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Le Massacre des Innocents 2.0

le-massacre-des-innocentsPar Dominique Sistach

Sommes-nous dans une société d'âge mûr ? Arrivons-nous à un seuil quantitatif, celui de la moyenne de nos âges, où les normes et les pratiques sociales se transforment ? L'actualité nous rappelle que l'affaire « du jeune » n'est pas seulement une question de sociologie, a fortiori d'une question de sociologie de masse d'une culture dominante saisie par la transe des moyennes statistiques. Il y a des sujets, disait Cornélius Castoriadis, qui nous imposent des textes franchement « désagréables ». Les récents événements, d'une mère tuant son fils handicapé de 38 ans, d'un père oubliant son bébé dans sa voiture, que l'on retrouve mort à quelques pas du domicile familial, d'un autre qui oublie de déposer sa fillette de 3 ans chez la nourrice et l'oublie dans la voiture, d'un autre qui pend ses deux fillettes, d'un autre encore,

qui tue ses deux fils, ses frères, d’un autre toujours, qui tente de tuer sa fillette de quatre ans en lui fracassant le crâne contre une fontaine romaine, etc., nous montrent une réalité profonde et plus inquiétante : la vieille société se retourne, comme le vieux chien aigri contre le chiot, contre sa descendance. L’un de ces infanticides est une représentation terrifiante, une exécution sommaire : la pendaison qui laisse le spectacle à ceux qui découvrent les corps de leur monstration, du message et de la menace qui perdurent post mortem du meurtrier, qui lui s’est tué sans laissé d’image/message.

Ce que vous ne verrez pas à la télévision : « tuer le dernier enfant pour que ce futur n’existe pas ! »

Peut-être, les structures de pouvoir et les marionnettes qui les incarnent ont trop répété qu’il fallait se serrer la ceinture pour ne pas endetter et polluer les générations futures, à tel point, que la facture se réglerait par une condamnation à mort de ces générations. L’hypothèse serait encore plus probable quand on se remémore les récents et multiples infanticides s’achevant en congélation des corps de nourrissons ; comme si le meurtre était un dispositif permettant de suspendre par la congélation l’homicide lui-même, voire un dispositif permettant une vie meilleure en devenir pour l’enfant ; comme si potentiellement, une fois révélée la supercherie de ceux qui gouvernent à nos destins, on puisse redonner vie à ces petits corps figés. L’idée est saugrenue et peut rappeler à certains, les cauchemars que Philip K. Dick nous a laissé en héritage : tuer le dernier enfant pour que ce futur n’existe pas !

On peut aussi en collant aux faits relever l’insignifiance de la vie de notre descendance : l’un tué pour son handicap, l’autre parce que son père était traumatisé par un accident avec tentative de fuite, l’autre par un oubli inexplicable, le suivant, comme beaucoup, par pure jalousie, parce que « maman » avait quitté la maison, le dernier enfin, un peu comme tous les autres selon le jugement des observateurs attitrés, par un acte « isolé » de folie. Les causes sont peut-être profondes, les raisons ponctuant les faits semblent dérisoires dans un cas, presque futiles pour le traumatisé de la route.

Voilà un filon beaucoup trop singulier, pour que quiconque ne l’exploite : la présidence de la République n’aurait rien à dire, …, la presse se murant dans un silence qui n’est que le creux écho de la voix de son maitre. La télévision n’a rien à rajouter, aucun expert à saisir, aucune idée à germer, si ce n’est reprendre les faits, comme l’a fait France Télévision, par son émission « C’est dans l’air », après que Valentin ait été assassiné de 44 coups de couteau. Dans une société de la surexploitation de l’événement, la répétition de ces derniers laissait pourtant à penser une vive activité, le silence des commentateurs du réel entérinant le principe d’un déni politique et social. L’argument ultime est de se conforter par la logique du seuil : il n’y a pas plus de crimes et autres infanticides ; il n’y a seulement qu’une mise en avant du phénomène par la puissance des médias. Ces derniers s’en sortent bien. Ils n’ont rien à dire mais la cause de cette réalité, c’est eux.

