace public. C’est un territoire, au sens premier du terme, au sens où la possession de la terre (terra), permanente ou temporaire, est toujours conçue selon une certaine tradition romaniste de l’exercice de la propriété comme garantie par l’expression du droit à la terreur (jus terrendi). Chaque accaparement de la terre, chaque occupation est toujours l’expression anthropologique et réelle du pouvoir d’éloigner l’autre, de lui faire peur. Ce que nous qualifions abusivement d’espace public, avec son lot d’imaginaires de relations sociales, est en fait le plus souvent le terrain de la défiance sociale. L’espace ne peut pas être conçu concrètement comme un milieu idéal indéfini ; il ne saurait pas plus être une forme. Il est prosaïquement une surface subjectivée par nos sens, et par ailleurs, une référence sociale qui permet de déterminer un lieu.
Les lieux publics non marchands aménagent des types de terrains dévolus à l’enfance, dont le jardin, le parc, ou tout lieu édifié comme tel, marque bien la nécessité de lieu dédié à cet effet. Il existe une organisation sociale des lieux qui cantonnent, pour protéger et surveiller, mais aussi inexorablement, pour exclure les plus jeunes d’entre nous, qui doivent ainsi se retrouver entre eux, quand ils côtoient le territoire commun que nous partageons tous. Il ressort d’ailleurs pour leurs aînés, les adolescents, le même constat que l’aménagement du territoire local tente de résoudre, en produisant des lieux propres à les accueillir, c’est-à-dire, à les canaliser, à les identifier dans un lieu public. L’aménagement territorial de l’espace infantile est marqué par la double nécessité convergente et paradoxale de protéger et contrôler. Cette forme de socialité spatialisée montre que l’espace territorialise la différence. Elle est perçue par l’enfant, qui intègre tant les éléments nécessaires à sa motricité et à ses déplacements, qu’elle permet de réaliser son langage de l’espace. La perspective kantienne de l’espace, en tant que projection d’une structure interne de l’homme, entretient dans un processus d’échanges expérimentaux sur la cognition infantile une volonté de production de sa marginalité. L’enfant se réalise par cette marginalité dans l’espace, d’un ailleurs délimité comme interdit et dangereux (le monde des adultes), et d’un ici licite et protecteur (le monde des enfants). L’espace public infantile permet une capacité de perception géométrique et une intégration de perception de la valeur. Pour les adolescents, l’aménagement du territoire local, en structures culturelles et terrains sportifs, permet d’occuper les plus jeunes. Leur différence devient différance par « l’effacement du temps et la temporalisation de l’espace » (Jacques Derrida, 1980). Cette différance s’instituant dans les liens entrelacés du plaisir et de la réalité, de l’interdit et de son viol.
L’on peut considérer que la pratique des normes, et ainsi de toutes les normes, sociales et juridiques, renvoie à une limitation de l’usage de « l’espace commun » pour l’enfant et l’adolescent, pour les faire refluer vers les terrains familiaux, ou tout autre espace codifié à cet effet. L’action publique structure ce que la pensée commune des parents véhicule : « un enfant qui traîne dans la rue est forcément mal élevé ». L’article 20 de la Loi n°2007-297 du 5 mars 2007 (J.O. 7 mars 2007) dispose, sans s’en prendre directement et nominalement aux adolescents, mais en les visant délibérément que :
« Le fait d’occuper en réunion les espaces communs ou les toits des immeubles collectifs d’habitation en entravant délibérément l’accès ou la libre circulation des personnes ou en empêchant le bon fonctionnement des dispositifs de sécurité et de sûreté est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende ».
Les lieux publics marchands réservés aux enfants se déploient depuis le début du XXème siècle, par assimilation de leurs statuts de dépendant à celui de marchandise : en 1903, le premier ours en peluche, Teddy Bear est produit ; en 1907, le scoutisme est lancé par Baden Powell ; en 1912, Bébé Cadum fait son entrée dans la pub ; en 1921, la première vaccination d’un enfant en France est faite ; en 1937, Blanche Neige de Walt Disney devient le premier long métrage pour les enfants ; en 1938, ouverture d’un cinéma drive-in et de restauration rapide par les frères Mac Donald. Ce secteur spécifique de l’activité est topique de la production d’un espace de production propre à la jeunesse.
