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Guénon, trois fois non

hegel magritte

René Magritte, « Les Vacances de Hegel ».

Première parution : Stéphane François, « Guénon, trois fois non », Critica Masonica, n°8, 2016, pp. 127-136.

Tout le monde, enfin ceux qui s’intéressent à René Guénon – soit pour le critiquer, soit pour s’en réclamer –, connaît sa fameuse boutade : « il y a ceux qui ont un diplôme, et les autres », lui-même se plaçant dans la seconde catégorie. Attitude amusante de la part d’une personne qui chercha à faire une thèse sur le système religieux indien sous la direction de Sylvain Lévi, et surtout représentative d’une personne frustrée de n’avoir pu devenir universitaire. En outre, Guénon n’était pas sans diplômes : licencié ès lettres, il obtient en 1916 un diplôme d’enseignement supérieur en philosophie. Malgré ces études, sa pensée reste surtout marquée par l’occultisme qu’il a longtemps fréquenté1, y compris après sa supposée rupture2, et par une conception religioniste du monde. Elle est également influencée par ses origines, dans un milieu catholique et petit-bourgeois de province, c’est-à-dire, concrètement, influencée par la contre-révolution et le légitimisme. Toutefois, une fois cela dit, il faut garder à l’esprit que l’idéologisation de la pensée de celui-ci est périlleuse : « Une lecture politique de l’œuvre de Guénon serait à la fois illégitime et illusoire », selon Jean-Pierre Laurant3 tandis que Jean-Pierre Brach estime que « Tout lecteur, même superficiel, de René Guénon s’aperçoit assez rapidement que celui-ci n’a pas laissé de textes à proprement parler politiques »4. Malgré tout, nous pouvons voir dans les textes de l’ésotériste une vision du monde organiciste et antidémocratique.

Ces idées seront diffusées, consciemment ou inconsciemment, dans son œuvre, et se retrouveront par la suite chez ses disciples, voire chez ses lecteurs… Elles se retrouveront également dans la franc-maçonnerie où elles feront des ravages sur le plan intellectuel5. Il est donc nécessaire de revenir sur certains de ces points pour les déconstruire. Nous nous intéresserons ici à trois thématiques importantes : Premièrement, une conception anhistorique de l’histoire et des religions ; deuxièmement, une conception anti-démocratique de société ; troisièmement, une pensée antiscientifique.

Premier non : une conception anhistorique de l’histoire et des religions

Le système guénonien est une construction intellectuelle qui rejette la science historique. Il renvoie à l’idée de l’existence d’une tradition unique, « primordiale », c’est-à-dire antérieure à toutes les traditions locales. Il se présente aussi comme une doctrine métaphysique, supra humaine immémoriale, relevant de la connaissance de principes ultimes, invariables et universels.

L’historien des idées peut mettre en lumière une généalogie intellectuelle. Ce discours est apparu durant la Renaissance italienne chez certains humanistes, Marcile Ficin et Pic de la Mirandole notamment, qui tentèrent de chercher un dénominateur philosophico-religieux commun depuis les philosophes païens en incorporant des éléments de religiosités hellénistiques, stoïcisme, gnosticisme, hermétisme néo-alexandrin, néo-pythagorisme, aux religions abrahamiques, les kabbales juive et chrétienne, en passant par des éléments médiévaux.

Ainsi naquit l’idée d’une prisca theologia, d’une philosophia occulta, d’une philosophia perennis, ces expressions étant proches, mais non synonymes. Cette idée de philosophia perennis, présente dans le discours de Marcile Ficin, a été énormément transformée par René Guénon pour lui faire englober toutes les traditions et religions de l’humanité. En ce sens, Guénon s’inscrit dans une filiation intellectuelle ésotérique comprenant des auteurs comme le théosophe Édouard Schuré, l’auteur des Grands initiés, publié en 1889, et du néo-cathare Déodat Roché6. Cependant, le mot « Tradition » au sens ésotérique du terme est apparu sous l’influence de la Société Théosophique pour « désigner une philosophia perennis élargie aux dimensions de tout l’univers spirituel de l’humanité »7.

