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Le RN en Languedoc-Roussillon aux élections législatives de 2022

Vous pouvez retrouver ci-dessous deux éléments avec trois chercheurs du CEPEL (CNRS-Université de Montpellier) : une analyse d’Emmanuel Négrier et Julien Audemard à l’échelle de l’ancienne région languedocienne, traitant de la mécanique des reports de voix, et un entretien de Libération avec Nicolas Lebourg sur ce même secteur.

Le RN, de l’enracinement à l’établissement : l’exemple languedocien

Par Emmanuel Négrier, Université de Montpellier et Julien Audemard

Depuis désormais près de 40 ans, l’extrême-droite s’est installée dans le paysage politique français. Le Rassemblement national (RN) a obtenu – avec 89 sièges – un succès retentissant lors des élections législatives des 12 et 19 juin derniers, après la qualification, pour la seconde fois consécutive, de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle des 10 et 24 avril 2022.

Alors que nous avons déjà documenté la progression de l’enracinement du RN au cours des scrutins précédents, il nous semble devenu nécessaire de parler d’« établissement ». La différence entre les deux termes n’est pas simplement de degré, mais de nature. Si l’enracinement est affaire d’électeurs, l’établissement est aussi celle des élus, appareils et autres diffuseurs de consignes.

La différence entre les deux réside dans celui qui exprime la reconnaissance et consacre la légitimité du vote. Dans le premier cas, c’est l’électeur. Dans le second, c’est l’offre politico-institutionnelle. Et c’est précisément ce que nous allons montrer ici, en nous intéressant à l’ouest du littoral méditerranéen, qui a accordé au RN la totalité des députés dans deux départements, l’Aude et les Pyrénées-Orientales. À ces sept députés s’en sont ajoutés sept autres dans le Gard et l’Hérault, soit 14 élus sur 22 possibles. Ce n’est pas par hasard que ces 14 circonscriptions couronnent le RN. Dans la plupart de celles-ci, Marine Le Pen était déjà majoritaire au second tour de l’élection présidentielle.

Fait nouveau, il n’y a pas eu de démobilisation différentielle de l’électorat RN entre ces deux scrutins. De plus, dans six cas, les candidats RN dépassent le pourcentage obtenu par la candidate frontiste le 24 avril. Cette progression procède par l’extension de sa tâche géographique à partir de bastions bien connus : la plaine du Roussillon, le Biterrois, la Petite-Camargue, là où se trouvaient les trois députés sortants.

Cet enracinement du vote RN a conquis de nouveaux territoires connexes : la vallée audoise (l’axe Narbonne-Castelnaudary) et ses piémonts (Limoux) ; les arrière-pays roussillonnais (Cerdagne, Capcir et Vallespir) ; le Gard Rhodanien et l’arrière-pays nîmois jusqu’aux contreforts des Cévennes.

Une pluralité de causes

L’explication du vote RN obéit à une pluralité de causes. On sait par exemple que la composition sociologique du vote RN dans le Midi de la France fait la part belle à des citoyens de la partie la plus modeste de la classe moyenne, faiblement diplômés, nombreux à vivre dans un habitat péri-urbain de lotissement.

Elle est distincte de celle du nord, plus populaire. De sorte que la première cause du succès législatif du RN se trouve dans… le mutisme relatif des classes populaires, qui a privé les candidats Nupes d’un capital indispensable pour lui résister.

Pour l’essentiel, le vote RN n’est donc pas, dans ce Midi, celui du peuple, au sens des ménages identifiés par leur souffrance sociale objective. Ceux-ci, massivement, s’abstiennent, en particulier dans ces quartiers urbains pauvres où le RN fait ses scores les plus faibles. Cela est devenu plus discutable dans les zones rurales (3e circonscription de l’Aude, 5e circonscription de l’Hérault), où un vote employé et ouvrier semble émerger en sa faveur.

Lors de cette élection, la deuxième grande cause se trouve dans l’effet d’entraînement de la première, et qui pourrait être qualifiée d’« écologique » au sens où les critères d’analyse concernent une population plutôt que des individus.

En raison de la récurrence de ce vote à un haut niveau sur 35 ans, une culture politique prend forme, qui contribue à construire les votes différemment, à se conformer à une opinion ambiante, à relativiser son propre héritage politique et familial.

La troisième explication se trouve dans le registre politique. Les ambivalences ou équivalences entre une « extrême-gauche » et une « extrême-droite », de la part de nombreux candidats Renaissance éliminés, a substitué à l’idée de « front républicain » celle d’un renvoi à l’individu la responsabilité de ses choix, tous aussi valables les uns que les autres.

Une légitimation du vote RN

Cette attitude rappelle les heures noires de la droite languedocienne, qui s’était alliée par deux fois avec le Front national (en 1986 et 1998), pour ne pas laisser le pouvoir au Parti socialiste d’un certain Georges Frêche. Le flou des consignes a ainsi conduit à une légitimation du vote RN comme un vote « comme les autres », ce en quoi on peut parler non plus d’enracinement électoral, mais d’établissement politique.

Mais ce qui est sans doute le plus spectaculaire, dans cet établissement, c’est qu’il ne se limite pas à la droite et au centre politique. Dans une région où les candidatures dissidentes de la gauche – on pense par exemple à Carole Delga – ont été nombreuses face à la Nupes, on pouvait faire l’hypothèse de reports défavorables au RN entre les deux tours, partout où les dissidents de gauche ont été éliminés au premier tour. Pourtant, la lecture des résultats de ces élections législatives en Languedoc-Roussillon montre que la présence de candidats de gauche dissidents a plutôt joué en défaveur des candidats de la Nupes face à leurs opposants. Faut-il donc interpréter les oppositions internes à la gauche comme un facteur supplémentaire de l’enracinement du vote RN et de la reconnaissance institutionnelle de ses candidats ?

Pour répondre à cette question, avons estimé les reports de voix entre les deux tours des élections au sein de la cinquième circonscription de l’Hérault. Cette estimation s’appuie sur un modèle d’inférence écologique, qui permet de calculer des relations statistiques individuelles à partir de données agrégées.

Les différents reports ont été estimés à l’échelle des bureaux de vote de la circonscription. Les chiffres que nous présenterons dans les cartes et le texte ci-dessous correspondent aux moyennes de ces valeurs, indiquées, par souci de clarté, à l’échelle des communes ou de la circonscription dans son ensemble.

Quand une commune de gauche bascule

Notre choix de s’intéresser à la cinquième circonscription de l’Hérault se justifie au regard de différents critères. Circonscription historiquement la plus à gauche du département, elle est celle où fut député, de 2002 à 2017, le président du conseil départemental, Kléber Mesquida, dont la position hégémonique pouvait être menacée par l’élection du candidat de la FI sous la bannière Nupes, Pierre Polard.

Sans surprise, le candidat dissident de gauche (RDG), Aurélien Manenc, y réalise au premier tour le score le plus élevé parmi les autres candidats dissidents du département (15,7 %), juste derrière le député sortant issu de la majorité présidentielle, Philippe Huppé (17,1 %). Pierre Polard parvient quant à lui à rallier le second tour avec 24,3 % des voix, derrière la candidate du RN, Stéphanie Galzy (28,1 %). Au second tour, en l’absence de regain de mobilisation (50,6 % de participation au premier tour, 50,5 % au second), situation assez inhabituelle pour une circonscription essentiellement rurale, la candidate du RN l’emporte avec 54,2 % des voix.