Les chaînes de restauration rapide ont ciblé les publics des plus petits (site de jeux, menus spécifiques, cadeaux genrés, association commerciale à l’industrie des médias et du cinéma, etc.), comme des plus grands d’entre nos enfants (design de l’espace ciblé à leurs effets, jeunesse et enthousiasme des personnels, tarification spécifique, etc.). Les deux groupes internationaux les plus implantés en France, ne nominalisent pas l’enfant mais spécifient la cible familiale pour atteindre un public transgénérationnel. La tradition nord-américaine fait que les restaurants et hôtels affirment sans ombrage que les enfants sont Child friendly, un peu comme on annonce par ailleurs que les animaux le sont (Pet friendly). La logique de l’information commerciale indice l’accueil des restaurants et des hôtels, selon que les enfants sont accueillis amicalement ou pas.
L’enfant apparaît simultanément comme objet et cible d’un marketing spécifique, et comme une figure de défiance à l’activité marchande plus globale. Il est dans le business et contre le business. Fin 2006, le directeur d’un centre commercial de Rosny, en région parisienne, interdisait l’accès aux mineurs non accompagnés à son établissement. C’est en toute lettre qu’un écriteau stipulait, au mépris de la loi : magasin interdit aux « animaux » ou aux « mineurs non accompagnés d’un adulte »…1 La société de distribution décidait de retirer son affiche, suite aux révélations de la presse. Mais selon des témoignages recueillis par Libération, cette pratique, consistant à refuser l’entrée aux jeunes non accompagnés, perdurait depuis la révélation des événements2 ; la discrimination ne serait plus démontrable, car directe, elle entrerait dans le domaine de la preuve à faire par les discriminés.
Nous l’avons confirmé, pour célébrer la naissance de nos enfants, seul un des restaurants de Perpignan les plus luxueux a accepté de nous recevoir, nous donnant même l’une des plus belles tables, ronde et centrale, les enfants trônant dans leurs couveuses face à nous. Cet excès démonstratif m’encouragea d’ailleurs à poursuivre mon investigation, les refus par ailleurs des autres restaurants ne révélant que des postures et des valeurs diamétralement opposées, le tout signifiant qu’à l’opposé des extrêmes, ne peut se constituer qu’un large espace négatif d’indétermination facilitant la réalisation de discrimination.
Toute la potentialité de réalisation d’une discrimination se conjugue selon les mêmes schémas : nature du lieu, nature de l’accueil, nature du public. Une triangulation du discours peut s’opérer, tout autant qu’elle permet la réalisation d’une discrimination indirecte, sans faire apparaître donc, un critère pour fonder une différence de traitement. L’espace exigu peut être le motif de la dissimulation du refus. Mais surtout, c’est la nature du public accueilli qui est souvent responsable de la discrimination, selon la formule de « bon sens », que l’on peut s’opposer à soi, quant on se retrouve sans enfants, que l’on ne vient pas dans un lieu public festif et payant pour être embarrassés par les enfants des autres. Le commerçant peut alors se réfugier derrière l’argumentaire commercial qui lui imposerait, à raison de la nature des lieux, et pour le bien-être de son public, de refuser de servir des familles nombreuses, avec des enfants en bas âge.
La nature de la personne discriminée relève d’une caractéristique qui se manifeste par un rejet partiel ou général d’une majorité silencieuse lors de la commission des faits. Le discriminé direct ou indirect est évanescent dans l’ordre du discours et de l’action. La discrimination n’est pas alors identifiable et démontrable juridiquement. Pour ce faire, il faut des situations et ainsi des espaces propres qui la révèlent et qui permettent son traitement par l’action publique. L’école, le travail, le logement, les transports, les lieux festifs sont alors les espaces-temps nécessaires à son apparition. Non simplement parce qu’il s’agit de lieux révélateurs d’une transaction, mais plus justement parce que correspondent à ces espaces des relations instituées où des conventions sociales et juridiques fixes, et suspendues à un instant, à des choix et à des assignations.
Si nous mettons en marge, les discriminations scolaires révélant des inégalités sociales et culturelles, les autres lieux-conventions relèvent d’un même agencement à différencier le différent pour un négoce largement admis par la norme sociale. L’enfant n’étant pas intégré à la vie sociale commune qui nous fait travailler, nous loger, nous détendre, il est à la traîne de nos activités, et il apparaît comme figure autonome différenciée négative, dans l’espace de détente qu’il tente de s’approprier par des cris et des mouvements, souvent en vain. Car soit, il est discipliné à l’ordre normatif des adultes, et peut potentiellement s’intégrer à l’espace des adultes ; ou, il est indiscipliné à cet ordre, et peut potentiellement être discriminé dans l’espace des adultes.
