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L’Extrême-droite française et l’insoumission

Europe libère toi ! Affiche de l'EurodroitePar Jean-Yves Camus

Dans une récente étude, Bert Klandermans et Nonna Mayer ont mis en évidence les différences fondamentales qui séparent la vision du monde des militants d'extrême-gauche de celle des militants d'extrême-droite : alors que les premiers valorisent avant tout le conformisme, l'obéissance et le respect de la hiérarchie, les seconds mettent en avant l'égalité, la solidarité et la justice sociale (Klandermans, Mayer, 2006). Cette constatation, établie à partir d'entretiens avec des militants du Front National appartenant aux différents courants idéologiques qui traversent le parti, pose évidemment problème par rapport à notre objet de recherche : si l'extrême-droite attache autant d'importance à l'obéissance, comment ses adeptes peuvent-ils désobéir à l'Etat ou à une de ses institutions ?

Question d’autant plus difficile que, comme le soulignent Mayer et Klandermans,  confortant en cela nos propres constatations antérieures (Camus, 1996), lesdits militants, davantage encore aux échelons supérieurs et intermédiaires du mouvement qu’à sa base, se rattachent eux-mêmes expressément aux traditions de l’extrême-droite française depuis 1789, y compris celles qui semblent les plus anachroniques, telles que le royalisme, l’intégrisme catholique et l’appréciation positive des idéologies autoritaires des années 30,  au premier rang desquelles celle de la Révolution Nationale. Rien de tout cela, on en conviendra, ne prédispose à désobéir et à refuser de se soumettre aux impératifs que dictent la raison d’Etat ou l’intérêt supérieur de la Nation. Est-ce à dire que l’insoumission n’existe jamais à l’extrême-droite ? Certainement pas. Toutefois, ce n’est pas en France qu’elle se manifeste principalement.

Une tradition anglo-saxonne de l’insoumission

Il existe dans la tradition juridique anglo-saxonne et dans l’histoire des Etats-Unis (de l’Australie, à un moindre degré, Jones, 2004, p. 55-57), une longue série de groupes qui inscrivent l’insoumission dans leurs méthodes d’action et entrent en confrontation souvent violente avec l’Etat. Qu’il s’agisse des assemblées de citoyens du type Posse Comitatus, qui refusent de reconnaître la validité des actes juridiques établis par les autorités fédérales ou celles des Etats[1] ; des « identity churches » qui établissent des sortes de « réserves blanches » habitées par leurs seuls adeptes dans des coins reculés du Nord- Ouest américain, ou des milices (Militia movement) qui tendent à se substituer à la force armée fédérale (Dees, 1996 ; Stern, 1996), ils ont en commun de s’inscrire dans une tradition de défiance envers l’Etat-Moloch et envers tout système de normes juridiques qui n’émane pas directement des citoyens.

Tout pouvoir dont le centre se situe à un niveau supérieur leur semble illégitime et faisant obstacle à l‘exercice de leurs droits fondamentaux. Comme ils sont de surcroît adeptes de la théorie du complot, ces mouvements enseignent à leurs membres qu’il est légitime, et même indispensable, de se rebeller contre un pouvoir à la fois inique et impie (et souvent affublé du nom de « ZOG » : Zionist Occupation Government, ou gouvernement d’occupation sioniste), en refusant de remplir ses devoirs de citoyen, en utilisant tous les moyens même illégaux pour échapper aux autorités, et en passant au besoin à l’action terroriste. D’où la longue liste, dans les années 1980 et 1990, des meurtres d’officiers fédéraux, des désertions, des actes illégaux, commis par des groupes comme The Order ou Aryan Nations, para-militaires et clandestins, qui fournirent en quelque sorte le modus operandi et le climat psychologique dont s’inspira l’ancien « marine » Timothy Mac Veigh, auteur le 19 avril 1995 de l’attentat d’Oklahoma City. Le grand paradoxe de cette extrême-droite qui a fait de la désobéissance civile la pierre angulaire de son action est d’avoir été souvent inspirée par des théoriciens issus de l’armée : le Colonel William Potter Gale (1917-1988), un ancien membre de l’état-major du général Mac Arthur, est ainsi le « père » de l’ultra-droite para-militaire et le Colonel Ulius Louis Amoss, un ancien officier de renseignements, a forgé au début des années 60 le concept de « résistance sans chef »[2] (leaderless resistance) qui a inspiré l’extrême-droite terroriste américaine puis européenne, avant de migrer vers d’autres mouvances (« éco-terroristes », mais aussi islamistes radicaux). Cette acceptation de l’insoumission comme mode d’action politique est assez proprement américaine, car elle nécessite un niveau de défiance envers l’Etat qu’on ne retrouve guère dans les mouvements ultra- nationalistes européens. On peut imputer cette spécificité, assez largement, au fait que toute une partie des populismes et des droites extrêmes aux Etats-Unis fonde sa vision du droit sur la « common law » et s’oppose au processus par lequel l’Etat fédéral a, petit à petit, élaboré un corpus de textes qui s’est autonomisé par rapport aux sources anglaises. Leur idéal est celui d’un droit minimum, correspondant à une vie en petites communautés très décentralisées, profondément individualiste et où la Constitution américaine se limiterait aux articles contenus dans le texte adopté en 1787, destinés en premier lieu à protéger les citoyens des empiètements du pouvoir.

