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Nationalismes et radicalité en Ukraine

La guerre de la Russie contre l’Ukraine s’accompagne d’un effort soutenu de propagande à propos des néonazis ukrainiens et, en particulier, du régiment Azov. Afin de circonscrire rationnellement les proportions et dimensions du phénomène, nous proposons ci-dessous une petite sélection d’interventions d’Adrien Nonjon. Spécialiste de ces sujets, ce dernier est chercheur à l’INALCO et au sein du Project on the Transnational History of the Far Right de l’université George Washington. Vous pouvez retrouver ici certains de ses travaux.

« Que pèsent les mouvements néo-nazis en Ukraine ? », émission « Les enjeux internationaux », France Culture, 3 mars 2022 :

Fact or fiction? The role of the far right in the war between Russia and Ukraine, France 24, 9 mars 2022 :

Sur France24, 26 février 2022 :

« Guerre en Ukraine: les forces russes se heurtent à une résistance farouche des Ukrainiens », RFI, 2 mars 2022 :

RFI: En quelques jours, c’est un pays, et c’est une capitale, Kiev, qui se sont métamorphosés. Une bonne partie des habitants ont fui et ceux qui restent se préparent à un assaut des forces russes. Moscou, semble entretenir le doute sur le moment et sur la forme que prendra cet assaut…

Adrien Nonjon: Oui, je pense que cela fait partie d’une stratégie globale, mise en place dès le début des opérations en Ukraine. Tout d’abord la volonté d’entrer avec prudence sur le territoire ukrainien… Parce que Vladimir Poutine avait sûrement sous-estimé les forces ukrainiennes. Et puis la volonté aussi, de ne pas répéter le scénario tchétchène, où finalement tout n’avait été que guerres, massacres et destructions…

Néanmoins, les forces russes se heurtent à une résistance farouche. Je rappelle qu’à peu près, selon les estimations du ministère de la Défense ukrainien, 1000 hommes par jour, côté russe, meurent. On en serait déjà à 7 000, aujourd’hui. Et rappelons juste que d’un point de vue historique, la guerre d’Afghanistan avait fait presque 15 000 morts côté russe.

Ce sont des chiffres qui sont donnés par le ministère ukrainien, donc ils ne sont pas vérifiés, évidemment, de source indépendante. Et c’est toujours très compliqué dans ce genre de situation. Pour ce qui est du doute qui plane sur la forme d’un éventuel assaut sur Kiev, avec des bombardements qui s’intensifient, est-ce que ce sera une attaque terrestre, avec l’entrée de cette colonne de chars qui stationne aux portes de la capitale ?

Il y a de fortes chances pour que ce soit le cas. En tout cas, aujourd’hui, voyant que l’offensive bute, Vladimir Poutine cherche à aller le plus rapidement possible vers la capitale Kiev et maintenant il est presque dans une optique de terre brûlée. C’est-à-dire, d’écraser la résistance ukrainienne, écraser l’État ukrainien, et ce quel qu’en soit le prix.

Et pour rappel, mardi, l’armée russe a rappelé les civils de Kiev, vivant près des infrastructures de services de sécurité, d’évacuer pour, selon le communiqué russe, faire cesser les attaques informatiques contre la Russie. Vous le disiez, passé le moment de sidération, jeudi dernier, la résistance des Ukrainiens s’est organisée presque dès le premier jour, comme si ce peuple s’y était préparé. 

Oui, tout à fait. En fait, le peuple y était déjà préparé depuis très longtemps. Déjà, au moment de la guerre du Donbass, on avait déjà eu une transformation des mentalités en Ukraine, où chaque personne savait que, du jour au lendemain, tout pouvait basculer. Cela a été confirmé il y a quelques jours de l’invasion de l’Ukraine, où, selon les sondages, presque la moitié du pays était prête à prendre les armes à la demande du président Volodymyr Zelensky, pour résister face à l’envahisseur.

Il y a une résistance des Ukrainiens, et en Europe, il y a des volontaires qui veulent également leur prêter main-forte. Là encore, est-ce que c’est une mobilisation inédite depuis la dernière guerre mondiale ?

Oui. En fait, le phénomène des volontaires est tout d’abord observé durant la Seconde Guerre mondiale. Et après, surtout dans le cadre des guerres de l’espace post-soviétique que ce soit la Transnistrie par exemple. Mais en tout cas aujourd’hui, oui, l’afflux de volontaires se veut massif. D’autant plus que le gouvernement ukrainien a appelé de ses vœux à la création d’une légion étrangère ukrainienne.