Textes sur l’animosité et contextes de l’animosité
Telles que la législation nationale et les directives communautaires le développent, ces refus de vente procèdent d’une discrimination indirecte. On le sait, juridiquement, la discrimination directe utilise un critère pour fonder une différence de traitement. Une discrimination se produit quand une personne est traitée de manière moins favorable pour un motif prohibé. À l’inverse, une discrimination indirecte se produit, lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique, en apparence neutre (en l’occurrence, ne faisant pas référence à un critère), est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour les personnes répondant à un ou plusieurs critères, ou bien, désavantagerait particulièrement des personnes selon leur genre, à moins que, cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens soient appropriés et nécessaires). Ainsi, l’article 13 de la loi n°2006-340 du 23 mars 2006 (JORF 24 mars 2006) le prévoit explicitement (mis en gras par nous):
« Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »
La discrimination par l’âge n’impose fréquemment que la mise en perspective de l’ostracisme économique fait aux plus âgés (Edward Thorpe et Geert Decock ; Marie Mercat-Bruns). Ce n’est pas tant une animosité qui anime le rejet des seniors dans l’appareil de production, qu’une sélectivité correspondant à des critères imaginés et sexués de la figure sociale la plus productive, jeune et forcément performante. L’animosité, comme l’étymologie du mot l’énonce, révèle une ardeur passionnée, une impétuosité de l’adulte à rejeter l’enfant, comme l’expression de quelques choses de profond qui se manifeste par cette contradiction du droit de l’enfant à le protéger et à le punir.
L’enfant ne se situe pas dans un espace cognitif de révélation de la discrimination, tant son statut et son sort oscille entre protection et punition institutionnelles dans l’ensemble de l’espace social, intégrant, y compris, celui de ses parents. L’enfant est juridiquement un incapable, et pas uniquement dans le seul champ de son statut civil (Cf., Fabienne Cogulet-Bonnet, 2007). Ce qui impose mécaniquement qu’il soit laissé à son sort, tant qu’il n’est pas menacé ou menaçant. C’est bien l’état contemporain du droit, qui institue quasiment de manière simultanée, par la Loi n°2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance (JORF n° 55 du 6 mars 2007, dite loi Bas) et la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 (JORF n° 56 du 7 mars 2007, dite loi Sarkozy), un régime de la protection de l’enfance et un régime de prévention de la délinquance des mineurs.
Les lois de 2007 semblent avoir achevé l’unité juridique de l’action vers l’enfance : nous n’avons plus l’ordre du discours d’une enfance abusée devenant délinquante, mais bien, son inverse, c’est-à-dire un ordre du discours sur l’enfance délinquante, distinct d’un ordre du discours sur l’enfance à protéger. On le sait, notamment depuis les travaux d’André-Jean Arnaud, « la loi assure un ordre déterminé dans certaines conditions propices à sa réception » (1981, p. 6). Elle n’est que rarement productrice d’une réalité sociale, car pour cela, il faut que l’ordre juridique du droit soit institué, et instituant de véritables droits publics subjectifs, comme le cas étasunien de l’affirmative action le permit (Daniel Sabbagh, 2003).
La protection répressive de l’enfance est ainsi en correspondance avec un ensemble de valeurs, d’imaginaires aussi, que partagent une société à un moment donné. Cette société du temps présent est ainsi une curiosité historique. Pour reprendre une formule de Bernard Stiegler (2008), la production consumériste du marketing nous commande, et « fait des enfants les prescripteurs de leurs parents, et ces parents, de grands enfants ». Société sans transition générationnelle, de nouvelles catégories sociales montrent qu’il n’y aurait pas qu’un trouble dans le genre, mais aussi, un réel trouble générationnel. Aussi, l’adulte infantilisé est très sensible à la perception de celui qui simultanément lui ressemble et le menace dans sa jouissance post-adolescente. Les œuvres de fiction, les publicités, et puis au final la réalité, nous le rappellent sans cesse. Nous sommes, au-delà de tout libre arbitre dont on aura compris que les principes de l’hétéronomie sociale l’on réduit à peu, dans une société qui se perpétue par sa quête de jeunesse éternelle, et qui défie, les seuls qui peuvent prétendre à ce titre à se voir reconnaître ce rang social. Nous finissons d’achever cette contradiction, dans la posture peu enviable, que tient Robert Mitchum dans « La nuit du chasseur » (1955) ; un personnage prédateur de l’enfance, les deux mains tatouées d’un antagonisme déchirant : love and hate.