Carte de la répartition géographique des reports de voix : Manec vers Polard
Carte de la répartition géographique des reports de voix : Manenc (dissident de gauche) vers Polard (Nupes). E.Négrier, J.Audemard, Fourni par l’auteur
Carte de la répartition géographique des reports de voix
Carte de la répartition géographique des reports de voix : Manenc (dissident de gauche) vers Galzy (RN). E.Négrier, J.Audemard, Fourni par l’auteur
Carte de la répartition géographique des reports de voix
Carte de la répartition géographique des reports de voix : P. Huppé (Ensemble) vers S. Galzy (RN). E.Négrier, J.Audemard, Fourni par l’auteur

Nos trois cartes indiquent la répartition géographique, à l’échelle des communes de la circonscription, des reports de voix estimés des électeurs d’A. Manenc vers P. Polard et S. Galzy, ainsi que ceux des électeurs de P. Huppé vers S. Galzy.

Deux facteurs pour comprendre les reports

La victoire de la candidate RN s’interprète ainsi comme l’addition de deux facteurs.

Premièrement, l’imparfait report de voix du candidat dissident vers le représentant de la Nupes, estimé en moyenne à 42,5 % au sein de la circonscription. Deuxièmement, les reports de voix importants dont elle bénéficie auprès de l’électorat Renaissance (48,1 %), particulièrement marqué à droite dans une circonscription où le candidat LR n’obtient que 2,8 % des voix au premier tour, et où le candidat de Reconquête ! ne dépasse pas les 5 % (4,3 %).

Mais il est également intéressant de constater que les reports estimés du candidat RDG vers la candidate RN ne sont pas négligeables non plus (20,3 % en moyenne). Il est difficile de ne pas analyser ces résultats comme la conséquence, en plus des spécificités socio-territoriales de la circonscription, des hésitations du président du conseil départemental à appeler au vote en faveur du candidat de la Nupes. Dans ce contexte, la candidate et désormais élue RN a de fait bénéficié d’une reconnaissance institutionnelle, a minima par défaut.

Un autre résultat suggéré par les estimations de notre modèle, dont nous ne ferons que citer les chiffres ici, concerne la volatilité différentielle des électorats Nupes et RN dans cette circonscription.

Si la candidate RN conserve en moyenne semble-t-il près de 80 % de son électorat d’un tour à l’autre des élections, le candidat Nupes ne fidélise que 62,7 % de son électorat du premier tour, dont près d’un tiers (27,8 %) s’abstient au second. Si cet écart tient sans doute, là encore, à des effets de contexte local – 75 % l’électorat de Pierre Polard maintient son vote au second tour à Capestang, commune dont il est le maire, ainsi que dans les communes alentour – il peut s’analyser comme un élément de preuve supplémentaire de l’enracinement du vote RN dans la circonscription.

S’ils doivent s’appréhender à l’aune des spécificités sociopolitiques propres à l’ancienne région Languedoc-Roussillon, les résultats présentés ici sont sans doute le marqueur d’un phénomène plus large d’accélération de la légitimation du RN au sein du paysage politique français, au travers à la fois de l’enracinement de son vote et de sa reconnaissance de fait en tant qu’offre ordinaire par les autres acteurs du jeu électoral.

Emmanuel Négrier, Directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL, Université de Montpellier, Université de Montpellier et Julien Audemard, Associate research scientist

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Propos de Nicolas Lebourg recueillis par Nicolas Massol, «Le RN a gagné à ne pas mener campagne et à ne pas activer de surmobilisation à son encontre», Libération, 20 juin 2022.

D’après les premières analyses que l’on peut faire, peut-on dire que le front républicain est enterré ?

Il a souvent été plus un mythe qu’une réalité, mais un mythe a le mérite de diriger les actions des hommes. Là, on n’y est même plus. On a un double phénomène. Non seulement, l’électorat RN s’est mobilisé, mais les autres segments politiques ont effectivement refusé de trancher lors des duels. Si je prends les Pyrénées-Orientales, dans la 3e circonscription (duel Nupes-RN) on a 12,17 % de blancs et nuls ; dans la première (duel LREM-RN) on en a 8,57 %. Entre l’abstention et les scores inouïs de blancs et nuls, les électeurs Nupes et LREM ont nettement marqué leur refus de se rassembler face au RN.