René Guénon ne fait que reprendre cette filiation, en en masquant l’origine, mais toutefois en y remettant de l’ordre. Il affirmait ainsi l’existence d’une « Tradition primordiale », dont tous les courants ésotériques, franc-maçonnerie comprise, et traditions religieuses en général ne seraient que des formes dégradées plus ou moins reconnaissables. Cette distinction apparaît dans son œuvre vers 1920, donc après sa supposée rupture avec les milieux occultistes. Selon lui, « la tradition primordiale est la source première et le fonds commun de toutes les formes traditionnelles particulières, et qui procèdent par adaptation aux conditions spéciales de tel peuple ou telle époque […]8 ».

En formulant cela, il reprend également des thèses issues de la « science chrétienne » catholique : « la notion de Tradition primordiale a bénéficié d’une véritable légitimité scientifique au début du XIXe siècle et […] de très officiels organes de presse catholiques comme Les Annales de philosophie chrétienne de Bonnetty s’y référaient constamment ; elle sous-tend nombre de travaux de chanoines savants des cathédrales »9. Elle se retrouve, par exemple, dans les textes du cardinal Jean-Baptiste Pitra qui défendait l’idée d’une « Tradition » unique se transmettant depuis la Révélation. Ce cardinal fondait sa pensée sur l’étude sacrée du symbolisme. Dans les années 1850, domina « un système plus philosophique qu’historique », une science chrétienne, qui se faisait fort « de retrouver, dans toutes les pratiques religieuses de l’antiquité, le reflet déguisé ou défiguré d’une profonde sagesse primitive »10.

Si cette approche a connu son heure de gloire à l’aube du XIXe siècle, elle fut battue en brèche dès la fin de celui-ci. Ainsi, dès 1891, Goblet d’Alviella, dans La Migration des symboles, affirme la chose suivante : « Toutes ces théories, après avoir successivement captivé l’opinion, se sont lentement désagrégés sous les démentis multiples que leurs infligèrent les découvertes de l’archéologie, de l’ethnographie, de la linguistique, de l’histoire »11. La scientificité de la méthode traditionnelle est très largement contestée par des spécialistes de l’histoire des religions : Les « preuves » sont peu nombreuses et incertaines et ne sont pas des explications scientifiques. Elle prétend à l’universel à partir d’une poignée de mythes artificiellement regroupés sous l’appellation de la Tradition. La méthode traditionnelle ne sélectionne en effet que les points de concordance existant, tout en sacrifiant et laissant de côté les éléments divergents : elle ne sélectionne par conséquent que le plus petit dénominateur commun à des traditions éloignées dans le temps et l’espace, les différences étant considérées, par solution de facilité, comme des dégradations dues aux évolutions divergentes d’un même tronc.

Cette façon « traditionnelle » de faire l’histoire des religions est largement critiquée, à juste titre, dans les milieux scientifiques car il s’agit d’une approche « religioniste » de l’histoire des religions qui « consiste à partir du principe que pour prétendre valablement étudier une religion, ou des religions, il convient d’être soi-même religieux, faute de quoi l’on ne comprendrait pas. En l’occurrence, il faut croire à la Tradition primordiale si l’on veut que l’histoire des religions ait un sens. Position axiomatique évidemment liée à des jugements de valeur […] »12. Enfin, il faut prendre en compte le fait que la religion est un faux objet naturel qui agrège des éléments très différents (ritualisme, livres sacrés, sécularisation, émotions diverses, etc.) qui, à d’autres époques, seront ventilés dans des pratiques très différentes et objectivés par celles-ci sous des visages très différents.

Deuxième non : une conception anti-démocratique de la société

Parallèlement à son contenu ésotérique, le terme « traditionalisme » possède une ambiguïté politique, celui-ci renvoyant couramment à la notion de traditionalisme politique, comme les contre-révolutionnaires ou les traditionalistes catholiques proches de Monseigneur Marcel Lefebvre. En effet, le fondement du traditionalisme guénonien est l’incompatibilité entre « tradition » et « modernité ». Pour Antoine Faivre, il s’agit même d’un point constitutif de la doctrine traditionnelle13. Cette ambiguïté se retrouve chez Guénon, dès ses premiers textes. Tous ses lecteurs honnêtes reconnaissent cette idée chez lui : il rejetait le monde issu des Lumières et de la Révolution française, ainsi que toute la culture occidentale moderne. Ainsi, la volonté de transparence des sociétés modernes participe selon lui à la décadence, à la contre-initiation14. Il refusait tout aussi violemment la sécularisation du monde, en particulier du monde occidental, cherchant dans un Orient largement idéalisé, des civilisations restées à l’état traditionnel : l’Inde15 et le monde arabo-musulman. René Guénon a également contribué, à la fin du xixe siècle, à la rupture entre l’ésotérisme et le progressisme de gauche et les idées socialistes. En effet, ses premiers écrits étaient « antidémocratiques et antisocialistes »16. Par la suite, son discours se déplaça : il se mit à critiquer le technicisme des sociétés occidentales17.