Hier mardi, une frappe a touché la tour de la télévision à Kiev, bloquant temporairement la diffusion des programmes. Elle a fait, selon les services d’urgence ukrainiens, cinq morts, tout près d’un symbole du territoire ukrainien, le Mémorial de Babi Yar. 

Le mémorial de Babi Yar est un lieu qui commémore l’extermination de 30 000 juifs, entre le 29 et le 30 septembre 1941, par les commandos spéciaux nazis, qui s’occupaient de la Shoah par balles. Un mémorial qui a été mis en place très récemment. Il y a eu toujours des concurrences mémorielles entre, d’un côté, la mémoire juive mais aussi le mythe nationaliste ukrainien. Néanmoins, cela prouve aujourd’hui que Vladimir Poutine, qui justifiait son intervention, en disant qu’il voulait dénazifier l’Ukraine, avait complètement tort.

Au chapitre des symboles, il y a celui du nom de la capitale ukrainienne. Certains journaux ont décidé d’adopter le nom «Kiiv» pour désigner la capitale. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Cela renvoie plus largement à cette volonté de se séparer finalement d’un empire, qui était la Russie. On observait déjà ce phénomène à la fin du 18e siècle, avec par exemple, des poètes comme Ivan Franko, qui parlait de Prosvita, c’est-à-dire d’illumination nationale par le langage. Et c’est un phénomène qui s’est accéléré à la chute de l’URSS et surtout à partir du Maïdan, où on a eu cette volonté de remettre au goût du jour la langue ukrainienne, et notamment dans les lieux communs, plutôt que dans l’usage courant. C’est quelque chose que l’on retrouve aussi dans d’autres espaces, comme en Biélorussie, où désormais beaucoup de gens discutent en biélorusse, pour pouvoir faire le lien avec la nation, plutôt que la Biélorussie qui renvoie au régime de Loukachenko.

Et c’est donc clairement un choix politique, aujourd’hui, de parler de « Kiiv », plutôt que Kiev. Dans la nuit, Joe Biden a prononcé devant le congrès son discours sur l’État de l’Union. Le président américain a dit de Vladimir Poutine qu’il était un « dictateur » plus isolé que jamais et a rappelé l’unité des Occidentaux depuis le début de cette guerre. Mais à ce soutien à l’Ukraine, il y a une limite qui est celle de l’engagement au combat : ce n’est sans doute pas le président américain qui vient de faire partir ses troupes d’Afghanistan, qui enverra des soldats prêter main forte aux Ukrainiens ? 

Non, bien sûr. Je pense qu’il faut surtout voir l’aide potentielle apportée à l’Ukraine du côté de l’Europe. Et le discours de Volodymyr Zelensky au Parlement européen, mardi, suivi ensuite d’une ratification des documents initiant le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, sont comme une contre-mesure à la timidité américaine d’engagement. Finalement, cela confirme une tendance historique qui est que, lorsque l’Europe est au bord du gouffre, celle-ci se réveille et se lève d’un seul homme. 

Vous évoquez le discours de Volodymyr Zelensky, extrêmement applaudi, mardi, au Parlement européen, lorsqu’il est apparu en visioconférence et qu’il a lancé aux députés: « Ne nous lâchez pas ! » Est-ce que cette guerre, qui a déjà changé beaucoup de choses en une semaine, pourrait faire arrimer plus rapidement l’Ukraine à l’Union européenne ?

Oui, je pense qu’elle sera arrimée très rapidement. Bien entendu, le processus sera long. Rappelons que pour adhérer à l’Union européenne, il faut remplir un certain nombre de mesures. Et l’Ukraine, encore aujourd’hui, avait du mal à se sortir des traumatismes de l’époque post-soviétique, avec ses reconfigurations politiques et économiques multiples. Néanmoins, ce n’est pas impossible. Mais déjà, depuis le début, depuis 2014 en tout cas, l’Ukraine et les Ukrainiens étaient plus que jamais tournés vers l’Europe et l’Union européenne.

On a compris aussi qu’au sein même des 27, certains renâclent, parce qu’effectivement, si un pays en guerre arrive à obtenir une adhésion accélérée, cela peut poser souci avec ceux qui attendent, qui patientent dans l’antichambre de l’Europe depuis des années. 

Oui, si l’Ukraine adhère à l’Union européenne, se posera peut-être à terme aussi la question des Balkans. Et plus généralement, certains pays ne veulent pas, par leur proximité avec la Russie. On peut parler, par exemple, du cas de Viktor Orbán en Hongrie et son régime illibéral, qui aussi a des prétentions territoriales en Ukraine, notamment dans la région des Carpates, où il y a une minorité hongroise.