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Le « Marinisme » : un souverainisme intégral

Property insurance.Propos de Nicolas Lebourg recueillis par Renaud Dély, " "Le Marinisme est une auberge espagnole" ", Le Nouvel observateur, 8-15 mai 2014, pp. 44-45.

Sur le fond, le projet du FN de Marine Le Pen est-il en rupture avec celui de son père ?

Nicolas Lebourg : Je ne parlerai pas de rupture mais il est vrai que le programme frontiste a évolué sur bien des points. Globalement, il se traduit aujourd’hui par une radicalisation de la conception de l’Exécutif. Ainsi, Marine Le Pen explique qu’une fois présidente, elle assurerait un appel permanent au peuple, marginalisant la  représentation populaire et les corps intermédiaires. De même, la sortie de l’euro doit-elle mener au rétablissement de l’étalon-or et à la possibilité pour l’Etat de s’endetter auprès de sa banque centrale. L’Etat doit investir dans des chantiers et assurer la taxation à 3% des importations. Enfin, l’identité nationale doit être fixée par un néo-laïcisme qui passe de la séparation des églises et de l’Etat à l’élimination de tout signe cultuel dans l’espace public. Au total, le FN de Marine Le Pen propose donc  un souverainisme intégral (politique, économique, culturel) qui promet à l’électeur de toute classe sociale d’être protégé de la globalisation économique et culturelle et d’avoir la jouissance tant des gains du capitalisme entrepreneurial que de la protection de l’Etat-providence. Le « marinisme », c’est bien plus un « ethno-libéralisme » qu’un « virage à gauche ». Et, par rapport au FN de son père, on peut se demander si l’on n’assiste pas à une radicalisation plutôt qu’à une pondération.

Le rejet du Musulman est devenu une figure dominante du discours FN et l’antisémitisme semble avoir disparu. Est-ce à dire que la hiérarchie des ennemis de l’extrême droite a évolué? 

Il ne faut pas mésestimer le poids que peuvent avoir dans l’appareil militant du parti les thèses d’Alain Soral. Mais le FN s’est toujours appliqué à retranscrire les crispations sociales du moment. Or, on a évolué : un 1966, un sondage IFOP sur « les Français et le problème juif », révélait qu’un sondé sur cinq était antisémite, qu’un sur quatre reconnaissait l’assassinat de plus de cinq millions de juifs européens comme étant un fait exact, et qu’un sur deux ne voterait pas à une élection présidentielle pour un candidat juif.De nos jours, l’islamophobie est devenue plus mainstream que l’antisémitisme. On voit d’ailleurs qu’hormis Soral et Dieudonné, peu de polémistes ont pu créer un marché de l’un, alors que beaucoup le font de l’autre, et dans notre époque c’est un vrai marqueur. On perçoit une crispation altérophobe globale depuis 2001, mais l’islamophobie est devenue une idéologie de masse. Elle fait des tares de la société postindustrielle celles de la société multiculturelle, et réduit cette dernière à l’effet de la présence des personnes issues du monde arabo-musulman. Ce seraient eux qui font changer nos modes de vie, et  non plus la financiarisation, le boom technologique, la postmodernité. Le FN a compris que politiquement, c’est devenu un créneau porteur, comme l’antisémitisme répondait jadis au passage de la société rurale nationale à l’industrielle internationale.

L’obsession identitaire du FN semble s’être renforcée et pourtant son programme semble délaisser le concept de « préférence nationale ». Y-a-t-il là une contradiction ?

Dans les années 70, le concept identitaire était réduit à l’extrême droite radicale. La dimension ethno-culturelle est ensuite devenue obsédante au FN dans les années 1990. Aujourd’hui, on a un grand écart : le FN parle de nationalisme de contrat social, mais en même temps il cible régulièrement les Français de « fraîche date » ou musulmans. Ce n’est pas 100% rationnel mais correspond plutôt bien à l’état de l’opinion, qui demeure attachée aux référents républicains mais où les crispations et concurrences identitaires sont foison. La France rêvée aujourd’hui par le FN est celle de l’ère industrielle, avec la valeur-travail, la mythification d’une solidarité des petits et d’une hiérarchie méritocratique légitime.

Idéologiquement, la préférence nationale demeure la pierre angulaire, mais en se combinant dans le discours avec le néo-laïcisme et le protectionnisme industriel il y a désormais une offre de protection globale qui permet de viser plus de segments électoraux. Ainsi, face à la crise, le FN est le seul parti qui propose de régler le chômage par deux dispositifs (la « préférence nationale » et le « protectionnisme intelligent ») qui ne demandent aucun sacrifice à aucun électeur. C’est une offre politique puissante.