En Occitanie, et singulièrement dans les Pyrénées-Orientales et dans l’Aude, le RN fait carton plein. Concrètement, peut-on dire, à l’instar du maire de Perpignan Louis Aliot, que dans ces régions-là, le RN a remplacé la droite ?

C’est l’objectif de Louis Aliot de longue date. Ce n’est ni un long fleuve tranquille ni un subit tsunami : aux élections régionales de 2015, la liste qu’il menait en Occitanie avait déjà largement dominé celle de LR. Dans sa ville de Perpignan, l’évolution du vote LR est très marquée, passant de 19 % au premier tour de la présidentielle de 2017 à 3 % en 2022. Mais tout ne va pas au RN, et certains secteurs ex-fillonistes bourgeois ont ainsi été pas mal séduits par le vote Zemmour, représentant une conception plus ethnique de la nationalité et plus libérale économiquement.

Ensuite, si le carton lepéniste en Occitanie est indéniable, il est très marqué : c’est la zone comprise entre les deux métropoles dynamiques Toulouse et Montpellier qui a voté RN, les autres forces politiques résistant nettement mieux dans l’ancienne région Midi-Pyrénées et les métropoles. Les députés RN remplissent le vide qu’elles ont laissé hors Montpellier dans l’ex-Languedoc-Roussillon.

Que ce soit Robert Ménard ou Louis Aliot, les maires RN semblent se faire élire à l’extrême droite mais gouverner comme des élus de droite – en tout cas de façon moins idéologique que les anciens maires FN. Est-ce que cette stratégie est responsable des scores du RN dans ces législatives ?

Ça y contribue bien sûr. De même, regardez le casting : les quatre députées RN des Pyrénées-Orientales sont des femmes, conseillères municipales donc un peu notables, Anaïs Sabatini a 32 ans, Sandrine Dogor-Such a le contact facile, tout ça humanise. Nationalement, le RN a profondément gagné à ne pas mener campagne et ainsi à ne pas activer de surmobilisation à son encontre de type front républicain. Ça avait déjà justement été la stratégie à la municipale de Perpignan : mezza voce pour mieux arriver. Les scores de Reconquête le démontrent pour la millième fois : la radicalité fait perdre les seconds tours.

Ce succès est-il dû à l’implantation territoriale du RN ?

Si on pense l’implantation en termes de maillage militant, le RN n’a guère de forces. Le fait, d’ailleurs, de surmobiliser ses élus, en présentant ses conseillers municipaux à la députation plutôt qu’en cherchant à faire encore et encore monter de nouvelles têtes ainsi récompensées de leur militantisme, est le signe d’un vivier faible. La force du RN, ça n’a jamais été son corps militant, mais sa capacité à correspondre à la sociologie électorale.

Que nous dit la géographie des députés élus ?

Après le premier tour de la présidentielle, pour réfléchir à ces législatives, j’avais pris les données des 20 circonscriptions où Marine Le Pen avait eu ses meilleurs scores et des 20 pires. Résultat : dans les 20 meilleures, en moyenne, la part des maisons chauffées au fioul est de 14,6 % contre 6 % pour les autres ; on y dépend de sa voiture pour aller travailler à 82 % contre 48 % ; seuls 64,7 % des gens ont un médecin dans leur commune, et 52,7 % un dentiste, contre respectivement 87,3 % et 80,3 % dans les zones non-lepénistes… Et non, ce n’est pas une ruralité heureuse où on s’installe pour fonder sa start-up : 8,4 % seulement des citoyens sont des CSP + contre 24,3 %, et seuls 5,9 % ont un bac + 5 contre 23,5 %… C’est une France enclavée, dépendante des énergies fossiles, menacée dans ses modes de vie – pour le cas des Pyrénées-Orientales, on pourrait évoquer la façon dont le département est devenu une succession répugnante de zones commerciales tuant les centres-villes et contraignant encore à user de la voiture –, qui n’est pas reliée dans son expérience quotidienne aux aspects constructifs de la globalisation.

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