Récents

Suprémacisme blanc ou ethnodifférentialisme ?

Source : collage de Matthieu Bourrel

Première parution : Stéphane François, « Nous d’abord! », Espace de libertés, n° 494, décembre 2020.

Il y a « eux » et il y a « nous ». Et entre les deux, la frontière est tantôt mouvante, tantôt poreuse. Que signifie « nous » en politique, quand il ne veut en aucun cas avoir affaire avec « eux » ? L’identitarisme d’aujourd’hui est traversé par deux tendances. La première, la plus ancienne, promeut un suprémacisme blanc, c’est-à-dire l’idée d’une « supériorité blanche » sur les autres « races ». On retrouve ce discours chez les extrémistes de droite américains, suprémacistes ou alt-right, très marqués par les théories racistes issues de l’histoire de ce pays. D’ailleurs, les eugénistes et racialistes américains Madison Grant ou Lothrop Stoddard sont encore publiés aujourd’hui, tant aux États-Unis qu’en Europe.

L’autre tendance majeure de l’identitarisme s’observe chez les Européens, notamment chez des théoriciens français, tels Alain de Benoist, Dominique Venner ou Guillaume Faye, tous trois liés de près au Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), et chez qui l’on retrouve la même idée de défense des identités et des aspirations des peuples à rester eux-mêmes. L’extrême droite à tendance nationale-européenne a repris les constructions post-coloniales, en les adaptant à son idéologie : pour la Nouvelle Droite, il s’agit de libérer l’Europe de la colonisation insidieuse des « peuples de couleur », c’est-à-dire d’une « immigration-colonisation » par une fécondité supérieure aux Européens. Le but : préserver l’« identité européenne », tant ethnique que culturelle. Cette logique est poussée à son extrême, rejoignant les théoriciens du racisme.

Le refus du métissage culturel et physique

L’éloge de la différence est aussi un refus du mélange. Les identitaires affirment que le métissage systématique n’est rien d’autre qu’un génocide lent. La conception d’un « grand remplacement », réintroduite et popularisée en 2010 par Renaud Camus, n’est pas neuve, loin de là : elle était déjà prônée par les rescapés du national-socialisme. De fait, l’ethno-différentialisme d’extrême droite identitaire se fonde sur l’idée qu’il existe des races humaines ayant leur propre genèse, selon la thèse du polygénisme, c’est-à-dire qu’ils défendent l’origine multirégionale, et par conséquent multiraciale, des hommes modernes. Quoiqu’il n’y soit pas réductible et soit scientifiquement valable, ce polygénisme est au fondement des théories racistes des xixe et xxe siècles.

Si l’on prend comme limite historique la fin de la Seconde Guerre mondiale, on peut constater que ce discours est présent dès la fin de la guerre chez d’anciens nazis tels que le Français René Binet ou le négationniste et théoricien raciste suisse Gaston-Armand Amaudruz. Ceux-ci voyaient d’un mauvais œil l’existence des empires coloniaux, qui risquaient, par les unions mixtes, d’entraîner la dégénérescence de la race « blanche ». Après la Seconde Guerre mondiale, le racisme des nazis s’est transformé en un nationalisme occidentaliste, sorte de camp retranché blanc, fondé sur l’idée d’unité raciale, qui se résumait, déjà, à la défense de l’« identité blanche ». Cette question travaille toujours en profondeur les mouvances d’extrême droite occidentales, comme le montre la production théorique des milieux identitaires, néonazis ou suprémacistes. Pour eux, il s’agit de préserver « l’homme blanc » de l’extinction, provoquée par l’ » invasion » des « races de couleur ».

Du «grand remplacement» au «choc des civilisations»

Cette construction intellectuelle permet ainsi la formulation d’une nouvelle forme de racisme structuré sur le culturel et le civilisationnel, insistant sur l’irréductibilité des civilisations les unes aux autres. Ces militants sont en effet de fervents partisans du « choc des civilisations ». Ce concept se caractérise par une volonté de repli « entre soi », entre personnes de même « race ». Il s’agit aussi du désir de créer de grands espaces civilisationnels autarciques et indépendants pour faire face au choc des civilisations, les relations entre les blocs civilisationnels devant être régies par une « paix armée ».

