Netflix et le négationnisme du soft power turc

Sculpture de Nicolas Rubinstein.
Par Augustin Herbet
Film américano-turc disponible sur la plateforme Netflix, The Ottoman Lieutenant (2017) s’inscrit dans la tendance actuelle des films historiques à visée politique produits par le cinéma turc. Habituellement, ces films assument une vision manichéenne et radicale de choc des civilisations entremêlée d’un discours de haine envers ce qui ne se soumet pas à la synthèse turco-islamique (tels que les longs-métrages Dirilis Ertegrul, Fetih 1453 et Payitaht Abdulhamid). Mais The Ottoman lieutenant est différent sur bien des points et traduit un autre registre discursif du négationnisme turc.
The Ottoman Lieutenant présente un triangle amoureux tout ce qu’il y a de plus classique. En 1914, Lillie est une jeune infirmière américaine vivant à Philadelphie, autant frustrée par le rôle conventionnel attribué aux jeunes femmes en Amérique que choquée par la ségrégation raciale. En en faisant la narratrice, le film cherche à créer une identification chez le public visé : des jeunes femmes sensibles à l’injustice, et connaissant mal l’histoire de l’empire ottoman. Après avoir rencontré Jude, médecin américain en Turquie, elle s’engage dans l’action humanitaire au sein de son hôpital (non sans s’être assurée que cette mission américaine et chrétienne ne faisait pas de discrimination ethnique et religieuse). A son arrivée à Constantinople, elle rencontre un jeune lieutenant ottoman, Ismail, qui l’escorte pour aller à Van, une ville largement peuplée d’Arméniens à cette date.
C’est au moment de la romance où l’héroïne rencontre le héros que le négationnisme subtil du film commence à se déployer. Lors du trajet, ils se font agresser par des bandits arméniens, les fournitures médicales que Lillie devait apporter à son hôpital sont volées, et ils sauvent leurs vies de justesse. Le film sous-entend donc que l’Anatolie orientale est confrontée à un vaste problème de banditisme arménien dans une totale inversion historique. En effet, depuis les années 1890, l’Anatolie orientale connaissait une série de massacres de la population chrétienne, essentiellement arménienne mais également assyrienne, par des « irréguliers » surnommés les Hamidiés. Ces derniers étaient encouragés et soutenus par le gouvernement ottoman et les massacres en question ont été dénoncés en France par Jean Jaurès.
On note par ailleurs que si le discours islamiste actuel rejette la responsabilité du génocide arménien (tout en rejetant ce terme) uniquement sur le nationalisme turc et exalte le sultan-calife AbdulHamid, il a étonnamment tendance à ignorer les massacres hamidiens.
Revenons au film qui continue par des affrontements entre civils, mais dont la première victime est un soldat turc abattu par des rebelles arméniens. Dans ce contexte, le film est subtilement négationniste car il ne nie pas qu’un certain nombre d’Arméniens ait été massacré (par exemple Lillie, Ismail et Jude arrivent dans un village arménien dont la population a été massacrée). Mais il nie que les massacres soient le fait de l’armée turque et noie le poisson dans un discours expliquant que « la guerre fait des massacres de tous côtés ». Il n’est pas innocent que le film se déroule à Van,.En plus d’un discours expliquant que le mont Ararat serait kurde, cela permet surtout de présenter les résistants arméniens de Van comme des méchants rebelles tentant de tuer Ismail. Or la défense de Van a été un des actes d’autodéfense les plus forts des arméniens face au génocide . On peut même se demander dans quelle mesure le personnage du lieutenant ottoman n’est pas inspiré par Cevdet Bey, beau-frère d’Enver (dit Enver Pacha, personnage clef du génocide arménien), et vali de Van. Il a été décrit par un médecin américain, Clarence Ussher, comme un être moderne et raffiné ayant essayé d’amadouer les missionnaires de la mission américaine avant de faire bombarder ce « repaire d’infidèles ». Les traits les plus positifs du personnage seraient gardés, là où l’aspect génocidaire de celui-ci n’existe pas.