Nombre des militants les plus radicaux, aux Etats-Unis, ont également rallié les groupes « survivalistes ». Le survivalisme est une discipline physique et psychologique qui a pour objectif d’entraîner les hommes et les femmes à survivre en milieu hostile, par exemple si survient une catastrophe naturelle, nucléaire ou bactériologique, une invasion ennemie, ou une guerre civile. Le survivalisme, qui fait appel aux techniques de combat, de surveillance et de contre-espionnage, peut s’exercer en milieu urbain ou rural. Dans les deux cas, il est particulièrement prisé des militants américains dont l’univers mental, longtemps marqué par la hantise de l’invasion communiste, est structuré à la fois par la théorie du complot ; la notion de guerre raciale à venir et l’hostilité au gouvernement fédéral. En Europe, le survivalisme n’a guère pris, sans doute parce que l’époque à laquelle il a été introduit en France, le milieu des années 80, est aussi celle de la montée en puissance de l’extrême-droite politique et légaliste. Le bulletin Objectif Survie (à partir d’avril 1984) lancé par Olivier Devalez, qui est le précurseur du survivalisme français, est clairement néo-nazi[3]. Son concepteur exprimait en 1990 sa certitude que l’heure de la conflagration armée entre les « suprémacistes blancs » et l’Etat était proche et, constatant que « les organisations nationalistes françaises ne sont absolument pas préparées ni adaptées aux conditions rencontrées dans ce genre de situation de guerre civile », invitait ceux qui souhaitaient une autre activité que le militantisme politique classique à rejoindre « un organigramme local et cloisonné », sur le modèle du groupe américain The Order[4]. L’adaptation en France de la lutte armée « à l’américaine » fut également tentée, dans les années 1990, en milieu skinhead néo-nazi, par Hervé Guttuso, qui avait séjourné aux Etats-Unis et publia plusieurs bulletins, notamment Terreur d’élite (à partir de fin 1993)et 14 Mots (à partir de 1995)[5], qui prônaient l’assassinat des opposants liés «  à ZOG » et l’activisme armé, y compris le terrorisme. La répression policière mit bon ordre à ces vélléités, suffisamment explicites et outrancières pour que l’hypothèse de provocations ne soit pas invraisemblable. La dernière initiative connue d’Olivier Devalez est la publication, en 2002/2004, d’un bulletin électronique, Rahowa France[6], qui se voulait l’émanation de la branche francophone de la World Church of the Creator, l’un des principaux groupes racialistes américains, et d’une feuille de même nature, Créativité, comportant des articles du genre : « la voie du guerrier » ( n°12) ; « vivre sainement » ou « pour un recrutement exponentiel » ( idem).

