Les Congrès du Front national

Extrait de Nicolas Lebourg et Sylvain Crépon, « Le renouvellement du militantisme frontiste », Sylvain Crépon, Alexandre Dézé , Nonna Mayer (dir.), Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, pp. 435-451.
Les militants FN ont-ils idéologiquement changé ? L’élection des membres du comité central lors des congrès fournit une indication rationnelle de l’évolution de la sensibilité des militants frontistes. Il faut cependant tenir compte des modifications des règles de désignation. Jusqu’en 1990, les délégués présents au congrès étaient désignés par les secrétaires départementaux, eux-mêmes nommés par le bureau politique sur proposition du secrétaire général. Depuis 1990, 80 % d’entre eux sont élus par la base militante (sur les 100 membres que compte le comité central, le président en coopte 20). La démocratisation s’amplifie en 2007 : désormais, les militants votent directement – l’opération visait alors à renforcer Marine Le Pen contre Bruno Gollnisch, ce dernier comptant plus de soutiens parmi l’encadrement, la fille du chef étant plus populaire parmi les militants. Les congrès de 2011 et de 2014 ont soumis le parti à cette innovation de la vie politique que constitue la prise de carte d’adhésion directement par internet. Pour le congrès de 2011, cela importe d’autant plus qu’il est celui de la succession et que Marine Le Pen y profite d’un coup de pouce du service public. La veille de la clôture des adhésions, elle passe sa soirée sur le plateau de télévision de l’émission d’Arlette Chabot (France 2) : 1 500 cartes de plus sont enregistrées entre la fin de l’émission et le lendemain soir. Non aguerris aux affres des courants internes, ces nouveaux adhérents sont censés avoir un réflexe de vote pour les « marinistes » clairement identifiés. Pour qu’ils ne se trompent pas, la future chef a publié sur internet la liste de candidats qui la parrainaient et que donc elle-même parrainait.
Le congrès de 1990 fournit une base logique de référence, puisqu’il s’agit du premier congrès où le FN s’affirme apte à gouverner la France. Bruno Mégret y déclare que le FN n’est pas en recherche d’alliance avec les droites mais a pour but de « réaliser la grande alternance, de prendre en charge la direction des affaires de la République ». Cependant, comme au congrès précédent, c’est Carl Lang (alors secrétaire général et homme de terrain apprécié des militants) qui obtient le plus grand nombre de mandats. La ligne avalisée est donc celle d’un national-populisme assumé, isolationniste sur le plan partisan (le parti refuse toujours le principe de l’alliance avec la droite), mais soucieux de l’implantation locale. Le congrès de 1994 place, par un hasard si extraordinaire qu’il nourrit quelques suspicions, Carl Lang et Bruno Mégret premiers ex-æquo. Les deux travaillant alors à organiser le parti, ce résultat suggère néanmoins qu’il s’agit, somme toute, d’une reconnaissance par la base de ce travail de structuration.
C’est auréolé de son succès par procuration à Vitrolles (inéligible, il a fait élire sa femme) que Bruno Mégret triomphe au congrès de 1997. Non seulement les votes le placent en tête, mais son lieutenant et mentor Jean-Yves Le Gallou est deuxième, Bruno Gollnisch arrivant troisième. Marine Le Pen se présente pour la première fois mais elle n’est pas élue, les mégrétistes affichant leur hostilité envers ce qu’ils qualifient de « dérive monégasque » du clan Le Pen. C’est donc une ligne de droite extrême qui est avalisée : la volonté de prendre le pouvoir en s’appuyant sur des alliances électorales et sur la conquête des territoires, tout en affichant des conceptions ethniques très marquées.
Le congrès de 2000 est bien sûr spécifique. La scission a saigné à blanc le parti et seuls les lepénistes sont encore présents. L’issue en est donc logique : les trois premiers élus sont, dans l’ordre, Bruno Gollnisch, Roger Holeindre et Jacques Bompard (ultime maire frontiste à cette date). Marine Le Pen bénéficie dès lors, tout aussi logiquement, de la fidélité lepéniste en se plaçant à la dixième place.