La montée des extrêmes droites identitaires d’une part, et nationalistes d’autre part, a rendu plausible l’hypothèse que les nouveaux conflits identitaires, à base ethnique, linguistique, religieuse, ou comprenant ces trois types, soient la traduction d’un nouveau nationalisme fondé sur le civilisationnel. Pour les identitaires, il faut empêcher l’arrivée de migrants extra-européens. Et s’ils arrivent tout de même à s’installer en Europe, il faut empêcher les unions mixtes, qualifiées d’« ethnocides ». Surtout, il s’agit d’empêcher leur installation définitive et de forcer les immigrés à retourner dans leurs pays respectifs, selon le concept de « remigration » utilisé par la mouvance identitaire, toujours dans le cadre de la théorie conspirationniste d’extrême droite du « grand remplacement ».

Ce discours n’est plus seulement une conception biologique de la race, c’est aussi une conception anthropologique et ethnographique : la rencontre des ethnies et des systèmes de représentation produirait mécaniquement un « choc des civilisations », et non pas un métissage culturel. Ce nationalisme métamorphosé, plus ethnique qu’étatique, plus séparatiste qu’impérialiste tend à laisser apparaître sur la scène internationale mondialisée des « réorganisations » et des « nationalismes régionaux » aux contenus sociopolitiques ouvertement ethniques. Les militants de l’extrême droite ont entériné cet état de fait. Selon eux, on serait dans une guerre de civilisation, l’ennemi étant incarné par le monde arabo-musulman en Europe ou dans le monde anglo-saxon (pensons au massacre de Christchurch en Nouvelle-Zélande), le Juif et l’Afro-Américain aux États-Unis. Le monde « blanc » est analysé par ces militants comme une citadelle assiégée. Pour ces militants, il s’agirait de protéger les civilisations nées de l’histoire européenne ainsi que son substrat racial.

Une vision «euro-américaine» de l’extrême droite

Il est d’ailleurs intéressant de constater que les différents théoriciens, européens et états-uniens, de l’alt-right – Tom Sunic et Greg Johnson notamment – se lisent, se commentent et, surtout, se traduisent, donnant naissance à une extrême droite que certains observateurs appellent « extrême droite euro-américaine ». Ces multiples relectures permettent la reprise d’une partie de l’idéologie nazie, édulcorée, lissée. On voit leur conception ethno-raciale de l’identité européenne qu’il s’agit de protéger du métissage partout où elle se trouve : en Europe, bien sûr, mais également en Australie, en Nouvelle-Zélande, ou aux États-Unis.

Si ces discours font l’éloge d’un enracinement ethnique et communautaire, la logique sous-jacente est celle de la défense d’un héritage indo-européen mondialisé : là où se trouve un descendant d’Européen vivrait, selon les identitaires, un porteur de la foi indo-européenne. Un Australien, « blanc » évidemment, pratiquant un culte odiniste1 ne serait pas une incongruité. Au contraire, d’après ces militants, il ne s’agirait que d’une personne fidèle au sang de ses ancêtres…

Ces hybridations théoriques sont particulièrement intéressantes dans la mesure où certains théoriciens néonazis revendiqués assument le virage ethno-différentialisme de leur pensée. Cependant, nous ne devons pas ignorer que les nazis se sont eux-mêmes inspirés des lois raciales américaines, avant que les théoriciens de l’alt-right américaine ne s’inspirent du nazisme… On assiste en effet aujourd’hui à un recyclage des thèses raciales et mixophobes qui étaient à l’honneur dans les années 1900-1930, en Europe et aux États-Unis, sans que cela provoque de vives contestations. Le nazisme n’est plus un repoussoir… Des théoriciens américains, comme Greg Johnson, se définissent d’ailleurs comme des « post-nazis ».

Pour ces militants et théoriciens, l’identité est totalement liée à l’appartenance ethnique. Ils biologisent la culture et la civilisation : les Européens et leurs descendants partout dans le monde portent en eux la race à préserver (la « race blanche »). Ce postulat était déjà présent chez les théoriciens racistes des xixe et xxe siècles, pour qui l’homme n’est qu’un maillon d’une longue chaîne raciale dont il faut conserver la pureté raciale du métissage et de l’universalisme. Ces groupes, intellectuels et réseaux, européens et états-uniens, ne font donc que recycler les vieux discours racistes de la suprématie blanche « aryenne », dont l’énonciation est édulcorée au travers d’un jeu d’interactions, d’influences et de références conjointes. Cependant, les vieux contenus discursifs et idéologiques n’ont pas disparu. Ils ont juste muté, et restent toujours aussi dangereux.

En savoir plus sur Fragments sur les Temps Présents

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture