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Qu’est-ce que « le social » ? [1/2]

Par Dominique Sistach

Qu'est-ce que "le social" ? La question peut paraître incongrue, tant le terme semble utilisé, médiatisé et rendu malléable par l'ensemble des discours. La notion reste pourtant souvent inconnue du plus grand nombre. Le terme social ou l'expression « le social » recouvre deux acceptions distinctes. Le terme initial recouvre l'ensemble des interactions humaines, dont le prime et continuel rapport se fait d'abord vers soi-même. En ce sens, le terme social recouvre l'ensemble des phénomènes sociétaux que saisit plus ou moins habilement la sociologie, notamment quand elle se résume à des découpages statistiques, à des imaginaires en diagramme. L'expression « le social » est circonstanciée à l'action collective qui défend la société des agressions qu'elle subit ou qu'elle s'inflige. « Le social » relève ainsi simultanément du sociétal et de la nomination de ce que l'on appelle communément les « problèmes sociaux » qui sont déterminés et régulés par l'action publique et/ou associative.

« Le social » porte en lui, les germes d’une représentation viciée, assimilant la réalité sociale à un ensemble de pathologies, qui ne sont, pour parler comme Axel Honneth, que les « pratiques déficientes d’un potentiel de la raison ».

Multitudes

La question sociale recouvre potentiellement le champ d’une intervention publique diligentée par les nécessités d’une société développée. La question sociale n’est plus le prolongement exclusif de la lutte des classes. Elle est désormais un domaine permettant de gérer institutionnellement les différents stades de la vie humaine. Il ne s’agit plus de défendre la vie élémentaire du travailleur : son travail, sa santé, sa retraite. Il s’agit désormais de considérer les différents stades de la vie : l’enfance, l’égalité des genres, la vieillesse. La stratégie offensive de la lutte des classes, dont tout le monde semble avoir oublié les conditions d’exploitation et de domination imposées par la classe bourgeoise, pour ne conserver à l’esprit que la riposte « revancharde » de la classe prolétarienne, s’est aujourd’hui substituée en stratégie « invisibilisée » des tensions identitaires entre tous, pour faire que le politique puisse en tirer un négoce, et un texte de gouvernement permettant la direction des affaires communes, et les réélections à venir.

On peut parler des questions sociales imposant la protection sociale, avec pour origine les contradictions du capital contre la société, et par ailleurs évoquer les questions sociales déterminant le champ de son action, avec pour origine les nécessités de sa modernité. De ce point de vue, la société est à nu. Car la question sociale n’est plus seulement conduite par l’économie structurelle, justifiant l’exploitation contre la plus-value, elle est désormais gouvernée par la société diffusée justifiant la marginalisation des corps improductifs des enfants et des personnes âgées. S’il semblait difficile déjà d’admettre, que les pathologies du capital soient des vices sociaux, la nominalisation en pathologies de la jeunesse et de la vieillesse, montre clairement, la dérive et l’irrationalité de la conduite politique de l’opinion publique.

D’un enjeu idéologique majeur au cours du très long XIXe siècle, le social est devenu un espace contemporain de la politique et des réalités pragmatiques du politique. L’évolution en cours laisse à penser un modèle développé de démocratie libérale dont les questions sociales se résolvent en amont, au sein de l’ensemble de la communauté, par la gestion des grands thèmes sociétaux, et non plus en aval, dans le règlement indéfinissable des problèmes sociaux que l’on réserve à certains. La modernité de l’action sociale procède de l’investissement de la normalité, pour palier aux seules actions portant sur les anormalités. La modernité procède aussi de la réunion du social et du sociétal, non comme une formule du problème et de la solution, mais comme un système de cohérence entre l’impérative relation humaine et les réalités de transformation de ces mêmes relations humaines. C’est à ce prix, que l’action sociale pourra se représenter à nouveau positivement. La petite enfance, l’éducation, le traitement social des maladies neurodégénératives, la grande vieillesse, mais aussi les répartitions sociales entre hommes et femmes, le traitement social de l’accueil des migrants, sont autant de conditions pour atteindre l’harmonie économique et culturelle, que pour produire un savoir-faire social éprouvé par les institutions.

Segments

Les difficultés que connaissent l’État et les collectivités publiques, territoriales ou spécialisées, procèdent de deux réalités. La première est stratégique. Le pouvoir politique use et abuse de la question sociale pour en faire simultanément un nouvel objet de fiscalité et un repoussoir antifiscaliste. Ou à l’opposé, le pouvoir politique en fait un objet idéologique électoral, et une action convenue, maîtrisée, et rendue à son pragmatisme. En second lieu, cette question sociale ne constituepas que l’objet d’une transaction idéologique entre forces de gouvernement, mais une action publique que la puissance d’État affirme pour pouvoir organiser la société du travail. L’action publique est ainsi systématiquement décalée ; les programmes électoraux correspondant rarement aux impératifs d’une société en mouvement. Les réalités sociales, c’est ce que connaissent les collectivités territoriales en étant au plus proche des citoyens, mais si loin des conditions de décision de l’économie politique globalisée. Non seulement pour les collectivités directement gestionnaires de la majorité des questions sociales (le Conseil Général est compétent pour les questions générales telles que la petite enfance, les revenus d’insertion, la gestion des tutelles, etc.), que pour les collectivités administrant le logement social, l’accueil des enfants non scolarisés, etc., soit l’ensemble des 36 000 projets communaux en France.