Si Guénon ne s’intéressait pas officiellement à la politique – il insistait sur le fait de ne pas « prendre parti », il n’en a pas moins condamné sans appel la modernité et le progressisme. Pour Guénon, le « mythe du progrès » est l’ultime idole d’une civilisation matérialiste en complète dégénérescence spirituelle dont la principale représentante est la société américaine. Il constatait dès 1924 que « matérialité et sentimentalité, bien loin de s’opposer, ne peuvent guère aller l’un sans l’autre […] nous en avons la preuve en Amérique, où […] les pires extravagances “pseudo-mystiques” naissent et se répandent avec une incroyable facilité, en même temps que l’industrialisme et la passion des “affaires” sont poussés à un degré qui confine à la folie. »18

À l’opposé, toute son œuvre est marquée par une idéalisation du Moyen Âge et de sa société organique. Pour Guénon, le Moyen Âge, supposé traditionnel19, fut le sommet de la civilisation européenne par son spiritualisme et son organicisme20. Dès 1924, il écrit : « Ce que nous appelons une civilisation normale, c’est une civilisation qui repose sur des principes, au vrai sens du terme, et où tout est ordonné et hiérarchisé en conformité avec ces principes.21 » Dans le même texte, Guénon condamne la « chimérique égalité »22. Ailleurs, il a pu écrire qu’« En effet, chaque homme, en raison de sa nature propre, est apte à remplir telles fonctions définies à l’exclusion de telles autres ; et, dans une société établie régulièrement sur des bases traditionnelles, ces aptitudes doivent être déterminées suivant des règles précises, afin que, par la correspondance des divers genres de fonctions avec les grandes divisions de la classification des “natures individuelles”, et sauf des exceptions dues à des erreurs d’application toujours possibles, mais réduites en quelque sorte au minimum, chacun se trouve à la place qu’il doit occuper normalement, et qu’ainsi l’ordre social traduise exactement les rapports hiérarchiques qui résultent de la nature même des êtres.23 »

Guénon considérait le « monde moderne », c’est-à-dire le monde issu de la Révolution française, comme essentiellement subversif et foncièrement décadent. Dans ce type de discours, la modernité devient une évolution aberrante, une dévolution, de la « Tradition primordiale ». En effet, Guénon soutient qu’il existe « un long déclin de l’esprit depuis la Révélation primordiale »24. Radical, il voyait l’origine de cette dévolution dans l’apparition de l’humanisme, à la Renaissance. Cette thématique de la décadence, de la dévolution, au cœur de son œuvre, apparaît pour la première fois en 1927, dans La Crise du monde moderne25. De fait, la pensée de Guénon fut influencée par Joseph de Maistre, comme l’ont montré les historiens Victor Nguyen et Piero Di Vona26 et le très droitier Jean-Marc Vivenza27. Nous retrouvons dans ses textes les principaux thèmes antimodernes de la contre-révolution, mais transférés dans le domaine ésotérique et traditionaliste.

En ce sens, la pensée traditionaliste, en particulier celle de Guénon, s’inspire du catholicisme intransigeant. Celui-ci a été défini par Paul Airiau de la façon suivante : « refus des idéologies, des principes et des valeurs fondant le monde moderne (libéralisme philosophique : primauté et autonomie de l’individu et du sujet, usage de la raison, refus de l’autorité et de la tradition, impossibilité de parvenir à un accord sur la vérité et sur les questions métaphysiques ; libéralisme politique : souveraineté de la nation, séparation des pouvoirs, gestion temporelle sans faire appel à la métaphysique ; libéralisme économique : primauté de l’activité économique permettant la réalisation du sujet et de la domination du monde, liberté d’entreprendre, maximisation du profit).28 » la pensée de Guénon se place aussi dans la catégorie des discours antimodernes dont Antoine Compagnon a dégagé les six traits structuraux de l’antimodernité, qui se recoupent d’ailleurs souvent : la contre-révolution, l’hostilité aux Lumières, le pessimisme, la référence au péché originel, le choix d’une esthétique sublime et enfin l’adoption d’un style imprécatoire.