De ce contexte, les discriminations faites aux enfants ne peuvent que disparaître de l’entendement commun. Elles ne relèvent pas des discriminations permettant la mise en valeur du discriminant, pour faire qu’à ce titre, elles sont visibles et énonciatrices d’une hiérarchie. Elles sont, pour reprendre la formule de Félix Guattari, des « systèmes de mise en discipline »3, pour faire qu’à ce titre, elles soient invisibles et énonciatrices d’un dispositif d’assignation de l’enfant. Elles ne sont même pas concurrencées, selon les lois sociales et politiques de la compassion et de la victimisation (ce n’est bien entendu, pas là mon propos que de revendiquer quoique se soit), par les discriminations matricielles portant sur la race et le genre. Pourtant, on ne peut les considérer comme des discriminations légères. Leur invisibilité sociale est la seule source de défiance qui nous permet de faire, sans savoir ni comprendre, ce que nous pouvons à la rigueur saisir chez les autres. La situation ressemble incroyablement à la défiance que nous portons aux étrangers en situation irrégulière. Bien qu’il soit proscrit de discriminer quelqu’un au titre de sa seule nationalité, l’animosité que nous portons à ceux qui nous menacent d’une hypothétique invasion, fait que l’on peut malgré tout déconsidérer le non-national qui ne possède pas le titre de séjour pour résider régulièrement sur notre territoire. L’étranger, lui aussi, est un incapable, administratif en ce cas, que l’on utilise, et l’on sait l’usage que l’on en fait dans les emplois déqualifiés, et qu’on le rejette sans ménagement.
Dans les deux cas, ce qui interdit le commun de saisir les discriminations, est bien cette conjonction de la déqualification juridique et de la déqualification sociale de ceux qui ne sont que des demi-sujets de droit. Nous produisons des pathologies sociales par des « pratiques déficientes d’un potentiel de la raison » ; ce qui par voie d’incidence, fait que « la sociologie peut être considérée comme une réponse donnée à cette évolution pathologique » (Axel Honneth, 2008, p. 36 et p. 63). La discrimination n’est pas que le fruit amer de comportements et de valeurs sociales, elle est également dédoublée par le jeu complexe de l’institutionnalisation juridique de qui et de ce qu’elle est censée protéger par ailleurs. Les discriminations faites aux enfants sont simultanément produites et réduites par la force autonome du droit à produire par ailleurs des conditions de sa production. La sociologie juridique doit s’appliquer à révéler l’ambivalence de la norme à s’établir pour et contre l’enfant, et à comprendre les devoir-être aporétiques des normes.
Agencement déraisonné dans l’espace public
On connaît la formule derridienne, qu’« Il n’y a pas de culture ni de lien social sans un principe d’hospitalité » (Jacques Derrida, Le Monde, Horizons-entretiens, 2 décembre 1997. Propos recueillis par Dominique Dhombres). Le don, et son corollaire, celui de l’effacement et de la négation de soi, que nous devrions à nos enfants, devient source d’un conflit social latent puisqu’il atteint la perception de la famille. La « sainte famille » ne peut plus même être condamnée, tant elle est menacée par la désaffiliation de ses membres. Au cours de nos pérégrinations familiales nous connûmes cette défiance sociale. Enfin reçus correctement, par une chaine de restauration vendant des pizzas, à notre deuxième ou troisième venues, le manager, agacé, nous plaça dans un restaurant vide à côté des W.-C. (par une certaine forme d’habitude résignée, nous venions tôt pour ne gêner personne). Au-delà de la symbolique du lieu, c’est-à-dire de la place dégradée par la souillure humaine, d’autant plus forte que nos enfants étaient encore en phase d’apprentissage de la propreté, c’est cette inhospitalité qui nous a tout à coup frappés, pour ne pas dire blessés et salis. C’est à cet instant, que je ressentis pour la première fois, ce sentiment et ce goût amer de la paranoïa, cette pulsion, qui nous fit penser que nous n’irions plus au restaurant en famille.