Alors que Jean-Marie Le Pen semblait se satisfaire d’exercer une fonction tribunicienne, sa fille revendique clairement la conquête du pouvoir, local et national…

Le père ne voulait pas de succès locaux déstabilisant sa présidence. Il n’était pas si détaché de la course au pouvoir qu’on le dit maintenant :  en 1988 il pensait être au second tour des présidentielles, et il a après songé à changer le nom du parti. Ensuite, quelque chose se casse, après 1995 le doute s’est généralisé dans le FN quant à son envie de gagner. Cela a amplement contribué à la scission mégretiste, et Marine Le Pen sait qu’elle doit marteler son désir de victoire pour tenir la barque. Et pour gagner, il y a une dialectique entre le local et le national. Dès 1976, François Duprat, le n°2 de l’époque, expliquait qu’il fallait avoir des postes d’élus locaux, pour que les cadres n’aillent pas faire carrière dans les partis de droite, et pour avoir une classe de petits notables permettant de normaliser le parti lors de la présidentielle. Les numéros 2 suivants, Jean-Pierre Stirbois dans les années 80 puis Bruno Mégret dans les années 90, ont prôné la même stratégie. Marine Le Pen a compris que pour réussir, et accéder un jour au pouvoir, elle ne devait pas commettre la même erreur que son père. Après tout, quand le Parti communiste était accusé d’être l’agent d’un totalitarisme étranger, il avait su se normaliser par le communisme municipal, présenter des instituteurs comme candidats, etc. Un parti qui prétend se « dédiaboliser » pour reprendre la terminologie du FN doit en passer par là dans un pays qui est un mille-feuilles politique. En outre, ça permet de fidéliser des clientèles en détenant les cordons de la bourse sur des territoires.

Marine Le Pen prétend avoir rompu avec le passé de l’extrême droite. Le FN est-il aujourd’hui un mouvement sans racines et sans mémoire ?

L’extrême droite est bien plus une « vision du monde » qu’un programme précis. Les équilibres internes comme le programme du FN ne se comprennent que par l’histoire de l’extrême droite. Quand elle parle, Marine Le Pen, comme nombre de ses opposants, confond « extrême droite radicale » et « national-populisme ». Le FN n’a certes rien à voir avec le fascisme, mais tout avec une veine national-populiste qui est un courant d’extrême droite existant dans notre vie politique depuis les années 1880. Il le mâtine de l’évolution « néo-populiste » que connaissent actuellement tous les partis d’extrême droite européens et qui consiste à en mettre en avant un Etat culturellement protecteur des libertés individuelles et populaires contre le multiculturalisme et la technocratie euro-libérale.

Ce « néo-populisme » affiché par le FN de 2014 est-il comme un retour aux sources de l’extrême droite ligueuse des années 30 ?

Les Ligues visaient surtout à une agit-prop sur un thème précis, ça évoquerait plus « la Manif pour Tous ». On trouve un côté ligueur chez quelqu’un comme Bruno Gollnisch, mais c’est une culture politique que peu ont : le militant lambda lit plus fdesouche.com que l’œuvre de Charles Maurras. Le FN d’aujourd’hui est une auberge espagnole : on y fait son marché idéologique comme ailleurs, c’est aussi ce qui permet d’agréger des gens très divers, et on ne peut pas dire que c’était le cas de l’Action française.

Pourquoi le FN a-t-il toujours tant de mal à nouer des alliances avec ses « partis frères » au Parlement européen alors que la montée de l’extrême droite est un phénomène que l’on observe dans de nombreux pays de l’UE?

Dès l’après-guerre, il y a eu une multitude de tentatives d’union européenne de mouvements d’extrême droite. Cela a toujours été un échec. Depuis qu’il y a les élections européennes, c’est encore plus délicat, car chaque parti essaye de nouer des alliances avec des correspondants qui ne nuisent pas à son image à l’intérieur de son propre pays.  Les alliances européennes du FN n’ont jamais eu de cohérence idéologique et à diverses reprises il a semblé profondément méconnaître certains de ses partenaires. Ceci dit la cohérence n’a aucune importance : ce scrutin a toujours vu l’abstention progresser, et sert de défouloir aux votants. Le FN y fera un excellent score car il parvient à dire qu’il s’oppose au libéralisme culturel (rejet de l’immigration, désir d’ordre) et au libéralisme économique (dénonciation de Bruxelles comme cheval de Troie de l’ultra-libéralisme).

Cette double opposition constitue le cœur de sa différenciation. Un sondage SOFRES de 2012 montre que l’électorat FN a une vision ethnicisée des questions sociales, mais qu’il défend les restes de l’Etat-providence : il veut le renforcement des services publics à 18% (contre 10% pour les électeurs sarkozystes) et une surveillance de l’économie par l’Etat à 57% (contre 32% chez les sarkozystes). Ce sont des traits communs à tous les partis d’extrême droite européens de ce début de XXIè siècle. Partout, ils proposent un contre-récit à la toute-puissance du capitalisme et à une société sans autre horizon commun que le consumérisme et l’individualisme. Ces formations ciblent un « autre » en responsabilité de tous les troubles culturels, économiques et sociaux, et dont l’exclusion permettrait de redevenir un « nous » solidaire. En face, le seul récit proposé, pour l’heure, consiste à vouloir tenir les déficits pour éviter d’être puni par Bruxelles…

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