Ces « topoï apparus dès le lendemain de la Révolution française et revécus sous des formes variées »29 sont liés entre eux. Effectivement, la Révolution française, en consacrant la victoire de l’idéologie progressiste, des droits de l’homme, de la République et de la démocratie, a marqué la fin de la société d’Ancien Régime et a provoqué le rejet de la République par les contre-révolutionnaires. En retour, Guénon et ses disciples cherchent la restauration d’une société religieuse. Comme l’écrit Jean-Pierre Laurant, le « T » majuscule de la Tradition, fréquent dans l’écriture de Guénon « et omniprésent chez ses héritiers, souligne la parenté de la notion avec la Révélation »30. De fait, la société des traditionalistes est une société paternaliste, conservatrice et hiérarchisée, structurée sur l’idée de l’origine divine du pouvoir : « Le pouvoir vient de la Divinité ; mais sociologiquement de la paternité. L’autorité paternelle est l’archétype du pouvoir politique, parce que la famille est l’archétype de la société.31 ».

À l’instar des contre-révolutionnaires, les traditionalistes réduisent la modernité à un processus de décadence et tentent de raccrocher Guénon à leur vision du monde. Cela est facilité, il est vrai, par le fait que certains légitimistes, tel Jean Baptiste Victor Coquille, annoncèrent « le traditionalisme absolu – celui de Guénon ou Evola qui contestent la “pseudo-renaissance antitraditionnelle” – lorsqu’il situe le début du processus involutif très en amont de 1789 »32. Comme l’idéologie contre-révolutionnaire qui s’est construite en réaction aux Lumières des décennies avant la Révolution française33, la « Tradition » est une création typiquement moderne, en ce sens qu’elle se présente comme un concept, involutif, en « miroir », de la modernité : l’Âge d’or n’est pas à venir mais à chercher dans le passé. La pensée traditionnelle s’est construite en opposition au monde moderne, et non indépendamment de la modernité : « la structure mythique s’oppose à la structure de l’histoire », selon Hans Blumenberg34.

En ce sens, par la filiation idéologique et par la posture de ceux qui la formulent, la pensée traditionnelle s’inscrit aussi dans le cadre du romantisme, dont les prémisses étaient ouvertement une réaction aux Lumières et à la pensée libérale. Ces romantiques analysèrent et utilisèrent le mythe pour asseoir leurs idées. En effet, selon Hans Blumenberg, « Le romantique incline à considérer la présence du mythe comme son retour et non comme son histoire la plus récente, à comprendre son absence comme la possibilité et le postulat de son renouvellement.35 »

Troisième non : une pensée fondamentalement antiscientifique

La pensée ésotérique est antiscientifique par définition. Au contraire, elle fonctionne avec des principes analogiques de correspondances. Guénon n’échappe pas à cela malgré sa formation scientifique. S’il est connu pour avoir une rigueur, celle-ci est avant tout d’ordre rhétorique, mais aucunement d’ordre scientifique, ce qui ne l’empêche pas d’être au demeurant une structuration de type logique.

L’approche symbolique constitue la voie royale de la pensée analogique traditionnelle. Ainsi, il a particulièrement valorisé l’intuition intellectuelle, l’intuitio intellectualis, signe selon lui d’une tournure métaphysique, au point que celle-ci devient chez lui la voie royale vers cette même métaphysique, c’est-à-dire la connaissance des premiers principes. De fait, les partisans de l’ésotérisme traditionaliste ont développé une méthode, appliquée principalement à l’étude des « sciences sacrées », les autres sciences et techniques relevant selon eux de la décadence des sociétés modernes. Cette « méthode », fondée sur une analyse analogique et symbolique des textes religieux et appliquée donc à l’étude des mythes, des religions et à l’histoire des religions doit montrer la pertinence de leur point de vue. De ce fait, cette méthode est limitée par le refus d’utiliser les derniers travaux et découvertes scientifiques : anthropologie, sociologie, histoire, etc. et montre très rapidement les faiblesses de la « méthode traditionnelle ».

