Nouveau

Les Recompositions de l’extrême droite et l’essor du web-militantisme

Première parution : Stéphane François, « Les recompositions de l’extrême droite et l’essor du web-militantisme », Critica Masonica, n°13, juin 2019, pp. 55-66.

Nous pouvons constater, depuis 2010 environ, une radicalisation croissante de l’extrême droite radicale qui se manifeste par une augmentation du nombre d’actions violentes de la part des militants de cette frange la plus dure dans certaines villes françaises, notamment à Paris, Lyon, Angers, Marseille, Toulouse ou Montpellier[1]. Dans le même temps, nous remarquons que le militantisme physiquement violent est abandonné, ou plutôt est mis sous contrôle par certains et mis en parallèle d’un activisme virtuel forcené[2]. De fait, nous devons comprendre que ce militantisme actuel se place dans le cadre plus large d’un triple processus en cours : premièrement, nous assistons à une recomposition des groupuscules en présence ; ensuite nous remarquons l’augmentation d’activistes sans appartenance précise, suites aux différentes dissolutions prononcées ; enfin, nous constatons un investissement très fort dans le militantisme numérique. Ces trois points constitueront nos trois premières parties. La dernière se penchera sur l’usage que font ces radicaux de la propagande numérique[3].

Réflexions sur la violence

Depuis le décès de Clément Meric en 2013, plusieurs groupuscules ont été dissous par l’État : la Troisième Voie pour une avant-garde solidariste et les Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires de Serge Ayoub, l’Oeuvre française d’Yvan Benedetti, les Jeunesses Nationalistes d’Alexandre Gabriac. Plus récemment, les membres d’un groupe de « boneheads » (skinheads d’extrême droite) picard, le White Wolf Klan, né de la dissolution de la Troisième Voie, ont été arrêtés et jugés. Nous assistons donc depuis cette époque à une recomposition forcée de l’extrême droite radicale. Des groupuscules ont disparu, comme la mouvance skinhead d’extrême droite ou les Nationalistes Autonomes, devenus toutes deux résiduelles ; d’autres sont en perte de vitesse malgré un surinvestissement activiste comme dans le cas des identitaires (anciennement Bloc Identitaire[4]), le GUD (Groupe Action Défense) ou l’Action française. Une dernière catégorie jouit d’une audience limitée, la Ligue du Midi de la fratrie Roudier (le père Richard, les fils Olivier et Martial), à la violence assumée et à l’audience locale. Cette dernière organisation est issue du Bloc Identitaire, dont les membres (enfin, la famille Roudier) ont été exclus, suite à des divergences politiques et stratégiques.

Le GUD et l’Action française ont tenté à la fois d’attirer de nouveaux militants et de s’implanter dans de nouvelles villes, outre Paris : Marseille pour l’Action française, Lyon pour le GUD. Pour se faire, ces groupes ont choisi la surenchère militante, avec un activisme violent qui leur permet de renouer le lien de leur tradition militante. Ces deux groupes tentent également de retrouver le « prestige » passé. En effet, le GUD, fondé en 1968 par d’anciens membres d’Occident (Gérard Longuet, Jack Marchal, Alain Robert, etc.), était connu pour sa violence militante, la période des années 1980/1990 étant restée dans la mémoire des activistes d’extrême droite ayant le goût  de l’action virile. Le GUD était alors animé par Frédéric Chatillon et Axel Loustau, aujourd’hui membres du Rassemblement national (anciennement Front national). Quant à l’Action française, elle cherche à retrouver son faste de l’entre deux-guerre, mais en vain.

De fait, comme nous le disons d’entrée, la violence politique de l’extrême droite a baissé durant les années 1990/2010. Elle fut importante durant l’après-guerre, surtout dans les années de la fin du conflit algérien. L’échec de la stratégie de l’OAS (Organisation Armée Secrète), dont le terrorisme en métropole était l’un des éléments d’action, a provoqué une prise de conscience de l’extrême droite. Si la violence persista, elle ne fut que résiduelle et le fait de militants seuls, le Front national, fondé en 1972, canalisant cette violence. Paradoxalement, la violence antisémite augmenta durant cette période, par le fait d’anciens militants des Groupes Nationalistes-Révolutionnaires de base de François Duprat[5], le co-fondateur du Front national, lui-même tué dans un attentat en 1978.