Au congrès de 2003 commence la bataille pour la succession. Dans son discours, Bruno Gollnisch se pose comme l’orthodoxe. Il achève son propos par ces mots : « Ce monde vétuste et sans joie croulera demain devant notre foi », l’un des vers des « Lansquenets », le chant préféré des jeunes nationalistes français que l’on entend souvent dans les défilés de l’extrême droite radicale. Les listes de noms de ses amis permettant finalement d’écraser Marine Le Pen et les siens sont filmées par les caméras de France 2. Sur les trente premiers élus au comité central… trente sont des soutiens de Bruno Gollnisch. La bonne organisation des rétifs à la patrimonialisation du FN fait qu’au vote pour le comité central Bruno Gollnisch sort premier, Marine Le Pen trente-quatrième. Si l’opposition entre un Bruno Gollnisch traditionaliste et une Marine Le Pen « moderne » constituera par la suite un storytelling médiatisé, ce congrès voit la victoire d’une ligne ligueuse, de droite extrême légitimiste, considérant que le FN doit conserver sa nature de parti antisystème.
Le congrès de 2007 apporte une originalité à la vie politique française : la grève des cadres accompagnant l’ouverture vers les militants voulue par Jean-Marie Le Pen au profit de sa fille. C’est un succès, car si Bruno Gollnisch caracole à 85,1 % des voix, Marine Le Pen en obtient 75,8 %. Elle bondit ainsi de sa trente-quatrième place de 2003 à la deuxième. Ce saut paraît lié à l’espoir des militants de voir Marine Le Pen réussir à désenclaver le parti et à lui apporter des victoires d’ampleur, en particulier dans la perspective de l’élection présidentielle, tout en incarnant la continuité par son patronyme. La ligne reste on ne peut plus orthodoxe : les deux suivants dans les suffrages des militants sont des lepénistes parmi les plus fidèles, Roger Holeindre et Louis Aliot.
La montée en puissance de ce dernier (classé soixante-deuxième au congrès de 2003) se confirme au congrès de 2011, où il est le premier élu. Certes, il est à cette date le compagnon de Marine Le Pen et bénéficie donc du halo de légitimité de sa compagne, dans le même temps élue présidente du parti. Néanmoins, il présente deux traits en propre qu’il ne faut pas omettre : l’importance de son engagement dans les fédérations, où il se déplace très régulièrement ; une ligne politique fidèle au national-populisme mais refusant toute référence antisémite ou racialiste. À cette époque, de plus en plus de militants se disent exaspérés par ce que l’on a pudiquement appelé les « provocations » de Jean-Marie Le Pen, qui, sans être nécessairement condamnées sur le fond, sont perçues comme autant d’obstacles au décollage politique du parti frontiste. Ces scores en sont indéniablement l’expression.
Le congrès de 2014 est celui qui doit montrer à la nation le nouveau visage du FN dédiabolisé. L’enjeu pointé par les médias est de savoir qui, de Marion Maréchal-Le Pen ou de Florian Philippot, sera élu premier. Les militants tranchent et, contre toute attente, classent dans l’ordre d’arrivée : Marion Maréchal-Le Pen, Louis Aliot, Steeve Briois et Florian Philippot. Le résultat, fort loin de celui espéré par le très médiatisé vice-président, fait donc la part belle à ceux qui soignent leur implantation électorale locale, ne rechignent pas à se rendre dans les fédérations, portent une ligne national-populiste assumée et peuvent se prévaloir d’une légitimité historique, voire familiale, dans le parti. Les technocrates nouveaux venus, s’ils incarnent la rénovation du FN, ne parviennent pas à en être l’incarnation.
Dans le long cours, entre 1990 et 2014, il n’y a donc pas de rupture dans les votes des militants frontistes. Dans le nouveau FN, comme dans l’ancien, la position militante se réclame de la préférence nationale, défend un enracinement stratégique dans les territoires et critique les provocations de Jean-Marie Le Pen, que celles-ci relèvent de la gestion clanique du parti ou de sorties verbales qualifiées de dérapages par la presse.