La famille finit par prendre un sacré coup, tant le rejet et le dénigrement ne semblent pas à la seule charge de l’enfant. Cependant, on constate que la famille résiste, et simultanément se dénature largement par les invectives et le rejet silencieux, sans maître et sans auteurs, qui permettent et intègrent la discrimination. La conduite parentale dans l’espace s’en trouve modifiée. On n’y éduque plus les enfants, tant la gestion de leurs inconduites devient un objet central de préoccupation ; l’éducation devient pour partie, selon des principes hétéronomes singuliers à l’analyse, une action commandée par l’extérieur, et ses lois de vie dans l’espace des autres, selon des modalités d’« adaptation non compréhensive des comportements » (Stiegler, p. 241). Un lieu topique est celui d’une plage publique. S’y construisent des murs invisibles, des espaces et des distances, tout un ensemble de procédures muettes qui instaurent, non un rapport à l’autre, comme nous le penserions paresseusement, mais plutôt, un rapport de l’autre, avec l’autre ou contre l’autre.
L’enfant est une centralité, car il est le seul à troubler les conditions de la production des territoires privées que l’on semble déterminer, et qui s’imposent plus justement au nouvel arrivant. Il ne connaît pas les procédures dans son double apprentissage de la liberté que lui dicte son corps et ses besoins d’éloignement et de proximité du cocon familial, et dans son apprentissage des règles d’assignation sociale. Ils finissent tous par intégrer un territoire autour de l’occupation temporaire de l’espace familial, et surtout, ils établissent un couloir de passage vers la mer, dans cet espace grisé, où ils ne peuvent être qu’en transit, silencieux et respectueux, sous le regard censeur des autres et de ses parents, qui ne peuvent que se neutraliser en se concentrant sur lui. On assigne, on délimite, on invente des laisses et des cages invisibles pour que l’enfant trouve sa place, comme l’ensemble d’une formule soustrayant toutes les capacités de l’enfant ; et plus curieux encore, le dressage ne s’opère que par la présence constante de la figure de l’autre qui s’érige comme censeur, d’un seul regard qui en dit long : « mauvais parents », « laisse tes enfants chez toi »…
À l’inverse, mais selon le même procédé intellectuel et juridique, les lieux privés émergents codifient le rapport à soi et aux autres. Le cas de la sécurité autour des piscines creusées dans les propriétés privées, se trouve sous la prescription de gestion d’un lieu public. Ce dernier est directement identifiable comme lieu public, dès que l’enfant, irresponsable par nature et par la loi, pénètre ce lieu. La loi n°2003-9, du 3 janvier 2003 (JORF 4 janvier 2003), ne qualifie pas l’enfant à protéger, qui apparaît dans sa posture spectrale hantant encore l’espace, mais elle redéfinit les conditions de sécurité de l’espace privé comme un lieu public.
L’enfant est ainsi celui qui impose pour partie un espace public physique propre, tout comme, il modifie les conditions de l’espace public des relations humaines. Cet espace public commun n’est pas celui qui se serait immiscé entre la société et l’État, selon la conception rationaliste habermasienne. Dans l’univers de la production pathologique du normal, l’espace public, devenu espace de la totemisation des enfants et de son opposé, l’espace de leur discrimination, est une forme étrange des interactions humaines. L’espace de la communication ne se dissout pas que par la soumission aux lois de la réification (Alex Honneth, p. 84), mais également, par l’ensemble des activités instrumentalisées par le souci de l’autre, par la folie de la déraison sociale. L’intérêt émancipatoire de l’humanité semble fondre autant par la soumission au principe de la réification, que par la nécessité d’affiliation au principe de la différenciation.
De ce contexte, la responsabilité des parents ne semble plus guidée par un choix pédagogique, pour le bien de l’enfant, pour parler, comme la loi et le juge, quand l’enfant se trouve dans une situation de danger. Le pouvoir parental n’est pas aiguillé seulement par des éléments objectifs et la centralité du devenir de la progéniture. L’enfant est désormais guidé par la loi de l’intérêt social, qui n’est pas sans nous rappeler son double, réuni par les principes de l’ordre public : sécurité, tranquillité et salubrité. Il existe un véritable phénomène de réplication, qui de l’ordre du territoire, qui de l’ordre de l’autorité, qui de l’ordre de la production, se déterminent l’un l’autre, au détriment même de l’institution sociale référentielle. Il y a bien donc quelques entités supérieures à celles que l’on présente souvent comme le « centre », le « cœur », la seule des institutions. La famille, tant dans son traitement instrumentalisé, que dans ses valeurs que l’on rejette, se réduit au bénéfice de l’ordre et de l’échange normalisé.