Les principaux acteurs de la violence d’extrême droite dans les années 1980 sont les skinheads qui apparaissent en France au début de cette décennie[6]. Ceux-ci sont en grande majorité rétifs à toute organisation partisane, mais ils possèdent le plus souvent des liens épisodiques avec le FN, du type brève adhésion ou actions de service d’ordre. Durant cette période, de nombreux actes de violence sont imputables à l’extrême-droite. Curieusement, les mobilisations violentes des militants royalistes et des commandos anti-avortement restent sous-étudiées. Cependant, c’est la mouvance néonazie qui commet les actes les plus graves[7]. Certains relèvent d’une violence symbolique, comme la profanation d’une sépulture au cimetière juifs de Carpentras, en mai 1990, commise par des proches du Parti Nationaliste Français et Européen (PNFE). D’autres actions racistes sont imputables à cette mouvance. Aujourd’hui, les violences sont le fait de militants, ayant quitté ou perdu leur formation, qui tentent de recréer une structure sur les bases de l’activisme agressif. C’est le cas, par exemple, des membres du White Wolf Klan, qui escomptait agresser, voire tuer, des personnes issues de l’immigration. À Marseille, des éléments issus de l’Action française locale ont projeté d’assassiner des personnalités politiques et commettre des attentats contre des mosquées.

Le renouveau de l’activisme doit être replacé dans le contexte d’une supposée guerre ethnique dont nous serions les victimes[8]. Il s’intègre également dans l’héritage des assassinats politiques commis en 2011 par le Norvégien Anders Behring Breivik[9]. Ce point est important pour comprendre les évolutions violentes de l’extrême droite radicale. Outre ce passage à l’acte, ces militants s’entraînent au maniement des armes en vue de la « résistance » face à une « immigration-colonisation » qui permet d’instrumentaliser les violences de groupes immigrés et violents des banlieues. Cependant, nous devons préciser que ces entraînements ne sont pas une nouveauté, loin de là : en effet, ils existent depuis très longtemps dans les milieux de l’extrême droite. La presse s’en faisait régulièrement l’écho dans les années 1980 et 1990.

Au-delà de cet activisme violent, nous assistons également à un renouvellement des pratiques culturelles. La culture « boneheads » (c’est-à-dire skinhead d’extrême droite) a disparu au profit d’une contre-culture plus élaborée. Philippe Vardon, ancien responsable identitaire, aujourd’hui membre du bureau national du Rassemblement national, en a théorisé les grandes lignes dans son livre Éléments pour une contre-culture identitaire [10](paru à Nice en 2011). Le constat de l’échec de l’activisme violent a poussé les identitaires Fabrice Robert et Philippe Vardon à évoluer vers un une attitude qui relève des happenings inspirés de l’activisme de Greenpeace, comme la « Marche des cochons » à Lyon en 2011 ou l’occupation de la mosquée de Poitiers en 2012. L’usage de la violence politique physique  a été rejeté pour plusieurs motifs : sa stérilité, le manque d’effectifs, le contexte d’une société apaisée, etc.[11] Il s’agissait aussi de donner une légitimité au combat identitaire présenté auprès de l’opinion publique, des médias et des chercheurs en science politique  sur le thème de la sauvegarde d’une civilisation en péril… C’est essentiellement leur  faiblesse numérique qui a poussé les militants radicaux à investir Internet. Ainsi, le groupuscule d’Alain Soral Égalité & Réconciliation ne milite-t-il quasiment qu’à travers ce média. La page Facebook de ce groupuscule était l’une des plus consultées, jusqu’à sa fermeture en 2017.

Outre cette forme de militantisme, les activistes d’extrême droite s’inspirent également des pratiques italiennes, en particulier de l’expérience du squat culturel et social connu sous le nom de la CasaPound (la « maison Pound »), fondé à Rome en 2003 par des militants nationalistes-révolutionnaires. Plusieurs groupuscules français tentent d’imiter ce centre et cherchent à ouvrir des  structures similaires dans le pays. L’une des dernières tentatives  se repère dans le Bastion social à Marseille, mais il y eut par le passé d’autres tentatives comme celles de la Maison flamande à Lambersart, près de Lille, entre 2008 et 2012, de la maison de l’identité à Toulouse en 2012, de la Citadelle ouverte à Lille en 2016, ou  encore le bastion social lyonnais, organisé en 2017 par le GUD. Dans ce dernier cas, l’activisme est à la fois d’ordre culturel, avec ouverture de lieux, et violent avec l’essor d’actions spectaculaires.