Un seul moment semble traduire la réalité du génocide : des soldats de l’armée turque tuent des Arméniens et expliquent à Ismail que les Arméniens leur « appartiennent ». Quand Ismail leur ordonne de les relâcher ?ils se plient à l’autorité hiérarchique représenté par le héros, un militaire honorable. Ils veulent le tuer uniquement quand ils se rendent compte qu’il n’a pas d’ordre de mission. Le seul moment où le réalisateur semble suggérer le génocide est quand les irréguliers demandent si Ismail veut aussi interroger les enfants, ce à quoi il répond affirmativement, montrant que tous considérent comme normal que les enfants soient inclus dans le groupe devant être tué ou interrogé. Le film va plus loin dans le négationnisme quand Lillie servant de narratrice explique que « face au conflit qui escaladait entre les rebelles arméniens, espérant l’arrivée de l’armée russe, et l’armée turque, celle-ci a soumis à la conscription les hommes arméniens, alors que les femmes les enfants et les personnes âgées avaient commencé à se regroupe pour se réfugier ailleurs ». Le « refuge » fut en réalité la déportation et l’extermination.
Un des éléments les plus pernicieux est représenté par le personnage de Jude. Présenté au début comme un médecin humaniste, il se révèle de plus en plus intolérant, dogmatique et ignorant. Il négocie le rachat des fournitures médicales avec le brigand arménien et permet à ceux-ci de cacher des armes dans la chapelle. Son comportement est expliqué dans le film par sa jalousie : Lillie lui préfère Ismail. Or, ce personnage est le seul tentant d’expliquer ce qui se passe réellement : à savoir que les Jeunes-Turcs sont en train d’exterminer les populations chrétiennes d’Anatolie. Loin d’être ignorant, il est le seul ayant une lucidité partielle. D’ailleurs, le discours sur l’unité des religions abrahamiques, porté dans le film par Ismail sonne à première vue comme humaniste, mais oblitère le fait qu’en même temps les chrétiens en Anatolie sont en train d’être exterminés ou déportés en tant que chrétiens. On pourrait d’ailleurs imaginer que le même film du point de vue de Jude pourrait être bouleversant et tragique (et dénoncer pour le coup le génocide).
N’oublions pas que le film a été produit en même temps que le film hollywoodien La Promesse, qui, lui, dénonçait le génocide arménien : Le Lieutenant ottoman paraît telle une réponse,un « contre-discours » négationniste.
A la fin, le lieutenant ottoman Ismail, blessé, meurt dans les bras de Lillie, après avoir tenté de fuir les soldats russes (on notera d’ailleurs que la seule armée dont des membres sont humanisés est l’armée turque, alors que la narration se situe dans l’espace géographique où elle commet un génocide). Le film omet d’ailleurs que les troupes « russes » sont essentiellement des volontaires d’Arménie orientale, appuyés par des cosaques.
Othering the others : orientalisme, occidentologie et production cinématographique turque
La production turque en matière de cinéma historique correspond assez bien au concept d’occidentologie forgé par les intellectuels d’extrême droite islamistes Aissam Ait-Yahya et Soleiman Al-Kaabi. En effet, elle aboutit, de la même manière, à une vision réifiée et caricaturale de l’« Occident » . Celui-ci est décrit comme un bloc totalement identifié au christianisme et décrit comme à la fois fanatique, violent et décadent [1]. Quelques bandes annonces de films ou de séries turques le montrent amplement :
Cela se mêle à un discours expansionniste et guerrier (qui est diffusé par les Editions Ribat ou par la revue Sarrazins en France) et qui trouve des relais au plus haut niveau de l’Etat (qui adhère à la synthèse turco-islamique) avec par exemple cette vidéo officielle de l’Etat turc :
Le discours axé sur un choc des civilisations permet de mobiliser la base islamo-nationaliste d’Erdogan. Mais, du fait de l’identification réifiée de l’« Occident » au christianisme et de l’ « Orient » à l’islam, il a aussi pour conséquence d’altériser les chrétiens « orientaux » comme étant soit des anomalies soit des traîtres. Ils sont « tolérés » uniquement s’ils acceptent le modèle ottoman ou néo-ottoman. Or, ces modèles sont violemment inégalitaires et défavorables envers les populations adhérant à des religions autres que l’islam, que ce soit le modèle idéal des Editions Nawa ou la pratique concrète du néo-ottomanisme d’Erdogan. Il est d’ailleurs significatif que la maison de production ayant produit Le Lieutenant Ottoman ait produit une série faisant l’éloge du sultan-calife AbdulHamid. Or c’est avec ce sultan-calife qu’ont commencé les premiers massacres d’Arméniens, ces derniers ayant commis le crime inimaginable de vouloir être traité de manière égalitaire par l’Etat auquel ils appartenaient.