La résistance de l’extrême-droite européenne

En Europe donc, rien de tel et pour deux raisons. La première est d’ordre culturel : l’imprégnation religieuse des mouvements d’extrême-droite français ou étrangers, en tout cas dans les pays de tradition catholique, leur fait inévitablement aborder la question de l’insoumission par la référence à la théorie du tyrannicide, telle que l’élaborèrent Jean de Salisbury et Thomas d’Aquin. La seconde raison est d’ordre politique : l’extrême-droite française et européenne a l’expérience du pouvoir et du contrôle de l’Etat. Elle ne considère pas celui-ci comme faisant par essence obstacle à la réalisation de l’ordre qu’elle appelle de ses vœux. Elle a, historiquement, trop partie liée aux classes dirigeantes, à l’armée et à la police, d’une manière générale aux élites, pour considérer comme normal le fait de se soustraire à l’autorité étatique. L’histoire de l’extrême-droite est donc pleine de ces hommes qui sont à la fois en lutte contre le « système », contre un ordre qu’ils jugent décadent, corrompu ou simplement contraire à « l’ordre naturel » et qui, cependant, ne sautent jamais le pas de l’insoumission, préférant travailler à l’intérieur des structures établies. A l’étranger aussi, cette attitude prédomine : l’extrême-droite italienne activiste des années 1970, autour du Mouvement Social Italien, a ainsi théorisé l’idée, dérivée des écrits de Julius Evola (1953), selon laquelle la prise de pouvoir se ferait par l’intervention des « corps sains » de la société, non gangrenés par la « subversion », principalement l’armée, les services de renseignements et les carabiniers.

L’extrême-droite française n’a donc jamais ni encouragé, ni pratiqué l’insoumission. Elle a eu la tentation du coup d’Etat, d’abord avec le général Boulanger (27 janvier 1889), puis avec les émeutes du 6 février 1934 et les agissements de la Cagoule et enfin, le 22 avril 1961, avec le putsch manqué des généraux d’Alger, appuyé par l’OAS. Mais lors de ces épisodes, les militaires, qui complotent ou se dérobent aux ordres de leur hiérarchie, se défendent d’une quelconque insoumission : ils se présentent comme les garants des intérêts supérieurs de la Nation, comme les dépositaires des traditions de l’armée française contre des hommes politiques ou des chefs qu’ils jugent mener le pays à sa perte. L’impression qui est la leur que l’honneur de l’armée n’est plus du côté des militaires légalistes peut les conduire à la désertion, mais celle-ci n’est pas perçue comme une insoumission : elle est justifiée, comme souvent à l’extrême-droite, par l’opposition à la « trahison de l’arrière » et des gradés gaullistes. Quelquefois, l’ambiguité est plus forte encore : dans le roman de Roger Holeindre, Requiem pour trois sous-off, le héros ne déserte pas pour l’OAS, il s’aperçoit que son contrat arrive providentiellement à expiration et tombe dans la délinquance de droit commun, une fois retourné à la vie civile. Lorsque les militants d’extrême-droite théorisent leur attitude c’est, dans le cas des cagoulards et des hommes des Ligues, par l’opposition, puisée chez Maurras, entre « pays réel » et « pays légal ». Les soldats et officiers déserteurs de l’OAS sont mus par l’anticommunisme, la hantise de la subversion et le sentiment de la fin d’un monde, celui de l’Occident colonisateur, mais seule une toute petite minorité catholique intégriste et providentialiste, autour de Robert Martel, inscrit son combat dans le cadre d’une opposition frontale et totale à un ordre social et politique jugé contraire au droit naturel. C’est le même filon catholique intégriste qui fera déclarer à Jean-Marie Bastien Thiry, qui a tenté de tuer le général de Gaulle, dans une déclaration faite lors de son procès le 2 février 1963, que son acte est inspiré par la théorie thomiste du tyrannicide (sur les motivations idéologiques des militaires de l’OAS, Dard, 2005, p. 73-76).

