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Les Activistes du « choc des civilisations »

Source : pinterest, sans mention d’origine.

Par Stéphane François

Les arrestations et les perquisitions menées chez les hommes et les femmes membres de l’Action des Forces Opérationnelles (AFO) ont montré à l’opinion publique l’existence de groupes subversifs d’extrême droite organisés. Ces personnes s’étaient préparées à la probabilité d’une guerre, un terme à prendre au sens propre. En effet, les membres d’AFO, non seulement avaient des armes, mais se préparaient aussi à la survie. Ainsi, leur site internet donnait des conseils sur une possible guerre civile en France et quant à la façon d’en réchapper. Sa teneur est ouvertement survivaliste comme le montre les items « se défendre, se protéger », « trousse de secours », « matériel de crise », etc. L’objectif, donc, était de préparer les « patriotes » à se défendre du « péril islamique ».

Ces perquisitions ont montré des profils atypiques, en fait non caricaturaux : il s’agissait d’hommes quinquagénaires en moyenne, et sans histoire. Cela n’est pas surprenant. On réduit trop souvent, et malheureusement, le militant d’extrême droite au skinhead « bas du front » ou à une caricature comme le personnage Dupont-Lajoie, alors qu’à l’image de la société, l’extrême droite brasse aussi bien des universitaires et des milieux très favorisés, que des personnes des couches populaires ou des déclassés. Le groupuscule AFO a ceci d’intéressant qu’il est rare que des personnes ayant ce profil là passent à l’acte. Il y a eu réellement une radicalisation de ses membres. Comme d’autres, ils étaient persuadés que la France va vers une guerre ethnique, voire qu’elle y est déjà. Par peur des attentats, ce type de personne se nourrit d’une idéologie anti-musulmane et veut créer des bastions blancs exempts de toute influence afro-maghrébine, musulmane, sur le modèle du hameau de Jamel, en Allemagne…

Les militants de ce type -ils ne sont pas seuls comme le montre l’actualité– sont convaincus qu’il faut créer des groupes contre-insurrectionnels, pour reprendre une rhétorique typique de la guerre d’Algérie, ou des structures survivalistes sur le modèle des néonazis américains, pour faire face à l’« invasion » de la France. Ils se voient en « résistance » contre une invasion arabo-musulmane fantasmée. S’il est resté longtemps confiné à Internet, ce type d’activisme est passé du virtuel au réel. Au moment de leur arrestation, les membres de ce groupuscule envisageaient des attentats contre des mosquées, des assassinats (d’imams radicaux, de radicalisés sortant de prison ou contre des activistes religieux contestés), l’agression de femmes voilées, l’empoisonnement de nourriture halal dans les supermarchés… Il s’agissait de se venger des attentats de 2015, mais pas seulement : il s’agissait aussi de combattre l’islam et les musulmans.

Dans l’imaginaire de ces personnes, cette religion et ses adeptes sont des ennemis de l’Europe, de sa civilisation et de ses valeurs. Les musulmans sont analysés comme des personnes incapables de s’intégrer, cherchant à saper les bases de l’identité européenne pour imposer une religion et une civilisation incompatibles avec celles de l’Europe. Nous serions, selon eux, les victimes d’un génocide lent commis insidieusement par une immigration-colonisation, c’est-à-dire que l’objectif caché des musulmans serait d’aboutir à une substitution ethnique : la population autochtone européenne (pour ne pas dire « blanche ») serait remplacée à long terme par une population d’origine extra-européenne à la culture différente. C’est l’idée, devenue banale de « grand remplacement ». En formulant cela, ils se placent dans une idéologie explicitement identitaire.

Cette tendance, assez éclatée du point de vue des groupuscules, a des thèmes communs : l’idée d’une immigration-colonisation ; celle d’une guerre civile déjà commencée ; une conception ethnique et essentialisée des identités ; l’idée de l’incompatibilité des civilisations entre elles et la nécessité de préserver les différentes aires civilisationnelles ; l’idée d’un choc des civilisations ; la nécessité de mettre en place une « remigration » des minorités ethniques sur le sol européen vers leurs aires civilisationnelles/pays d’origine (y compris pour leur descendants), etc.

Pour combattre cette supposée invasion, ces militants constituent des arsenaux : les suspects étaient massivement équipés en armes et munitions, et plusieurs éléments du dossier laissent penser qu’ils essayer de fabriquer également, selon les rapports de police, des explosifs et du napalm. On peut donc objectivement dire qu’il y a une escalade de la violence. La volonté d’un passage à l’acte remonte aux attentats islamistes en lien avec Daesh, c’est-à-dire à partir de 2015. Pourtant, par le passé, la France a connu plusieurs autres attentats islamistes, notamment avec l’importation sur le territoire français de la guerre civile algérienne, au milieu des années 1990, sans provoquer de passage à l’acte. Cela a changé avec l’idée d’une guerre ethnique entre les populations européennes de « souche » et les populations immigrées d’origine arabo-musulmane.