La principale réside dans certaines habitudes héritées des milieux occultistes, en particulier dans celle de Guénon d’affirmer tenir directement de supposés « maîtres orientaux », qui n’étaient en fait que des occultistes occidentaux, les connaissances qu’il développait dans ses livres doctrinaux sur l’hindouisme. Cette affirmation lui a conféré une autorité dans les milieux ésotériques et lui a permis de prendre de haut les universitaires, mais aussi les lettrés indiens, qui le contestaient. En retour, ce type de procédé légitimant montre rapidement ses limites : de telles assertions ne résistent pas à la critique scientifique et aux preuves philologiques, archéologiques ou historiques.

Cyniquement, l’utilisation de ce « truc », nous sommes presque dans un numéro de prestidigitation, permet également a contrario, d’utiliser des travaux scientifiques sans les nommer, afin de garder sauf son honneur. De fait, l’étude de la bibliothèque de René Guénon au Caire montre qu’il n’était pas si coupé du monde occidental que ça, contrairement à la légende colportée : il recevait des ouvrages qu’il recensait, et qu’il utilisait, sans les citer… Ce tour de « passe-passe » fut utilisé, par exemple, par Helena Petrovna Blavatsky, lors de l’écriture de ses livres majeurs, Isis dévoilée (1877) et La Doctrine secrète (1888), qui ne sont que des compilations d’ouvrages de son époque et qu’elle présente comme les messages de « Supérieurs inconnus ».

Malgré cette manie de masquer l’origine de ses sources, Guénon est parfois pris en défaut par ses interlocuteurs. Ainsi, Alain Daniélou, que nous ne pouvons guère qualifier de progressiste, a reconnu dans l’œuvre de Guénon l’utilisation d’un ouvrage de Bâl Gangâdhar Tilak, un nationaliste indien membre du Parti du Congrès (et donc un progressiste), connu pour reprendre certaines thèses aryanistes d’auteurs occidentaux36 : « J’ai été surpris, écrit Alain Daniélou, de voir que Guénon se référait exclusivement à la tradition védique et de plus s’appuyait parfois sur des textes que les lettrés traditionnels considéraient comme fantaisistes. À propos d’un article que je lui avais adressé, il m’écrivait : “Je note aussi incidemment que pour l’affirmation que la tradition hindoue venait du Nord, ce qu’il paraît contester, il n’y aurait qu’à le renvoyer non point à des “Western Scholars” dont l’opinion n’a aucune valeur pour moi, mais tout simplement au livre de B. G. Tilak The Arctic Home in the Veda.” (27 août 1947). Or le livre en langue anglaise de Tilak […] est contesté par les lettrés traditionnels hindous qui considèrent que Tilak a été fortement influencé par les travaux de certains savants occidentaux.37 » Un mythe aryen auquel Guénon adhérait : il était persuadé que la tradition hyperboréenne était la plus ancienne de l’humanité et qu’elle avait rayonné sur les différentes civilisations à partir du Pôle38. En ce sens, la « Tradition primordiale » guénonienne n’est ni occidentale, ni orientale mais nordique, car venant du pôle Nord.

Si Guénon a beaucoup écrit sur l’Inde et ses spiritualités n’y est jamais allé. Il fait donc partie de ces « ethnologues en chambre », typiques de la fin du xixe siècle et qui se contentaient de sources de seconde main. En outre, Guénon a reconnu sans difficulté auprès de Daniélou qu’il ne lisait pas couramment le Hindi, même s’il le sut imparfaitement autrefois39… Cependant, Michel Hulin peu suspect de complaisance pour les thèses guénoniennes, n’hésite pas à écrire que le livre de Guénon, L’Homme et son devenir selon le Vedânta40, publié initialement en 1925, reste l’« une des interprétations les plus rigoureuses et profondes de la doctrine shankarienne »41.