L’action publique sociale est ainsi historiquement segmentée en régime de protection sociale et politiquement territorialisée en compétences de gestion sociétale. Elle est, à proprement dire, déconstruite institutionnellement et redéployée territorialement, ce qui nous permet de mieux comprendre son imperceptibilité collective.

C’est un lieu commun aujourd’hui d’affirmer que l’entretien et l’éducation de la jeunesse sont une des clefs pouvant organiser une société plus homogène et plus fluide. Beaucoup moins répandus en France, les discours savants qui tentent de montrer comment le bon accueil des plus jeunes conditionne la qualité et la continuité des carrières professionnelles de leurs mères. Ainsi, un bon accueil maternel n’exclue plus le père, mais l’invite à élever ses enfants, non pour soulager la mère, mais pour s’investir en tant que père, retiré de la production plus longuement. Cela permet d’équilibrer  le mouvement interne des unités de production, et ainsi de limiter les inégalités de traitement hommes/femmes, dont on sait qu’elles réduisent nos sociétés à « l’indéveloppement » social.

À l’opposé, pour ce qui est des aménagements de la fin de la vie, le traitement de l’entretien de la vieillesse et de la dépendance ne doit pas être considéré comme un thème prioritaire ou une politique d’urgence. À moins de méconnaître l’évolution de la démographie nationale (ce qui est peu crédible), nul ne peut considérer ces problématiques comme soumises à la Loi de l’exception et à son lot de surprises feintes. Elles sont connues et malheureusement délaissées depuis plus d’une décennie. À ne pas considérer le traitement de la vieillesse comme un engagement de soutien à ceux qui constituent la mémoire d’un espace, on délaisse progressivement les conditions élémentaires qui font qu’un système d’organisation n’est pas totalement barbare. Il n’existe même plus la contestation possible d’une société qui abandonne ses ascendants selon la loi de l’inutilité, la grande majorité des dépendants à venir, nécessitant quasi automatiquement la surveillance et les soins adéquats. Les savoir-faire propres aux sciences de l’homme et de la société et les techniques d’ingénierie sociale permettent à terme de générer des personnels qualifiés aptes à assumer l’entretien des dépendants pour faire que la société ambitionne d’être humaine. Le travail social dépend de la construction d’un sens éthique qui place l’humanité au cœur du quotidien, de l’accueil, des soins et de l’aide.

Perspectives

Les certitudes que nous portons à notre temps ne doivent pas nous aveugler. L’action sociale constitue un tel foyer d’emplois : le service aux personnes constitue le premier secteur d’activités de la décade à venir. L’enjeu n’est plus social, il deviendra indubitablement celui du capital. Or, en ce domaine, l’organisation et la régulation des grands enjeux sociaux ne peuvent succomber qu’à la loi des intérêts, sans que les services soient assumés avec un souci de professionnalisme et un sens éthique développé. Le capital ne nous a pas habitués à générer une humanité professionnelle, tant, l’histoire de l’exploitation n’a cessé de se reproduire quels que soient « les saisons du capital ».

L’exercice du service public est le seul moyen de la réalisation des services à la personne. L’intérêt général procède de cette intention, qui dépasse ainsi la notion de solidarité, par trop connotée comme la dette morale du capital. L’intérêt général est fondamentalement enraciné dans le principe de Fraternité, dont on sait qu’il ne procède en rien d’une forme de charité laïque, mais au contraire, permet de disposer, tel que la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen le prévoie, que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Faut-il alors s’en donner les moyens, et faire que les politiques sociales, quels que soient les échelles de leur réalisation, soient l’expression et le gage des ambitions civilisatrices d’une société qui doit retrouver le sens et les principes qui ont imposé le rayonnement de la France depuis que notre société fut illuminée par la pensée révolutionnaire.

Il ne s’agit pas de changer la structure des intérêts qui nous gouvernent. Nul ne dispose de moyens adéquats pour changer la société de l’extérieur, par voie d’autorité ou par la quête d’une hypothétique justice sociale. À l’opposé, on peut espérer en un développement du savoir et des pratiques humaines, pour faire que l’augmentation de la culture de chacun d’entre nous engendre progressivement l’intégration des bonnes conduites sociales. C’est là, la condition élémentaire pour essayer de modifier notre rapport à la richesse et à l’enrichissement, source de notre désintérêt social. Notre époque est encore marquée par la prédominance de l’État et des collectivités pour gérer les troubles sociaux et les activités sociales. L’enjeu politique majeur est de faire que la question sociale soit réinvestie par ses acteurs, qu’elle ne soit plus délaissée à la seule mainmise des corps de gestion publique, devenus champ de bataille de ceux qui veulent imposer leur conception hégémonique du monde, à les voir consacrer comme nouvelle aristocratie du vide et de l’argent. Le social n’a pas besoin de charité, il a seulement besoin de socialité.

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