L’activisme Identitaire

Le 21 avril 2018, l’organisation de jeunesse des Identitaires, Génération Identitaire, a fait parler d’elle, avec une opération « coup de poing », très professionnelle, dont elle a le secret, à grand renfort de journalistes. Des membres de ce groupe ont déployé une banderole au sommet du Col de l’Échelle, dans les Alpes, connu pour être un lieu de passage de migrants. L’objectif était de condamner l’afflux de migrants en France. L’opération de « com » aura constitué un succès, au vu de la couverture médiatique donnée par les journalistes. Derrière cette opération, on retrouvait les idées du Bloc Identitaire, devenu depuis juillet 2016 Les Identitaires. Ces orientations, comme le rejet de l’immigration, perçue comme une colonisation (le « grand remplacement » théorisé dès la fin de la Seconde guerre mondiale par d’anciens SS), la promotion de la « remigration », la défense de l’identité européenne, le rejet de l’islam, ou le rejet enfin du racisme « antiblanc », se diffusent non seulement dans la société française, nous y reviendrons, mais également en Europe. Il existe en effet des groupuscules éponymes en Allemagne,  comme celui de Markus Willinger, et en Autriche, qui se réclament du groupe français. C’est également le cas aux États-Unis où des militants de l’alt-right les traduisent et les publient.

Nous retrouvons ici ce qui constitue le cœur idéologique d’une rhétorique identitaire largement diffusée sur Internet, comme nous le verrons plus loin. Il s’agit d’une conception ethnoculturelle de l’identité. Pour les Identitaires, il convient d’en assurer la sauvegarde face au danger que ferait peser l’immigration extra-européenne (xénophobie) et le métissage (mixophobie) sur sa pérennité. Surtout, contrairement aux autres groupuscules d’extrême droite, le groupe use d’une rhétorique victimaire.  Elle se construit avec la présentation  d’un mouvement réactif, portant un discours subversif en lutte contre une supposée « pensée unique » « cosmopolite » et « immigrationniste ».

Pourtant, les idées Identitaires ne sont pas récentes. Nous en retrouvons les germes dès les années 1950, dans des groupuscules comme les néonazis du Nouvel Ordre Européen de René Binet[12], puis dans la décennie suivante, dans Europe Action, le groupuscule de Dominique Venner[13]. Ce dernier est d’ailleurs considéré comme une référence importante, au point que son manifeste de 1961, Pour une critique positive. Écrit par un militant pour des militants, a été réédité par la maison d’édition des Identitaires, Idée, en 2013. Cependant, contrairement aux groupes d’extrême droite dont la mouvance identitaire est issue, l’antisémitisme et l’antisionisme sont abandonnés, au profit d’une idéologie structurée sur le rejet de l’islam, des musulmans et de l’immigration afro-arabe. En ce sens, l’idéologie identitaire constitue une rupture des thèmes de sa famille nationaliste-révolutionnaire originelle. Le Bloc Identitaire est en effet né de l’interdiction en 2002 d’Unité Radicale, à la suite de la tentative d’assassinat ratée de Jacques Chirac, alors président de la République, par le militant Maxime Brunerie. Unité Radicale était lui-même un groupuscule fondé en 1998 par d’anciens membres du GUD, de Jeune Résistance et des militants de L’Oeuvre française. Son discours était antisioniste, antisémite et anti-américain, mais également anticapitaliste et plutôt pro-arabe, au nom du combat contre l’« axe américano-sioniste ».

À la suite à cette interdiction, une partie des cadres dirigeants d’Unité Radicale décident de créer une nouvelle structure, l’association Les Identitaires en décembre 2002. Elle sera suivie par le lancement du Bloc Identitaire- Mouvement Social Européen en avril 2003. Il faut voir dans le choix de ce nom l’un des effets majeurs de la reconfiguration qui est alors à l’œuvre au sein des droites radicales européennes, après les attentats du 11 septembre 2001. La mouvance identitaire naissante va passer, entre 2001 et 2003, d’un discours fustigeant « l’impérialisme américain » en tant qu’ennemi principal, à un combat contre l’islamisme et l’immigration musulmane, sans pour autant abandonner le premier thème, l’anti-américanisme, mais qui passe au second plan.