René Guénon est donc clairement un auteur réactionnaire, voire contre-révolutionnaire qui a sciemment construit une mythologie contemporaine, à l’instar de Carl-Gustav Jung, de Mircea Eliade ou de Gilbert Durand. Cette mythologie, en raison de sa qualité, il ne faut pas nier ce point, a connu malheureusement le succès que nous lui connaissons, Guénon devenant, dès les années trente, un intellectuel influent42 en France. Cet éloge de la société organique et du Moyen Âge, associé au rejet de la Révolution française et du monde moderne, cette conception anhistorique du monde et des religions, fait que nous pouvons le classer parmi les völkisch français, mais dans une variante non antisémite, Guénon ayant toujours considéré le judaïsme comme une partie intégrante de la tradition occidentale. Ainsi, il condamna, bien qu’il défendît l’idée d’une origine polaire de la « Tradition », dès 1921, dans son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, l’idée d’une race aryenne, et même celle d’une race indo-européenne, qu’il considérait née de spéculations d’« érudits allemands »43. Une condamnation qu’il réitéra en 1929 dans un article, « Atlantide et Hyperborée », paru dans Le Voile d’Isis44, puis en 1931 dans un chapitre du Symbolisme de la croix45. Pourtant, il n’était pas sans racisme, méprisant les civilisations d’Afrique subsahariennes et amérindiennes…

Notes

1Avec par exemple les livres suivants : René Guénon, Théosophisme. Histoire d’une pseudo-religion, Paris, Éditions traditionnelles, 1982 (1921) ; René Guénon, L’Erreur spirite, Paris, Éditions traditionnelles, 1981 (1923).

2Voir le contenu du Roi du monde, Paris, C. Bosse, 1927.

3Jean-Pierre Laurant, « Lectures de quelques textes “politiques” de René Guénon », Politica Hermetica, n° 1, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987, p. 72.

4Jean-Pierre Brach, « Métaphysique et politique chez René Guénon », Politica Hermetica, n° 1, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987, p. 5.

5Voir, par exemple, certaines notices du Daniel Ligou (dir.), Dictionnaire de la franc-maçonnerie, Paris, Presses Universitaires de France, 2006 (deuxième édition « Quatrige » mise à jour).

6Selon Mark Sedgwick, le « néo-cathare » Déodat Roché a développé quelques années avant René Guénon l’idée selon laquelle la Tradition s’oppose à la modernité scientifique et philosophique. René Guénon a reconnu dans son premier article réellement traditionaliste, « La religion et les religions », paru dans La Gnose (une réactivation de La Gnose moderne, la revue de deux membres de l’Église gnostique, Déodat Roché et Louis-Sophrone Fugairon), sa dette, l’influence de Pouvourville ainsi que l’influence de discussions au sein de l’Église gnostique, une structure ésotérique fondée par Jules Doinel, et dont Guénon fit partie entre 1908 et 1911. http://traditionalistblog.blogspot.com/. Consulté le 05 août 2009.

7Antoine Faivre, « Tradition », in Jean Servier (dir.), Dictionnaire critique de l’ésotérisme, Paris, PUF, 1998, p. 1314.

8René Guénon, Études sur l’hindouisme, Paris, Éditions traditionnelles, 1966, p. 112.

9Jean-Pierre Laurant, Politica Hermetica, n°22, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2008, p. 140.

10Eugène Goblet d’Alviella, La Migration des symboles, Bruxelles, Éditions Louis Musin, 1983, p. 7.

11Ibid., p. 7.

12Antoine Faivre, « L’historien et le pérennialisme », Politica Hermetica, n° 10, 1996, p. 69.

13Ibid., p. 68.

14René Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps, Paris, Gallimard, 1972, en particulier le chapitre intitulé « La haine du secret », pp. 85-90.

15Michel Hulin, « L’Inde comme lieu des figures de l’Autre », in Michel Hulin et Christine Maillard (dir.), L’Inde inspiratrice. Réception de L’Inde en France et en Allemagne (XIXe et XXe siècles), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, p. 20.

16Jean-Pierre Laurant, René Guénon. Les enjeux d’une lecture, Paris, Dervy, 2006, pp. 374-375.

17Voir le VIIIe chapitre (« Métiers anciens et industrie moderne »), René Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps, op. cit., pp. 59-65.

18René Guénon, Orient et Occident, Paris, Guy Trédaniel, 1987, p. 33.