La guerre d’Algérie est toutefois un point de rupture. En effet, c’est immédiatement après sa fin que se produit le seul appel connu de l’extrême-droite à ne pas servir le « régime » sous les drapeaux. Elle figure dans le n°17 de la revue de la Fédération des Etudiants Nationalistes (FEN), les Cahiers universitaires, daté d’octobre 1963. Le titre de la couverture est : « Pourquoi un service inutile ? ». A l’intérieur, un article non signé est titré : « Voici pourquoi il faut supprimer le service militaire ». Dans le numéro suivant (janvier 1964), un second article, toujours non signé, était titré « Pour la suppression totale du service militaire ». Il s’agit jusque là d’une revendication politique qui, en elle-même, n’incite pas à l’insoumission. Toutefois, un inter-titre d’un article paru dans le numéro d’octobre 1963, repris dans des tracts et sur des affiches de la FEN était : « Plus un soldat pour le régime »[7] ce qui, on en conviendra, peut être un appel voilé à ne pas effectuer ses obligations militaires. Cet acte suscita l’incompréhension à l’extrême-droite et resta si isolé que l’extrême-droite des années 70 fut au contraire très à la pointe du combat contre les comités de soldats qui, pilotés par l’extrême-gauche, demandaient le droit pour les conscrits et les militaires de carrière de se syndiquer. Mis en place par le Parti des Forces Nouvelles, un Comité de Soutien à l’Armée (CSA, voir Dumont, 1985, p. 121), dirigé par le « sergent Dupuy », qui était en fait l’ancien militant d’Ordre Nouveau, Joël Dupuy de Méry. Créé en mars 1975, le CSA réussit à initier une action unitaire avec des personnalités de la droite antigaulliste ( la Maréchale Juin, Michel de Saint-Pierre, le comte Horace Savelli) et des personnalités d’extrême-droite ( François Brigneau, Roland Gaucher, Pierre Pujo) mais aussi des gaullistes comme le Colonel Rémy et le syndicat étudiant UNI. Le CSA accéda à la notoriété nationale lorsque des militants qui en fait appartenaient au PFN attaquèrent, le 10 septembre 1975, le siège de la station de radio Europe 1 lors d’une émission à laquelle participait le chanteur Maxime Le Forestier, jugé anti-militariste.

Ces épisodes finalement marginaux mis à part, l’extrême-droite exprime son refus de l’ordre politique et social de manière extrêmement contradictoire. Son histoire est pleine d’exemples de militants qui, tout en adoptant dans leurs écrits une attitude de rejet envers « le système » et ses institutions, vouent à l’armée un véritable culte et cherchent à y servir dans les unités d’élite. C’est le cas par exemple de l’écrivain ethniste Jean Mabire (1927-2006), auteur de nombreux livres sur la Waffen SS et qui servit au 1er bataillon parachutiste de choc, puis fut rappelé en Algérie au Centre d’entraînement à la guerre subversive. Dominique Venner, dirigeant du mouvement Europe- Action, plus tard une des figures-clés de la « Nouvelle droite », lui aussi marqué par l’expérience de la guerre d’Algérie (Venner, 1994). Ou encore ces officiers et sous-officiers qui, après avoir rejoints l’OAS, manifesteront leur insoumission en devenant mercenaires (notamment au Katanga, dans les réseaux de l’ancien sous-officier (et engagé dans les FFI) Gilbert Bourgeaud, alias Bob Denard), activité habituelle des militants d’extrême-droite jusqu’à nos jours[8].

Figures de l’insoumis

En fait, à la figure de l’insoumis, l’extrême-droite en oppose quatre autres : celle de l’anarchiste de droite, celle du Rebelle, celle du Partisan et celle de l’Anarque, ces deux dernières particulièrement prisées par la Nouvelle droite et les milieux nationalistes-révolutionnaires. L’anarchiste de droite est avant tout un individualiste qui méprise le peuple et la société au nom de valeurs aristocratiques et d‘une morale qu’il estime corrompue par la masse (Ory, 1985). Cela ne les rend pas pour autant insoumis : si les Camelots du Roi sont des « gens qui se foutent des lois »[9], Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit,  raconte à la fois son manque de volonté de s’engager lors de la guerre de 1914-18 et… sa guerre. Le Rebelle et l’Anarque sont différents. Alain de Benoist, dans un discours prononcé en 2002 lors des Journées de la Pensée Rebelle[10] (en fait le colloque annuel du Groupement de Recherches et d’Etudes pour la Civilisation Européenne), décrit le Rebelle comme l’opposé du révolté et du révolutionnaire, le premier témoignant d’un « véritable instinct de refus » non formalisé et le second, doté d’une conscience idéologique ainsi que d’une volonté de transformation radicale de la société et dont le Rebelle se distingue sur un point : sa révolte est existentielle et il ne trouve qu’en lui-même les raisons de son refus du monde tel qu’il est. Ce qui l’empêche d’être un insoumis, c’est le fait, comme l’écrit Alain de Benoist, qu’il « s’éprouve étranger au monde sans jamais cesser de vouloir l’habiter », qu’il ne refuse pas le contact avec ce qu’il exècre, « car il sait que ce contact est nécessaire à la lutte ». Phrases qui résument parfaitement la stratégie du « gramscisme de droite »mise en œuvre par la Nouvelle Droite. Enfin, le Partisan, au sens où l’entendait Carl Schmitt dans sa Théorie du Partisan est celui qui « en face d’une légalité abstraite et sans pouvoir, puisqu’elle a renoncé à l’exercice de la puissance, dresse sa propre légitimité »[11]. C’est, ajoute l’auteur de cette phrase, « toute l’histoire de la République de Weimar », donc celle des corps- francs et des putschs. Mais en France, cette figure n’a jamais eu d’équivalent, même si elle est régulièrement valorisée par les groupuscules nationalistes-révolutionnaires.