Afin de promouvoir ces idées, les membres du Bloc Identitaire ont créé rapidement une structure de jeunesse, Une autre jeunesse, qui fut un échec. Elle était dirigée par Philippe Vardon, Adrien Heber, Gaëtan Jarry et Jean-David Cattin. Du coup, le Bloc Identitaire lance en 2012 Génération Identitaire avec comme action inaugurale l’occupation du site de la future mosquée de Poitiers. Ces Happenings seront sa marque de fabrique. Parallèlement, la structure met en ligne un clip, « Nous sommes la génération identitaire », très bien réalisé[14]. Ce clip et l’« opération de com » bâtie autour de l’occupation de la mosquée montrent une capacité d’être d’excellents communicants. Cette idée va se voir renforcée par une campagne, elle aussi réussie autour du phénomène des prières de rue dans le quartier parisien de La Goutte d’Or, notamment rue Myrrha. La condamnation de l’islam y était associée à une défense des produits de « nos terroirs » : le vin et les produits charcutiers. À l’origine de cette action, un militant du Bloc Identitaire associé à plusieurs « Sylvie François », qui se présentaient comme des riveraines, « filles et petites-filles de natifs du 18ème arrondissement », mais qui n’étaient en fait que des militantes du Bloc Identitaire, n’habitant pas dans le quartier…[15]

Les « opérations saucisson-pinard » qui ont suivi ce canular ont montré que les temps étaient favorables aux idées identitaires. Suite aux attentats du 11 septembre 2001, les musulmans devenaient des suspects, voire une cinquième colonne cherchant à détruire les valeurs occidentales ou à poser des bombes. À cela, il faut rajouter l’essor du racisme culturel, faisant du musulman et de la musulmane une personne incapable de s’adapter aux valeurs occidentales. Les positions identitaires entrent en résonance avec un rejet grandissant de la société multiethnique et multiculturelle. Les débats sur l’identité nationale, entretenus alors par le président Nicolas Sarkozy, auront laissé des traces importantes dans une société fracturée, traumatisée par les différents attentats, comme nous l’avons montré avec Nicolas Lebourg[16]. La communication des Identitaires a beaucoup joué sur la confusion intellectuelle de certains pans de la société : le rejet de l’Autre se renouvelle dans les marges, en particulier intellectuelles qui produisent des contre-mémoires et des contre-discours, puis s’épand dans les autres secteurs de la société… Ensuite, les thématiques identitaires (rejet de l’islam, « remigration », « immigration-colonisation », etc.) entrent en résonance avec les peurs des français, choqués à la fois par les différents attentats qui ont secoué notre pays depuis presque une décennie, et par la vision d’une altérité qui les dérangent, comme le port par des femmes d’un voile intégral, qui sous-entendrait l’incapacité de s’intégrer dans un monde occidental et laïc. Surtout, si les idées identitaires prennent aujourd’hui, c’est aussi parce que les techniques de communication des Identitaires sont efficaces : leur objectif est de faire parler d’eux. Ainsi, la couverture médiatique donnée au happening du Col de l’Échelle aura montré que les journalistes se sont faits piéger par cette stratégie  et qu’ils ont, consciemment, très largement couvert médiatiquement l’opération.

Un usage numérique de la désinformation

Cette évolution, cette recomposition numérique pourrions-nous même dire, des droites radicales européennes nous pousse à réfléchir à une nouvelle approche de ces milieux. L’une d’entre elles nous propose des pistes de recherche très intéressantes si nous acceptons de nous pencher sur l’usage militant du Web par l’extrême droite. Cette approche permet la compréhension de ces stratégies destinées à diffuser des idées dans des milieux sociologiquement éloignés du sien. Cette forme de militantisme est nécessaire pour de petites formations qui ne comprennent que quelques centaines de militants. Le web leur permet une démultiplication du militantisme, la faiblesse numérique étant remplacée par un sur-activisme virtuel… La principale stratégie de communication des groupes ou des sites étudiés peut être définie par ce que nous appellerons une forme de « gramscisme numérique ». Cette perspective gramscienne du combat culturel[17] a été initiée à l’extrême droite par la Nouvelle Droite dans les années 1970. Alain de Benoist et les animateurs du GRECE ayant découvert chez le philosophe marxiste Antonio Gramsci l’importance du combat culturel dans la prise du pouvoir par un parti politique, abandonnent à la fin des années 1960 la politique immédiate pour la réflexion doctrinale et le combat culturel (ce qu’ils appellent, à la suite de Julius Evola, la « métapolitique »)[18]. L’objectif était de manipuler l’opinion publique par la diffusion et la banalisation d’idées précises dans les grands médias, en particulier Le Figaro Magazine qui fut investi, entre 1978 et 1980, par les militants de la Nouvelle Droite, dirigés par Louis Pauwels.

