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Au-delà du Matin des magiciens: l’extrême droite et l’ésotérisme

Par Stéphane François

Depuis cinquante ans, à compter de la parution du Matin des magiciens de Jacques Bergier et Louis Pauwels s’est répandu le mythe des rapports privilégiés entre le national-socialisme et le monde des occultistes. Si certains nazis, et, ultérieurement, néonazis ont eu des liens réels ou des intérêts marqués pour les thèses occultistes, il est réducteur d’assimiler le national-socialisme à une idéologie d’essence occultiste. Cette réduction est pourtant devenue un lieu commun pour le grand public, largement diffusée par les milieux extrémistes eux-mêmes. Partant, l'ensemble des mouvements radicaux de droite ont pu être soumis à des questionnements quant à leurs relations avec les à-côtés spirituels de la modernité.

Le cadre allemand fut toutefois privilégié non seulement à cause de la fascination exercée par le nazisme et ses crimes mais parce qu’il existait une base rationnelle à des élucubrations spéculant sur des irrationalités réelles. En effet, les racines du national-socialisme dans la mouvance völkisch du XIXè siècle ont rencontré un intérêt certain. Le mot völkisch demeure à peu près intraduisible en Français, mais son concept signifie entres autres et avant tout une idéologie raciste, populiste, agrairienne, naturaliste. C’est un élément que nous avons abordé dans un débat avec Didier Le Masson, spécialiste de la franc-maçonnerie allemande, et l’essayiste Philippe Valode pour la web-télévision Baglis. La discussion passa ensuite à la question du fond idéologique de la franc-maçonnerie allemande et du rapport entre État et franc-maçonnerie dans la France des XIXè et XXè siècles.

Cette conversation peut s’enchaîner avec une autre portant sur le rapport de la franc-maçonnerie en Italie au nationalisme. Avec le politologue Jean-Yves Camus et Christian Bouchet, cas spécifique puisque cadre nationaliste-révolutionnaire et spécialiste universitaire de l’ésotérisme, nous avons évoqué les liens entre ésotérisme raciste et fascisme, national-socialisme et fascisme allemand.

Le Matin des magiciens est perçu par chacun des intervenants comme un succès certes phénoménal mais aussi et d’abord comme une mystification éditoriale. Néanmoins, celle-ci est révélatrice de son temps, de sa capacité à tirer du néant mythes et traditions, voire à les créer de toutes pièces. En effet, l’ésotérisme de droite radicale s’était totalement tari. Bergier et Pauwels durent compiler de vieux textes hallucinés et conspirationnistes. Toutefois, le succès fit qu’ensuite il y eut non seulement une vague éditoriale allant en leur sens, mais aussi, par popularisation des thèmes de l’ouvrage, on vit des membres de la droite radicale adopter cet ésotérisme, en croyant qu’ils représentaient la tradition de leur courant. Ex nihilo surgissait d’une manière toute post-moderne ce qui se présentait fièrement comme un retour archaïque.

On ne saurait finir sans s’intéresser aux auteurs de ce phénomène. Sa sympathie pour la Nouvelle droite, son rôle dans les colonnes du Figaro magazine, font que l’on connaît Louis Pauwels. Bergier reste une figure dans l’ombre. C’est le sujet que nous avons traité avec Wiktor Stoczkowski, anthropologue (EHESS et Collège de France) et Jean-Luc Rivera (des Éditions de L’œil du Sphinx), oeuvrant sur les thèmes du paranormal. Après la séparation du tandem, Bergier a plongé dans la précarité financière. Il a conséquemment développé une grande production très bas de gamme, alimentaire, assez délirante, dont il est difficile de savoir ce qu’il en croyait lui-même. Saille en tous cas une culture certaine en matière de littérature S.F. d’où découle l’ensemble de son ésotérisme. Avec Bergier, la S.F. n’est plus seulement un genre littéraire : elle devient entre ses mains une source scientifique. Là aussi, il est permis de considérer que ce fait le dépasse, voir qu’il est fort révélateur d’actuelles dynamiques dans le champ intellectuel.

On aura noté qu’en somme, ce dernier élément, nous renvoie à une réalité très méconnue des divers auteurs de l’occultisme nazifiant. A savoir que les conditions économiques de la production sont essentielles pour comprendre une oeuvre. Des sectes imaginées en complots rêvés, c’est la réalité sociale factuelle qui est chez eux d’abord évacuée. Peut-être cela a-t-il à voir avec le substrat réactionnaire de ces auteurs. Peut-être cela explique-t-il aussi pour partie la fascination qu’ils exercèrent sur des dizaines de milliers de lecteurs : aux grises mines européennes des années 1920-1930, au noir cauchemar mondial des années 1940, se substituaient devant eux les charmes d’un matin des magiciens…

Ces vidéos ont été mises en ligne par Baglis.

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