L’Anarque est une autre figure de ce Rebelle, née sous la plume de l’écrivain allemand Ernst Jünger, lié à la Révolution Conservatrice, dans son roman Eumeswil (1978 et 1986). Le terme « Anarque » y désigne son personnage principal, Venator, un historien européen professant une vision cyclique de l’histoire assez proche de celle d’Evola, indiscutablement fidèle à une conception élitiste et organique de la société mais qui paradoxalement, travaille la nuit dans le bar où se retrouve le cercle des intimes du dictateur corrompu qui règne sur Eumeswil, cité-Etat née de la désagrégation de l’Etat mondial. Chez Jünger, l’Anarque est celui qui peut occasionnellement se retirer du monde en faisant « recours aux forêts » (cet homme est le « Waldgänger »), non pour lui échapper, mais pour s’y ressourcer. Il se distingue tant de l’anarchiste que de l’insoumis par le fait qu’il ne refuse pas l’autorité : il s’y adapte, en gardant sa distance et sa vie intérieure.

Le problème essentiel que pose cette figure archétypale de l’insoumis de droite qu’est le Rebelle ou l’Anarque, c’est qu’elle aboutit le plus souvent à l’impuissance politique. Nombre de penseurs de la Nouvelle droite l’ont entrevu, notamment en Italie où l’impact de Julius Evola dans sa période idéologique de refus du politique (amorcée avec la parution en 1961 de Chevaucher le Tigre), qui a durablement obéré les perspectives de participation au pouvoir du Mouvement Social Italien tout en alimentant les deux dérives, providentialiste et activiste armée, qui ont caractérisé l’extrême-droite transalpine des années 1970-1980. En fait, à l’extrême-droite, la figure de l’insoumis, quelque nom qu’on lui donne, est celle d’un individualiste qui n’inscrit pas son action dans un quelconque projet collectif. Dès lors, elle fonctionne comme un « mythe incapacitant », comme le signalait Marco Tarchi (1981, « Prefazione », p. 6). Ceci, couplé au fait que l’extrême-droite n’arrive jamais à se dégager de son rapport naturel de soumission à l’autorité, trop souvent confondu avec l’Ordre, fait que l’insoumission reste, dans cette famille politique, avant tout une figure rhétorique ou une posture.

Plusieurs questions restent toutefois à éclaircir. Tout d’abord, pourquoi l’extrême-droite proprement politique, celle qui participe au système démocratique, est-elle restée assez silencieuse dans sa condamnation de certains milieux prônant l’insoumission civile, comme les « pro-vie », quand elle ne leur est pas liée ? Ensuite, le discours anti-institutionnel de cette extrême-droite, incarnée en particulier par le Front National ne favorise-t-il pas l’émergence de l’activisme, dans un rapport certes ambivalent mais qu’illustre bien, par exemple, la tentative d’assassinant du président Chirac le 14 juillet 2002 par un sympathisant du groupe Unité Radicale ? Enfin, les figures de l’insoumis décrite plus haut sont-elles incompatibles avec la pratique politique de cette extrême-droite à la fois agissant dans le système et lui étant opposée ?