Une telle approche nous semble nécessaire pour comprendre la banalisation de certains thèmes d’extrême droite (remigration, racisme antimusulman, l’immigration vue comme une colonisation, etc., nous le répétons), dans le cadre d’une guerre culturelle. Pour se faire, il est nécessaire d’aborder la problématique par une approche chrono-thématique qui offre une vision d’ensemble, étudiant des quelques sujets très mobilisateurs : la métapolitique, l’usage des rumeurs et de la théorie du complot, la réinformation et l’usage stratégique du confusionnisme (les deux dernières catégories relevant de ce que l’on appelait par le passé de la « propagande », savant mélange de faux et de vrai et surtout de thèmes d’extrême droite édulcorés fusionnant avec des références apolitiques ou de gauche, voire d’extrême gauche).

Il s’agit donc également d’une analyse de l’usage par l’extrême droite de la « bataille des idées », abandonnée semble-t-il par une gauche idéologiquement à bout de souffle et surtout à bout d’idées mobilisatrices. Combattre l’extrême droite ne se résume pas en effet à scander dans des manifestations « F Haine »… Il est nécessaire d’analyser les idéologies, les discours et leurs évolutions. En effet, il faut comprendre que le culturel s’est autonomisé du politique, les symboles politiques ayant perdu, pour beaucoup, leur signification. De ce fait, il est aisé pour l’extrême droite de les récupérer et d’en inverser la signification. Le groupuscule Égalité & réconciliation d’Alain Soral, la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist, par exemple, sont désormais rompus à ces récupérations et participent à ce que certains commentateurs appellent le « confusionnisme » : une stratégie mêlant des éléments de gauche à ceux de la droite radicale, renversant les valeurs au profit de groupes ouvertement d’extrême droite. Cette stratégie est régulièrement utilisée dans le monde de l’écologie, comme nous l’avons mis en évidence[19]

Une étude approfondie montre que ces usages relèvent de la désinformation. Celle-ci peut être définie comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques, avec l’ajout de compléments faux. L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse. Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci[20].

Nous pouvons distinguer six éléments caractérisant la désinformation : la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, son objet, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation relève également d’une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information. La désinformation a été fréquemment utilisée durant la Guerre froide, dans le cadre de la  bataille « antisubversive », théorisée et mise en pratique par les milieux anticommunistes, nationalistes, ou ceux qui se battaient contre l’indépendance des pays colonisés dans l’après Seconde Guerre mondiale[21]. Il s’agissait de donner une image, soit négative, soit positive, d’une idéologie, d’un régime ou d’un État : image négative de l’URSS et du communisme, ou des fellaghas algériens durant la guerre d’Algérie, image positive du régime raciste sud-rhodésien ou du système de l’apartheid sud-africain (et a contrario image négative des membres de l’ANC (African National Congress), dont Nelson Mandela, présentés comme des terroristes), etc.[22]

De nos jours, la pratique de désinformation provient principalement d’« agences de presse » issues de groupes extrémistes de droite, cherchant à se présenter comme neutres, tel Novopress du Bloc identitaire. L’objectif actuel mis en œuvre par l’extrême droite est de diffuser des informations réelles, mais tronquées ou manipulées, dans un sens favorable aux idéaux de ces groupuscules, voire de les faire passer comme provenant d’une source amie ou neutre, afin, d’une part, d’imposer un point de vue, d’autre part d’influencer une opinion  et enfin d’affaiblir un ennemi. Ces sites de désinformation se présentent également, par un jeu de permutation, comme des sites alternatifs, de « ré-information », la désinformation étant le fait, selon eux, celle des médias « officiels ».

La fonction d’une présentation gramscienne dans le discours extrémiste de droite, relève de la construction d’une légitimité. Elle consiste à la fois à se sanctionner et sanctifier, en se faisant connaître et reconnaître dans une différence stratégique et doctrinale socialement acceptable.  Ce choix a aussi pour objectif de faire connaître ces partis, groupes ou sites auprès de l’opinion publique, ainsi que de leur donner une façade de légitimité, d’échanger une image négative contre une « bonne image » de marque, respectable. Les militants tentent, via un activisme tout azimut sur la Toile, d’imposer une hégémonie culturelle, qui est du reste en passe d’être réussie, et d’imposer à l’opinion publique leurs thématiques et leurs prises de position. Cet activisme numérique est donc primordial pour eux. Ainsi le Bloc Identitaire (devenu Les Identitaires en juillet 2016), qui est né au moment ou Internet prenait son essor et se démocratisait en France et mise tout sur le cyber-militantisme, théorisé par le vieux militant d’extrême droite qu’est Jean-Yves Le Gallou, théoricien de la « réinformation ».