Le tournant se situe à la fin de cette décennie avec la guerre dans l’ex-Yougoslavie et l’arrivée de djihadistes en France, par exemple le gang de Roubaix qui avait combattu en Bosnie et qui a commis des braquages violents dans le Nord de la France ainsi que des tentatives d’attentats à Lille. Durant la période allant des années 1970 au début des années 1990, il y a eu des tendances, notamment nationalistes-révolutionnaires, néo-droitières ou national-européennes, favorables au monde arabo-musulman. Certains soutinrent les régimes baasistes de Syrie et d’Irak, d’autres la Libye de Kadhafi, la cause palestinienne ou l’Iran des Mollah au nom du rejet de l’axe « américano-sioniste », voire au nom d’un tiers-mondisme d’extrême droite. Désormais, les plus hostiles à l’islam y voient la cinquième colonne d’une invasion arabo-musulmane, qui vise à imposer une religion et des valeurs. Plusieurs théoriciens avancent alors, exemples en banlieue à l’appui, que « nous sommes dans une guerre ethnique ». On serait dans une phase d’« immigration-colonisation » cherchant à détruire la civilisation européenne par l’imposition d’une religion étrangère et hostile, l’islam. Et les incivilités et émeutes de banlieues ne seraient que la face visible de cette colonisation. Le 11 septembre 2001 a joué aussi un rôle de déclencheur, en entérinant l’idée d’une guerre en Occident et validant a posteriori l’idée de choc des civilisations.

Avant cette évolution, les maghrébins et les musulmans subissaient un racisme d’un autre type, hérité des années qui ont suivi la guerre d’Algérie, avec tous les poncifs de type « l’arabe c’est un menteur, un violeur ». Ce racisme-là existe toujours, mais il a muté dans les années 1980 avec les premières affaires sur le voile. La montée des droites radicales et du populisme en Europe commence dans les années 1980, justement en rejet de cette visibilité de l’islam et des musulmans. Les discours du Front National, période de Jean-Marie Le Pen, montrent ces poncifs… Au milieu des années 1990, l’optique devient identitaire : certains s’accommodent mal de la présence d’une nouvelle religion sur le sol européen, et en déduisent que ses pratiquants ne sont peut-être pas capables de s’intégrer.

Cette radicalisation est liée, paradoxalement, au Rassemblement National, mais pas dans le sens où on pourrait le penser. Depuis la volonté de ce parti, du temps de la ligne Philippot, de se « dédiaboliser », il est considéré comme trop modéré, trop mou, sur ces thématiques par les extrémistes de droite les plus radicaux. Ils estiment que ce parti ne les aidera pas dans cette guerre civile en cours. La ligne erratique de Marine Le Pen ne joue plus la fonction d’absorption de la violence militante faite en son temps par Jean-Marie Le Pen. Celui-ci arrivait à faire coexister au sein du FN différentes tendances de l’extrême droite. Surtout, il arrivait à contrôler ses troupes. Aujourd’hui, les éléments les plus radicaux sont à l’extérieur du Front national et certains sont orphelins de leur groupuscule dissous… de ce fait, il n’y a pas de liens entre le RN et ces groupuscules. Ces éléments sont radicaux, donc à la marge du parti, avec lequel ils entretiennent des relations très tendues. L’arrivée de Marine Le Pen a fait que les plus radicaux se sont éloignés. On le voit bien avec Carl Lang, qui a fondé le Parti de la France. Lui ne prône pas le passage à l’acte mais surfe ouvertement sur ces thématiques. Aujourd’hui, même si certains discours se font écho, ces groupuscules vont au delà du RN. Enfin, l’idée selon laquelle la société multiculturelle est un échec et l’islam un problème n’est pas le propre de l’extrême droite : on la retrouve aussi à gauche…

Ces différents groupuscules cherchent à recruter des militants, capables de passer à l’action. Les différents faits mettant en lumières ces groupes montrent que les militants les plus radicaux cherchent à recruter parmi les militaires et les policiers. Cet attrait ne date pas d’aujourd’hui. Souvent les idées de défense de la patrie, de lutter contre le laxisme, de fonction d’ordre et de justice reviennent. L’État est jugé trop mou, voire à la solde de forces cosmopolites (l’extrême gauche, la gauche, les défenseurs des droits de l’Homme, etc.). Pour autant, ces personnes ne sont pas/plus séditieuses. De ce point de vue, la page de l’OAS est définitivement tournée, bien que son imaginaire violent persiste encore dans certains milieux.

Le risque des attentats d’extrême droite n’est donc pas à prendre à la légère. D’ailleurs, la DGSI en est consciente depuis 2016. Sera-t-il possible de les repérer à temps ? Jusqu’à présent, c’est le relatif amateurisme des groupes qui a permis leur arrestation avant leur passage à l’acte. Un plus grand professionnalisme et un meilleur usage des outils numériques permettraient la clandestinité. En outre, le risque majeur est de voir opérer des petits groupes de 2/3 personnes (comme en Allemagne avec la NSU qui a commis une dizaine de crimes durant treize ans), voire des personnes seules (pensons à Anders Breivik en Norvège) ; d’autant sont à craindre, que, s’ils n’utilisent pas internet et ne font pas la promotion de leurs futurs actes, ils peuvent être moins détectables. Enfin, comme l’ultra-droite est multiple, il est difficile de surveiller les groupuscules. Ceux-ci sont totalement éclatés, la surveillance d’État est face à une mosaïque de groupes, avec des idéologies différentes.

Cette radicalisation de personnes entre en résonance avec une partie de l’opinion publique, où beaucoup ne voient de terroristes qu’islamistes. Dans ce cas, l’interdiction est-elle la solution ? La réponse est claire : non, car lorsqu’on dissout un groupe on prend le risque de voir une partie des membres se retrouver dans la nature, sans surveillance, il peut se reconstituer de manière clandestine, comme ce fut le cas avec le White Wolf Klan, un groupe de skinheads picards, à la suite de la dissolution de la Troisième Voie de Serge Ayoub. Les gendarmes les ont arrêtés avant qu’ils ne passent à l’action violente, prévue. Tandis que lorsqu’un groupe est constitué, on peut le surveiller…