La question de la complaisance peut être résolue par cette constatation : « un fasciste, un nazi, un phalangiste sont incontestablement différents entre eux, mais auront toujours la sensation d’appartenir au même monde idéal par rapport à un libéral et à un communiste »[12]. Le sentiment d’appartenance à un même monde d’exclus est si fort à l’extrême-droite que, si les anathèmes sont monnaie courante dans les discussions internes et désormais sur les forums internet supposés réservés aux sympathisants, les condamnations ouvertes sont rares. C’est la principale explication au fait, par exemple, que les commandos anti-IVG initiés par le docteur Xavier Dor aient bénéficié de la bénévolence de l’aile catholique traditionaliste du Front National ou du quotidien Présent[13]. C’est aussi le motif qui a poussé d’autres catholiques traditionalistes liés à l’extrême-droite à assurer la fuite et la vie clandestine de l’ancien chef milicien Paul Touvier, pendant 43 ans[14]. Cependant, l’appui aux commandos anti- IVG, qui sont de loin la tentative d’insoumission la plus structurée à droite depuis la fin de la guerre d’Algérie, a trouvé ses limites. D’abord, parce que les « pro-vie » ne reçoivent le soutien que d’une partie de l’extrême-droite motivée par le catholicisme, alors que les éléments les plus radicaux, plutôt paganisants et eugénistes, leur sont défavorables[15]. Ensuite et surtout, parce que les réseaux « pro- vie », comme l’ensemble de la nébuleuse réactionnaire des associations familiales, est inséré dans la droite ultra- conservatrice et non dans l’extrême-droite. D’une certaine manière, l’appui donné aux « pro-vie » par les réseaux villéristes et par la députée UMP Christine Boutin a limité grandement le recours des « pro- vie » à la violence, même si celle-ci a été utilisée, plutôt sous la forme de l’intimidation d’ailleurs. Le mode d’action des mouvements anti-IVG est resté plus pacifique qu’aux Etats-Unis pour deux autres raisons. La première est que le mouvement du Dr Dor est resté religieusement fidèle à Rome, attitude couronnée par la célèbre audience que donna le pape Jean-Paul II au dirigeant de SOS Tout-petits au Vatican, le 28 juillet 1998. La seconde est que ce groupe avait choisi, pour des raisons évidentes d’image de marque, de se mettre dans la posture victimaire, celle d’un mouvement de laïcs catholiques «  toujours pacifiques et non-violents malgré l’agressivité et la haine de leurs adversaires »[16] et dont les rassemblements face aux cliniques pratiquant l’avortement étaient ponctués par la prière. En situant son action dans le cadre plus large d’un combat civilisationnel contre une société régie par ce que Jean Madiran appelle « les droits de l’homme sans Dieu »[17], le mouvement anti-IVG est resté emprisonné dans le ghetto mental du catholicisme traditionaliste et intégriste qui, même lorsqu’il se sépare de Rome, reste malgré tout structuré autour des valeurs de soumission à l’autorité et de légalisme.

Le discours anti-institutionnel de l’extrême-droite n’aurait-il pas pu donner naissance à un véritable courant activiste, capable d’avoir des pratiques de rupture et d’insoumission ? En théorie, sans doute. Cependant, la montée en puissance électorale du Front National, pendant les années 1980 et 1990, a eu une conséquence inattendue : elle a stérilisé l’émergence de l’ultra- droite radicale dont les militants ont souvent choisi, par pragmatisme, l’engagement au FN, parfois en conservant la double appartenance. Cette constatation, qui explique la perte de visibilité des mouvements skinheads et néo-nazis en France, se double d’un constat sur l’efficacité de la répression policière : les dissolutions prononcées depuis le début des années 80, à l’encontre des groupes au potentiel violent le plus élevé, n’ont pas été suivies par un passage des militants « dissous » dans la clandestinité[18]. De même, les autres mesures de répression (procès ; emprisonnement des dirigeants) contre des groupements de nature identique, loin de conduire à une radicalisation, ont amené nombre de militants à quitter cette scène politique, et les groupes en question ont alors disparu d’eux-mêmes[19]. Il est également probable que la participation de policiers (infiltrés ?; militants réels ?) à ces organisations a limité la dérive terroriste, sans que soit toujours clairement établie la frontière entre convictions idéologiques et infiltration/manipulation[20]. En théorie toujours, on peut considérer que l’insoumission n’est pas incompatible avec l’existence d’un parti, le Front National, à la fois inséré dans le système politique et dont la rhétorique s’y oppose frontalement. On peut penser qu’un certain nombre de militants, lassés de l’absence de perspectives qu’offre un parti cantonné dans l’opposition, radicalisés par l’ostracisme qui se manifeste dans la société à l’égard de leurs idées, choisisse la voie violente.