Des professionnels de la désinformation et de la propagande

Issu de la Nouvelle Droite et du Club de l’Horloge, Jean-Yves Le Gallou fut le théoricien de la « préférence nationale » au milieu des années 1980 pour le compte du Front national[23]. Lors de la tentative de putsch de Bruno Mégret, il le suivit dans la scission du Mouvement National Républicain (MNR). Après l’échec de cette tentative, il délaissa le combat politique et se réorienta vers le  versant culturel et la « réinformation ». En 2003, il créa la Fondation Polémia, très active sur Internet, dans le but de combattre le « politiquement correct » des médias « traditionnels ». Tous les ans, cette fondation décernera des « Bobards d’or », destiné à mettre en avant les supposés mensonges des médias dominants sur l’extrême droite, l’immigration, etc. En 2012, sera lancé avec Claude Chollet, lui-aussi membre du GRECE, un Observatoire des journalistes et de l’information médiatique (OJIM), qui surveille les journalistes des grands médias et rédige des fiches biographiques les concernant. Enfin, en 2014, pour diffuser les thèses de l’extrême droite, en particulier identitaires, sera créé TV Libertés, une chaîne de télévision sur Internet. Le Gallou sera également le cofondateur, la même année, de l’Institut Illiade, qui promeut la pensée de l’historien d’extrême droite Dominique Venner sur la supposée continuité ethnique de la population européenne depuis la Préhistoire. Il est considéré comme un exemple à suivre par les Identitaires.

Le Bloc Identitaire a perçu, dès sa fondation, les intérêts d’une « hybridité organisationnelle » pour diffuser son argumentaire. Contrairement aux autres partis et mouvements politiques, Les Identitaires ont consciemment mis en place une stratégie numérique prédéfinie par ses instances dirigeantes. Cet intérêt pour les nouvelles technologies et les manières modernes de communiquer est lié à la personnalité du leader, Fabrice Robert. Celui-ci travaille en effet dans le milieu de la communication informatique (il est notamment le fondateur de l’agence de presse Novopress) et sera pour beaucoup dans l’adoption de cette stratégie numérique. L’originalité de cette  attitude repose sur l’utilisation d’outils et d’interfaces mettant à contribution les internautes en termes de propositions de contenus, de partage de connaissances et d’actions : au delà de la réactivité que permet l’utilisation d’internet pour un tel mouvement et de l’interactivité propre à ce média, c’est grâce à l’inter-créativité de chacun (militants, sympathisants, visiteurs) que Les Identitaires tireront leur épingle du jeu.

La mise en place d’un forum de discussion ouvert à tous et la valorisation de cet espace participe de la mise en œuvre d’une « praxis de la contribution », véritable moteur de l’activisme des identitaires en particulier et des mouvements nés sur internet en règle générale. Les dirigeants identitaires ont donc opté pour une stratégie gramsciste consistant à concentrer la bataille sur le plan culturel en redéfinissant à la foi la posture, la vision du monde et les moyens utilisés pour diffuser leur pensée et augmenter leur influence au sein des droites radicales et au delà. Il s’agit, à travers les différentes actions que les Identitaires lancent, d’imposer des problématiques, des thématiques dans divers domaines.

Cet activisme numérique, permet aux partis politiques et aux groupuscules d’étendre leur champ d’action. En effet, le Web politique se présente comme un ensemble d’espaces multiples d’information, de mobilisation, de débat, et de conversation, qui s’agrègent entre eux[24]. Enfin, ces espaces numériques ont un statut parfois ambigu : mi- politique, mi- page personnelle, ni espace privé, ni espace public… L’analyse de ces hybridations possède plusieurs intérêts scientifiques : elle permet de revenir sur les différentes stratégies mises en place pour gagner la « bataille des idées », depuis la prise de contrôle de médias « mainstream » comme le Figaro Magazine, entre 1978 et le début des années 1980[25], jusqu’à l’omniprésence sur Internet en passant par la volonté d’élaborer une contre-culture nationaliste, ou nationaliste-révolutionnaire, s’infiltrant dans la contre-culture.