19Mais quel Moyen Âge Guénon idéalise-t-il ? Les spécialistes ont montré que la notion de « Moyen Âge » repose en grande partie sur une simplification théorique d’une vaste période historique, allant grosso modo du Ve au XVe siècle. Ainsi, Régine Pernoud distingue quatre périodes : le Haut Moyen Âge, époque franque qui s’étend de la chute de l’Empire romain à l’avènement des Carolingiens (de la fin du Ve siècle aux environs de l’an 800) ; la période de l’Empire carolingien (environ de 800 à 1000), l’âge féodal (du Xe siècle jusqu’au XIIIe siècle) ; et le Moyen Âge proprement dit (XIVe-XVe siècles). A contrario, René Guénon envisageait un Moyen Âge rétréci, allant de Charlemagne au XIVe siècle, laissant donc un vide historique correspondant à la mise en place des royaumes barbares de l’époque mérovingienne… Même ainsi, nous sommes en présence d’une période de 600 ans…

20Mais il faut garder à l’esprit que les textes et les objets légués par le Moyen Âge nous sont devenus opaques, et la tâche de l’historien est de les étudier en s’affranchissant des catégories de pensée héritées du siècle des Lumières. Cf., Alain Guerreau, L’Avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2001.

21René Guénon, Orient et Occident, op. cit., p. 215.

22Ibid., p. 162.

23René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Paris, Guy Trédaniel/Éditions de la Maisnie, 1952, p. 18.

24Jean-Pierre Laurant, René Guénon, op. cit., p. 15.

25René Guénon, La Crise du monde moderne, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2001.

26Victor Nguyen, « Maistre, Maurras, Guénon : contre-révolution et contre-culture », in Pierre-Marie Sigaud (dir.), René Guénon, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1984, pp. 175-191. Voir aussi Piero Di Vona, Evola e Guénon. Tradizione e Civilta, Naples, Società Editrice Napolitana, 1985, p. 34.

27Jean-Marc Vivenza, Maistre, Puiseaux, Pardès, 2003, p. 118.

28Paul Airiau, L’Église et l’Apocalypse du XIXème siècle à nos jours, Paris, Berg International Éditeur, 2000, p. 13.

29Antoine Compagnon, Les Antimodernes, Paris, Gallimard, 2005, p. 17.

30Jean-Pierre Laurant, René Guénon, op. cit., p. 13, note 1.

31Jean Hani, Le Monde à l’envers, Lausanne, L’Age d’Homme, 2001, p. 159.

32Stéphane Rials, Le Légitimisme, Paris, Presses Universitaires de France, « Que-sais-je ? », 1983, p. 37.

33Stéphane Rials, Révolution et contre-révolution au XIXe siècle, Paris, DUC/Albatros, 1987, p. 13.

34Hans Blumenberg, La Raison du mythe, Paris, Gallimard, 2005, p. 55.

35Ibid., p. 19.

36Cf., Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014, pp. 185-187.

37Alain Daniélou, « René Guénon et la tradition hindoue », in Pierre-Marie Sigaud (dir.), René Guénon, Lausanne, L’Âge d’Homme, « Dossier H », 1984, p. 137.

38René Guénon, Le Roi du monde, op. cit., pp. 114-115. Sur l’Atlantide et Guénon, cf. Jean-Pierre Laurant, « L’Atlantide selon Guénon », in Chantal Foucrier et Lauric Guillaud (dir.), Atlantides imaginaires. Réécriture d’un mythe, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2004, pp. 184-192.

39Jean-Pierre Laurant, René Guénon, op. cit., p. 265.

40René Guénon, L’Homme et son devenir selon le Vedânta, Paris, Bossard, 1925.

41Michel Hulin, Shankara et la non-dualité, Paris, Bayard, 2001, p. 264.

42Xavier Accart, Guénon ou le renversement des clartés. Influences d’un métaphysicien sur la vie littéraire et intellectuelle française (1920-1970), Milan, Archè, 2005.

43René Guénon, Introduction générale aux doctrines hindoues, Paris, Rivière, 1921, p. 291.

44Ce texte sera compilé in René Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Paris, Éditions Traditionnelles, 1970, p. 35.

45René Guénon, Le Symbolisme de la croix, Paris, Véga, 1931.

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