C’est sans compter sur deux facteurs qui empêchent cette évolution de se produire : la culture de ghetto et la mythomanie. La culture de ghetto est une constante de l’extrême-droite et se manifeste par une coupure avec le réel, par une incapacité à agir concrètement dans la société, par le ressassement continuel des vieilles références idéologiques. Ces dernières années par exemple, l’idée de l’imminence d’une « guerre raciale » en France entre « français de souche » et « allogènes » a connu un certain succès dans les rangs de l’extrême-droite racialiste, sur la base des écrits de Guillaume Faye, en particulier de son livre La colonisation de l’Europe, Discours vrai sur l’immigration et l’Islam[21] et le bulletin qu’il publie, Signal d’alarme. Toutefois, ceci n’a pas débouché à ce jour sur autre chose que du catastrophisme et  des discours enflammés. L’extrême-droite est en effet frappée d’impuissance par la prégnance en son sein de plusieurs mythes incapacitants : l’imminence de l’apocalypse raciale ; la fascination pour la chose militaire et l’activisme armé ; le paganisme folklorique d’un certain nombre de groupes[22] comme le providentialisme des milieux catholiques intégristes les plus radicaux, qui tous éloignent de l’action proprement politique. La mythomanie elle, est omniprésente dans les publications confidentielles de l’extrême-droite radicale. Si un bulletin comme Quatorze Mots pouvait titrer un article, en avril 1996 : « Le terrorisme : la nouvelle donne politique de cette fin de siècle » ; si le bréviaire du terrorisme racialiste américain, les fameux Turner Diaries, ont été traduits en français par des proches du PNFE[23], le militant d’extrême-droite français se contente à ce jour d’adopter la posture de l’insoumis et du « soldat politique », sans jamais franchir la ligne qui le conduirait à un engagement total contre le « système » qu’il exècre.

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[1] Posse Comitatus signifie « pouvoir des comtés », seul niveau d’autorité que reconnaissent les membres de ces groupes qui développent par ailleurs une théologie proche de celle des « Identity Churches », à base essentiellement antisémite.

[2] La résistance sans chef consiste à remplacer le modèle traditionnel de l’organisation activiste structurée sur un mode hiérarchisé, donc infiltrable et démantelable, par de petites cellules indépendantes de deux à trois personnes agissant sans lien entre elles, voire par l’action d’un homme seul (le « loup solitaire »), n’appartenant à aucun mouvement et qui trouve les ressources du passage à l’action, très souvent, sur internet.

[3] Selon René Monzat, Devalez animait au même moment une antenne française du Ku Klux Klan et un réseau de soutien aux prisonniers néo-nazis européens. Cf. Enquêtes sur la droite extrême, Le Monde éditions, 1992. Objectif Survie organisé notamment un camp d’entraînement près de Niort, en septembre 1984.

[4] O. Devalez : Pourquoi le Klan ?, in : L’Empire invisible n°9, septembre- octobre 1990, p.2

[5] Le titre « Quatorze mots » fait référence à la devise du militant néo-nazi américain David Lane, devenue celle de l’ensemble du mouvement suprémaciste blanc : «  Nous devons assurer l’existence de notre race et un futur pour les enfants blancs ».

[6] Rahowa France, distribué aux internautes du groupe Yahoo emcreateur@yahoogroups.com

[7] Cahiers universitaires n°17, p. 16. Je remercie Alain de Benoist, qui a bien voulu me fournir ces informations. Certains militants de cette époque attribuent le premier article cité à François d’Orcival.