Adhérant à ce modèle d’occidentologie, le cinéma de propagande turc considère que pour s’adresser à un public occidental il faut faire de l’orientalisme. D’après Edward Saïd, celui-ci est « Le domaine de recherche universitaire et du courant de pensée portant sur l’orient (domaine qui s’étend de « toute personne qui enseigne, écrit ou fait des recherches sur l’orient » à « l’attitude du colonialisme européen ») ; l’idée que l’Orient et l’Occident sont ontologiquement et épistémologiquement différentsVan correspond dans la représentation du film au cliché de « l’Orient éternel » et la narratrice y vit une « expérience de vie » car elle « voulait changer le monde mais c’est le monde qui l’a changée ». En effet deux des trois personnages (ainsi que le médecin plus âgé) sont américains et le lieutenant ottoman parle anglais. Les rares passages en turc et en arménien ne sont d’ailleurs pas traduits, ce qui correspond totalement à cette vision orientaliste.
Cet orientalisme est certes vu comme permettant de s’adresser au public occidental, mais il a quelques autres petits avantages pour le discours de propagande turc. D’abord, il s’applique principalement aux Arméniens, les militaires turcs étant perçus comme occidentaux ;Les irréguliers faisant le seul massacre d’Arméniens que l’on verra à l’écran sontdu coup présentés comme ne représentant pas l’Etat turc et étant potentiellement kurdes. La responsabilité de l’Etat turc dans le génocide est édulcorée, tout en produisant un discours arrangeant bien la répression actuelle des Kurdes. Dans son ouvrage de référence sur le génocide arménien, Raymond Kévorkian considère d’ailleurs que le rôle majeur « des » Kurdes est un discours en grande partie produit par l’historiographie turque.
Grâce au personnage de Lillie, l’islam devient un élément « oriental » essentiel, le christianisme étant systématiquement associé aux Américains. Certes le film nous dit que les Arméniens sont chrétiens mais il ne le montre jamais (autrement que par des églises désertes …) permettant de facto de nier en sous-main la présence chrétienne en Anatolie. Enfin, l’orientalisme a un dernier avantage : les propos des Arméniens ne sont pas traduits. C’est une silenciation complète de leurs voix et de leur présence réelle – les jeunes hommes n’existent que comme rebelles, les autres sont des vieillards ou des enfants. Leurs vies sont définies comme n’étant pas dignes de deuil au contraire de celle d’Ismail Veli. Pour citer la philosophe féministe Judith Butler dans Qu’est ce qu’une vie bonne ?: « Cette personne sait bien que sa disparition ne correspondra à aucun deuil et elle vit donc activement au présent l’hypothèse suivante « personne ne me pleurera après ma mort ». …
Mais il n’en demeure pas moins que ces formes de persistance et de résistance qui conduisent à pleurer les sans-deuil ont lieu dans une sorte de pénombre de la vie publique et que lorsqu’il arrive qu’elles fassent irruption c’est à la fois pour contester les modèles à travers lesquels ces vies ne cessent de se voir dévaluées et pour affirmer leur valeur collective» . Le film suggère de manière subtile que la guerre était juste un « gross malheur »… Pour citer le titre d’un article de la militante féministe et antimilitariste turque Pinar Selek dénonçant le génocide arménien, ceux-ci ont-ils été « emportés par les vents, engloutis par les eaux » ?
Alors que, pour paraphraser Serge Reggiani, les loups sont entrés dans Vienne et dans Dijon, lors des manifestations anti-arméniennes des Loups Gris, le négationnisme turc redevient un enjeu. Des séries turques diffusent un discours violemment négationniste et suprémaciste comme Payitaht Abdulhamid et sont relayées par les chaînes officielles du gouvernement turc (qui diffusent aussi les dites séries) . Ces éléments sont ceux d’un soft power qui accompagne le redéploiement nationaliste de l’Etat turc.
Il faut être lucide sur l’implantation du soft power d’un état négationniste et violemment expansionniste. Et le combattre d’autant qu’actuellement il soutient dans une logique panturcique la guerre d’agression de l’Azerbaïdjan sur l’Artsakh ce qui s’accompagne d’un discours de haine renouvelé envers les Arméniens en Turquie.
[1] Voir ce qu’analyse très bien Zine-Eddine Gaïd