φ
La théorie de l’enfance que propose Giorgio Agamben (2001), conçue comme une expérience de la faculté même de parler, ou de la puissance vitale de la parole, concentre l’intention de faire contre-feux à la déraison sociale. Car ce qui est en jeu à la naissance d’un enfant, c’est chaque fois la naissance d’un monde, la naissance d’un sujet, la naissance d’un sujet-monde, et donc par voie de conséquence, l’apparition d’un nouvel inconscient, laissée à la dérive des nouvelles conditions de la production des subjectivités. La correction sociale, imposant la punition discriminante, procède même de cet univers foucaldien où il est toujours question de production disciplinaire, où en l’espèce, l’enfant incorrigible et monstrueux, indocile et pervers, sert à instruire une société d’adultes en rupture de la norme. L’enfant n’est pas de plus en plus difficile, comme la pensée commune, copulant avec toutes les doxa l’affirment : il est révélé comme tel par ceux qui cherchent, et tâtonnent le plus souvent, pour établir les conditions de la norme des adultes.
Bibliographie
Giorgio Agamben, Enfance et Histoire, « Petite bibliothèque Payot », 2001.
André-Jean Arnaud, Critique de la raison juridique. Où va la sociologie du droit ?, tome 1, L.G.D.J., 1981.
Fabienne Cogulet-Bonnet, L’incidence de l’âge sur les droits de l’Homme et les libertés fondamentales. éd. Jeunesse et droit, 2007.
Jacques Derrida, La carte postale. De Socrate à Freud, Flammarion, 1980
Dossier : « Le quotidien du politique : ruse, souffrances et petits bonheurs – Rencontres avec d’autres champs de la sociologie », n° 19 2007/1, Éducation et sociétés, p. 99 à 113.
Jean-Pierre Dupuy, Ordres et désordres. Enquête sur un nouveau paradigme, Seuil, « La couleur des idées », 1982.
Axel Gosseries, « Discrimination par l’âge », in Vincent Bourdeau et Roberto Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique, 2007.
Félix Guattari, Suely Rolnik, Micropolitiques, Les empêcheurs de penser en rond, 2007.
Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, La Découverte, 2008.
Marie Mercat-bruns, « Prévention de la discrimination fondée sur l’âge et diversification des normes juridiques », Retraite et société, n° 51 2007/2, p. 147 à 173.
Daniel Sabbagh, L’Égalité par le droit : les paradoxes de la discrimination positive aux États-Unis, Paris, Economica, collection « Études politiques », 2003.
Dominique Sistach, « Archéologie du principe juridique de non-discrimination racial », in Discrimination et modernité, sous la direction de Dominique Sistach et d’Antigone Mouchtouris, PUP, 2007.
Bernard Stiegler, Prendre soin de la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008.
Edward Thorpe et Geert Decock, La discrimination fondée sur l’âge en Europe (Fondation Nationale de Gérontologie), Gérontologie et société, 2004/4 – n° 111, pages 207 à 223.
Notes
1L’interdiction de l’espace à l’enfant et à l’animal, nous renvoie inéluctablement auxgénéalogies concordantes de l’esclavage des afro-américains et de l’exploitation coloniale européenne, et ainsi à toutes ces photographies d’affichettes, véritables archives anthropologiques, accrochées à des portes de commerce : « no black, no jew, no dog » ; « interdit aux indigènes ». Les discriminations portent en elles, ces traces et cette profondeur, qui fait que discriminer est toujours dans un rapport étroit, ici symbolique et matériel dans l’usage de ces dénonciations affichées à la généalogie des discriminations de race (Dominique Sistach, 2007).
2 Ludovic Blecher, « Le Carrefour de Rosny 2 interdit aux « animaux » et aux « mineurs » », Libération, déc. 2006.
3« La ségrégation est une fonction de l’économie politique subjective capitalistique directement liée à la culpabilisation. Toutes deux présupposent l’identification de n’importe quelle personne à des cadres de références imaginaires, ce qui favorise toutes sortes de manipulations. C’est comme si, pour se maintenir, l’ordre social devait instaurer, encore que de la manière la plus artificielle possible, des systèmes de hiérarchie inconsciente, des systèmes d’échelles de valeur et des systèmes de mise en discipline. Ces systèmes donnent une consistance subjective aux élites (ou aux prétendues élites) et ouvrent tout un champ de valorisation sociale, où les différents individus et couches sociales auront à se situer. Cette valorisation capitalistique s’inscrit essentiellement non seulement contre les systèmes de valeurs d’usage, comme Marx l’a décrite, mais aussi contre tous les modes valorisation du désir, tous les modes valorisation des singularités. » (Félix Guattari, Suely Rolnik, 2007, p. 59)