Déconfiture de la normalité sociale : l’enfant chose

Les puissants pensent comme leurs vassaux, qui eux-mêmes s’échinent « à causer » comme leurs sujets : « C’est des fous » dit mon voisin, Mr Ramirez, du haut de l’estime qu’il porte à « sa race » en votant Front National. L’affaire est donc close et n’appelle aucun autre commentaire. Si nous sortons de ce c(h)amp, et que nous questionnons les savants, on constate, que ces derniers nous avaient pourtant prévenus. L’un d’eux, l’illustre Bernard Stiegler, dans une de ses dernières livraisons philosophiques, nous intimait récemment de « Prendre soin de la jeunesse et des générations » (Flammarion, 2008). Stiegler estime le phénomène, en démontrant comment le marketing instruisant nos vies, en un réel psychopouvoir, nous commande et « fait des enfants les prescripteurs de leurs parents, et ces parents, de grands enfants ». Ce qui est en cause donc, c’est qu’à coté des « fous » qui oublient, congèlent, séquestrent, tuent, massacrent leurs progénitures, il existe une société normale et normalisé où les frontières de l’âge n’existent plus, ou la vie éternelle promise par slogan publicitaire devient une obligation de réussite sociale au détriment de nos enfants.

L’humain développé est transgénérationnel. Il a un âge biologique et des âges sociétaux. Il est à ce titre toujours un enfant qui résiste à l’adieu de ces rives de la vie. Comme souvent, le jeune enfant veut redevenir un bébé, tous les autres stades de la vie sont désormais revendiqués à l’âge adulte. Pour parler la novlangue sociale, ils ne font pas le deuil de ce qu’ils ont été, ils ne passent pas les caps de la vie. La société des adultes responsables est ainsi épisodiquement aux prises avec ses crises infantiles, non contre sa jeunesse, mais bien contre elle-même. L’homme n’est plus un loup pour l’homme, c’est un agneau qui s’offre en holocauste à sa part lycanthrope. Que n’aura-t-on vu à la télévision, celle-là même qui reste muette face à ces infanticides tout en blâmant les films violents qu’elle diffuse, des publicités montrant la mère qui prend un pot de cactus à la place de son nourrisson, tant elle est obnubilée par le passage d’une « pauvre » Peugeot, d’une mère qui frappe la main de son bébé in utero, tendant la main vers un sandwich industriel qu’il convoite, d’un père qui par plaisir de conduire oublie ses enfants (cette publicité a été retirée de l’audience en raison des derniers événements), etc.

La société normalisée se nourrie de ses représentations de bazar sans y prêter attention. Elle porte en elle ces gens normaux qui ne peuvent résister à la normalité du couple et de l’enfant, sans en maitriser les tenants et les aboutissants : les fêtes de mariages comme plus beau jour de la vie, comme seul alibi à l’union, dans des halls de salle des fêtes, ou dans des faux manoirs, des faux mas construits à la périphérie des lotissements, des non-lieux que tous le monde utilisent aux mêmes fins, pour produire le bonheur en série, anticipant pour quelques heures le voyage de noces à Djerba. Des unions aléatoires, des vies sociales et professionnelles totalisant l’individu sur lui-même, contre les autres, des destins initialement ombragés par de lourdes hérédités psychologiques, ne permettent pas de comprendre le sens des restrictions qu’impose un enfant.

La mise en route du petit premier se fait mort d’ennui, après un abonnement au câble sans résultat, ou pire avec pour alibi, de vouloir sauver un couple qui ne s’est constitué, tout compte fait, que pour se fabriquer des souvenirs inoubliables. Aimer un enfant devient alors un investissement ordinaire comme on investit son argent ou un endroit. Quelle place reste-t-il alors en temps de jeu, de joie, de vie avec le petit ?, qui nous apprend alors le renoncement que l’on doit s’imposer à soi-même ? Ils semblent bien trop préoccupés par leur propre bonheur, par sa médiocrité.

Ces publicités nous montrent comme valeur normalisé que l’enfant peut être en challenge avec un sandwich ou une voiture, sans que cela ne nous impose quelques récriminations. Dans cette société là, l’infanticide n’est pas que l’œuvre d’un fou, d’un désespéré, d’un inconscient, c’est l’achèvement de la production de la norme qui désinstitue l’enfant au rang de la vulgaire marchandise, de celui qui ne vaut pas plus que la chose futile nécessaire à notre pauvre vie. Est-ce alors un hasard d’apprendre que les personnes les plus menacées de nos sociétés développées sont les nourrissons ? ; est-ce, au final une surprise, d’entendre qu’une personne sur trois dans notre pays, connaît un rapport direct ou indirect à un cas d’inceste ?