Conclusion

Ces hybridations numériques sont aujourd’hui novatrices : elles n’ont été que très peu étudiées, à l’exception de La Fachosphère, une enquête des journalistes Dominique Albertini et David Doucet[26]. L’extrême droite à très tôt compris l’importance d’Internet : il permet de recruter des militants, de diffuser les idées, de créer des forums fermés ou de lever de l’argent. Dès 1995, des activistes suprémacistes blancs américains avaient des ébauches de site… Il est étonnant que cette thématique n’ait attiré durant longtemps que très peu de chercheurs. Aujourd’hui cela change, fort heureusement. Au contraire, l’activisme violent des militants d’extrême droite est très étudié, à la fois par les militants d’extrême gauche et par les universitaires, car il fait peur. Cependant, il ne faut pas oublier que le nombre de ces militants violents reste restreint. En effet, nous sommes face à  guère plus de quelques centaines de personnes, mais qui sont très motivées et, parfois, comme nous l’avons vu, prêtes à passer à l’action. Pensons, par exemple, à ces militants marseillais dirigés par Logan Alexandre Nisin, qui cherchaient à tuer des personnalités politiques et à commettre un attentat contre une mosquée. Le danger ne vient plus de tentatives fantasmées de coups d’État, puisque les militants ne sont pas assez nombreux et n’ont pas les capacités physiques et structurelles de le faire– mais d’éléments seuls et déterminés, sur le modèle du groupuscule allemand, le Nationalsozialistischer Untergrund, mouvement clandestin national-socialiste, qui a commis dix meurtres, neuf de Turcs plus celui d’une femme policier, et ce pendant dix ans, avant d’être mis hors d’état de nuire.


Notes

[1] Ce texte reprend et complète trois articles que nous avons écrits pour le site The Conversation : -« Comment l’extrême droite radicale se recompose en France », The Conversation, 28/03/2018, https://theconversation.com/comment-lextreme-droite-radicale-se-recompose-en-france-94072; « Fachos 2.0 ou comment les idées d’extrême droite se répandent jusque chez vous », The Conversation, 09/04/2018, https://theconversation.com/fachos-2-0-ou-comment-les-idees-dextreme-droite-se-repandent-jusque-chez-vous-94192; « Les Identitaires, nouvelles milices à nos frontières ? », The Conversation, 24/04/2018, https://theconversation.com/les-identitaires-nouvelles-milices-a-nos-frontieres-95548.

[2] Voir Nicolas Lebourg & Isabelle Sommier (dir.), La Violence des marges politiques des années 1980 à nos jours, Paris, Riveneuve, 2017.

[3] Stéphane François, « Les nouveaux militants perdus de l’extrême droite radicale ressemblent à leurs grands frères », Slate, 10/04/2014, http://www.slate.fr/story/85579/extreme-droite-radicale.

[4] Sur l’idéologie et l’histoire de la mouvance identitaire, voir Stéphane François, « L’extrême droite “folkiste” et l’antisémitisme », Le Banquet, n°24, 2007, pp. 255-269 ; « Géopolitique des Identitaires », Les Cahiers rationalistes, n°601, 2009, pp. 19-30 ; avec Yannick Cahuzac, « Les stratégies de communication de la mouvance identitaire. L’exemple du Bloc Identitaire », Questions de communication, n°23, 2013, pp. 275-292 ; « Mythes et niveaux pratiques de la violence au sein du Bloc identitaire », in Nicolas Lebourg & Isabelle Sommier (dir.), La Radicalité en politique des années 1980 à nos jours, Paris, Riveneuve, 2017, pp. 141-156.

[5] Joseph Beauregard & Nicolas Lebourg, François Duprat. L’homme qui inventa le Front national, Paris, Denoël, 2012.

[6] Jean-Yves Camus, Le mouvement skinhead en France en 1995. La lutte contre le racisme et la xénophobie, rapport 1995 de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme. La Documentation française, 1996, pp. 34-42.

[7] Jean-Yves Camus & Stéphane François, « L’extrême droite et la violence », Revue des Sciences Sociales, n° 46, 2011, pp. 78-87.

[8] Le principal théoricien de cette guerre ethnique est Guillaume Faye, ancien théoricien en second du GRECE. Voir : Guillaume Faye, L’Archéofuturisme, Paris, L’Aencre, 1998 ; La colonisation de l’Europe. Discours vrai sur l’immigration et l’Islam, Paris, L’Aencre, 2000 ; Pourquoi nous combattons. Manifeste de la Résistance européenne, Paris, L’Aencre, 2001 ; Avant-Guerre. Chronique d’un cataclysme annoncé, Paris, L’Aencre, 2002.

[9] Stéphane François & Nicolas Lebourg, Histoire de la haine identitaire. Mutations et diffusions de l’altérophobie, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2016.

[10] Philippe Vardon-Raybaud, Éléments pour une contre-culture identitaire, Nice, Idées, 2011.

[11] Stéphane François, « Mythes et niveaux pratiques de la violence au sein du Bloc identitaire », art. cit.

[12] Nicolas Lebourg, « la dialectique néo-fasciste, de l’entre-deux-guerres à l’entre-soi », Fragments sur les temps présents, https://tempspresents.com/2008/09/28/la-dialectique-neo-fasciste-de-lentre-deux-guerres-a-lentre-soi/

[13] Stéphane François & Nicolas Lebourg, « Dominique Venner et le renouvellement du racisme », Fragments sur les temps présents, https://tempspresents.com/2013/05/23/dominique-venner-renouvellement-racisme-stephane-francois-nicolas-lebourg/.

[14] https://www.youtube.com/watch?v=B4e7n7g1xAM.

[15] Yannick Cahuzac & Stéphane François, « Les stratégies de communication de la mouvance identitaire. L’exemple du Bloc Identitaire », Questions de communication, art. cit.

[16] Stéphane François & Nicolas Lebourg, Histoire de la haine identitaire. Mutations et diffusions de l’altérophobie, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2016.

[17] Le gramscisme, doctrine théorisée par l’idéologue marxiste italien Antonio Gramsci (1860-1937), peut être résumé comme une réflexion sur la prise du pouvoir culturel, c’est-à-dire sur la nécessité pour un groupe révolutionnaire de dominer le débat intellectuel et culturel, de créer une hégémonie idéologique, afin d’y diffuser ses idées et surtout de les rendre banales et naturelles pour la majorité. Il s’agit en effet de chercher une adhésion spontanée, un consentement, de l’opinion publique. Pour Gramsci, la Révolution française est un bon exemple : elle n’a été possible que dans la mesure où elle a été préparée par une « révolution des esprits », en l’occurrence par la diffusion de la philosophie des Lumières auprès des milieux aristocratiques et bourgeois représentant les centres de décision du moment. Un renversement politique ne crée pas une situation, il la consacre. En soi, le gramscisme est une critique de la pratique marxiste-léniniste. L’acteur principal de la révolution n’est plus le révolutionnaire, mais l’intellectuel.

[18] Cf., Alain de Benoist, « Gramsci et la conquête du pouvoir culturel », Le Figaro dimanche, 11-12 mars, 1978, p. 19. Actuellement, le gramscisme est retourné par d’anciens du GRECE ou par des disciples dans un sens identitaire, par une banalisation des thèmes racistes. Voir Stéphane François et Nicolas Lebourg, Histoire de la haine identitaire, op. cit.

[19] Stéphane François, L’écologie politique : une vision du monde réactionnaire ? Réflexions sur le positionnement idéologique de quelques valeurs, Paris, Éditions du Cerf, 2012 ; « L’extrême droite et l’écologie », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, n°44, 2016, pp. 187-208 ; « L’écologie par-delà les clivages politiques », in Olivier Hanse, Annette Lensing & Birgit Metzger (dir.), Mission écologie. Tensions entre conservatisme et progressisme dans une perspective franco-allemande, Bern, Peter Lang, 2018, pp. 301-315.

[20] Guy Durandin, L’Information, la désinformation et la réalité, Paris, Presses Universitaires de France, 1993 ; François-Bernard Huyghe, L’Ennemi à l’ère numérique. Chaos, information, domination, Paris, Presses universitaires de France, 2001 ; Fletcher Schoen & Christopher Lamb, Deception, Disinformation, and Strategic Communications: How One Interagency Group Made a Major Difference, Washington, National Defense University Press, 2012.

[21] Olivier Dard & François Cochet (dir.), Subversion, antisubversion, contre-subversion, Paris, Riveneuve Éditions, 2010.

[22] Stéphane François, « Désinformation », in Béatrice Fleury-Vilatte & Jacques Walter (dir.), Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, Metz, CREM, 2016 : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/desinformation/

[23] Jean-Yves Le Gallou, La Préférence nationale. La réponse à l’immigration, Paris, Albin Michel, 1985.

[24] Laurence Allard & Olivier Blondeau, Devenir média. L’activisme sur Internet, entre défection et expérimentation, Paris, Amsterdam, 2007 ; Andrew Chadwick, « Digital Network Repertoires and Organizational Hybridity », Political Communication, 24 (3), 2007, pp. 283-301; Fabienne Greffet (dir.), Continuer la lutte.com. Les partis politiques sur le web, Paris, SciencesPo, 2011.

[25] Cf. Stéphane François, Les Néo-paganisme et la Nouvelle Droite (1980-2006), Milan, Archè, 2008.

[26] Dominique Albertini & David Doucet, La Fachosphère. Comment l’extrême droite à remporté la bataille du net, Paris, Flammarion, 2016.