[8] Le rapport entre mercenariat et engagement d’extrême-droite est analysé par Renou, 2005, p. 355-402.

[9] Comme le dit un couplet du chant des Camelots, née entre 1908 et 1910 lors des manifestations de l’affaire Thalamas.

[10] Alain de Benoist, « La Rebellion », allocution du 20 janvier 2002, Paris, Grece.

[11] S.Gerbert, Carl Schmitt et l’anarchie des « partisans », Défense de l’Occident, novembre 1981, p.39

[12] Eric Houllefort, dans Totalité n°5, juin-juillet-août 1978, p.46, reprend cette citation de l’évolien italien Enzo Erra dans l’ouvrage collectif Sei riposte a Renzo de Felice, ed.Volpe,1976, pp.97-98

[13] Sur l’appui du FN à SOS Tout-Petits, le mouvement de Xavier Dor, cf. Caroline Fourest, « Xavier dort enfin en prison », Prochoix n°2, janvier 1998

[14] La « cavale » de Paul Touvier a été largement organisée par des réseaux restés fidèles à l’Eglise catholique romaine, et non par des dissidents lefebvristes. Les Chevaliers de Notre-Dame, en particulier, et leur responsable, l’ancien Waffen SS Jean-Pierre Lefebvre, n’étaient pas disciples d’Ecône. Toutefois, Touvier est occasionnellement passé par des réseaux lefebvristes et a été arrêté en 1989 dans un prieuré de cette mouvance, à Nice.

[15] Ainsi, Christian Bouchet, dirigeant successivement d’Unité Radicale puis du Réseau Radical, affirme : « Je ne suis pas plus opposé à l’avortement que je ne le suis à l’euthanasie ou aux expérimentations sur les embryons », et justifie cette prise de position par le fait que «  l’évolution de la recherche en médecine nous donne des possibilités extraordinaires d’eugénisme ». In  C. Bouchet ( ed) : Les Nouveaux nationalistes, éditions Déterna, 2001, pp. 72-73

[16] Force catholique, n°1, mai 1999, p.5. Le journal qui présente, dans cet article, « Des initiatives très catholiques », avait été fondé notamment par Guillaume Peltier, alors cadre du MNR et aujourd’hui secrétaire général du MPF villériste.

[17] Jean Madiran : Les Droits de l’homme, DHSD, éditions de Présent, 1988

[18] Ces dissolutions ont été prononcées contre : la Fédération d’Action Nationale et Européenne (FANE), le 3 septembre 1980 ; le Heimattreue Vereinigung Elsass, le 1er septembre 1993; Unité Radicale, le 6 août 2002 et le Elsass Korps, le 19 mai 2005

[19] C’est en particulier le cas du Parti Nationaliste Français et Européen (PNFE), qui fut la principal groupe néonazi des années 1987-1999. La condamnation à la prison à perpétuité de Michel Lajoye, en 1990, pour un attentat n’aillant pas fait de victimes contre un café fréquenté par des maghrébins ; puis la mise en cause en 1988-89 de membres du PNFE dans des attentats contre des foyers de travailleurs immigrés et enfin l’inculpation en 1997 d’un ancien adhérent dans l’affaire de la profanation du cimetière juif de Carpentras, ont conduit à la cessation d’activité du parti.

[20] Cette remarque vaut, encore, pour le PNFE, dont plusieurs cadres se révélèrent être, en 1989, des dirigeants de la Fédération Professionnelle Indépendante de la Police (FPIP), un syndicat extrémiste.

[21] Editions de l’Aencre, 2000.

[22] André- Yves Beck, ancien militant de Troisième Voie, passé par le FN et collaborateur de Jacques Bompard à la mairie d’Orange, l’admet lorsqu’il déclare : « Guerre ethnique, survivalisme, il faut refuser tous les mythes incapacitants », in : Bouchet, op. cit, p. 42

[23] Source : http://reflexes.samizdat.net/spip.php?article131


Première parution : Jean-Yves Camus, « L’Extrême-droite française et l’insoumission », in David Hiez et Bruno Villalba dir., La Désobéissance civile. Approches politique et juridique, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2008, pp.117-127.

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