À la limite de la société normalisée, la marginalité représente toujours en négatif la norme. Les « fous » ne forment pas une contre-société, mais la limite normative de la société mère. Le meurtre des enfants, leurs abandons, leurs corps de souffrance, le délaissement de leur être, confirment que de l’un des cotés de la frontière de la norme, comme de l’autre côté, à sa marge, notre hypothèse de départ : nous tuons symboliquement, comme une norme, et nous tuons réellement, à la marge, la jeunesse et les générations futures. Il ne s’agit pas seulement d’un effet grossissant des médias. Il n’y a pas plus ou moins de meurtres, l’échelle n’étant pas temporelle mais spatiale : si nous tuons moins nos enfants aujourd’hui, on continue à exploiter et tuer des enfants aux quatre points de la pauvreté mondiale. Ici, au nord de la richesse, on tue les enfants comme représentation symbolique de notre puissance prédatrice, comme de notre impuissance de vieillards. L’enfant stigmatise une double réalité de rejet de notre éphémère puissance et de notre bien réelle impuissance.

La perte de l’enfance

Mais peut-être est-ce inutile d’approfondir notre différence anthropologique. L’histoire suffit. Nos sociétés fondatrices, gréco-romaines, ont été continûment infanticides. Comme moyen de sélection des plus forts chez les spartiates, dont le cinéma de manière récurrente fait d’étranges héros contemporains, ou comme moyen d’organisation et de régulation des genres chez les romains, l’infanticide est une extension naturelle des lois de la vie sur terre. L’enfant, c’est celui qui « ne parle pas » (infans) mais c’est surtout celui qui n’existe pas juridiquement, si ce n’est comme chose, ou comme inexistence. Les échos originels des droits qui fondent nos corpus actuels résonnent encore, puisqu’il aura fallu attendre cette année 2008 pour que l’état-civil national inscrive les enfants mort-nés (celui-ci était auparavant une inexistence juridique, une res nullus). L’interdiction de l’infanticide, à la fin du IVème siècle après J.-C., a pavé la voie à l’abandon des enfants et, conséquemment, à la création des crèches et des orphelinats, à l’augmentation de la main d’œuvre commune des hommes et de la prostitution des femmes.

À l’époque contemporaine, l’enfant est devenu un enjeu cardinal de toute société, et pas seulement du point de vue du devenir social, puisqu’il est toujours l’un des moteurs de l’action sociale, dans et hors de la famille, et par ailleurs, il est également l’un des vecteurs centraux des conditions de la production. L’enfant est source d’exploitation, et par négation morale ou utilitariste, de protection. Il est également source d’hérédité, et par négation cynique et individuelle du monde des adultes, d’incapacité. La défense et l’usage de l’enfance n’est pas qu’un « moteur de civilisation », dont l’église romaine aura eu sa part, c’est un procédé révolutionnaire de changer l’homme en humanité. La fin foucaldienne de l’homme est cette fin de l’humanité ; l’assaut répété et troublé contre notre descendance nous conduit à cette fin de l’universalité humaine, à la naissance trouble d’une posthumanité : l’éternité que la techno-science nous promet supprime de l’entendement l’idée de descendance.

Tous ces meurtres, toutes ces violences du temps présent ne sont alors que des résurgences symboliques de l’histoire du conflit de l’homme et de son humanité. Non un retour à l’état reptilien du grand mammifère dévorant son petit, d’agacement et de faim comme chez l’ours, mais bien des cloques historiques apparaissant sur un état social normalisé par sa pérennité quasi immortelle, qui laissent apparaître accidentellement notre puissance brute de décision par la violence et la mort sur nos descendants. La sombre vengeance de l’homme contre l’humanité ; la sourde menace humaine d’un futur brisé ; l’angoisse vertigineuse de l’espèce ensevelie par le voile de la norme sociale et de son texte.