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Réformer le contre-terrorisme français ?

Monika Grzymala

Sculpture de Monika Grzymala, crédit photographique inconnu.

Première parution : propos d’Yves Trotignon recueillis par Joseph Henrotin, le 26 février 2016, « Réformer le contre-terrorisme français ? », DSI Hors-série, n°47, avril-mai 2016, pp. 48-51.

Historiquement, le contre-terrorisme connaît beaucoup d’acteurs. Mais peut-on estimer qu’il existe une culture française du contre-terrorisme ou, au contraire, a t on affaire à plusieurs cultures plus ou moins en adéquation ?

Yves Trotignon : La question pose le doigt où ça fait mal. Pour l’instant, nous ne sommes mêmes pas certains qu’il existe, en France, une véritable culture du renseignement… Certains universitaires et hauts fonctionnaires travaillent sur cette question, à partir des pratiques observées. Il y a des constats à faire : je dirais que plusieurs acteurs historiques se sont opposés, à la fois sur les méthodes et le tempo des opérations. Dans les années 1980, nous avons été confrontés à des groupes manipulés par les Iraniens et les Syriens. La Direction de la Surveillance du Territoire (DST), qui possédait la capacité de faire du renseignement administratif aussi bien que judiciaire et qui avait la culture du contre-espionnage et de la contre-ingérence, jouissait alors d’une prééminence historique. Elle a progressivement et très logiquement dérivé vers le contre-terrorisme.

Et existait une autre culture, opposée, du renseignement extérieur clandestin, qui était incarnée par le Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage (SDECE) puis par la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE), avec des actions et l’idée qu’il fallait parler à tout le monde, afin de comprendre les enjeux des actes de violence commis contre des Français ou des intérêts français sur le théâtre national ou à l’étranger. Quand je suis arrivé à la DGSE, en 1996, il existait une compétition entre les deux grands services, ce que l’on retrouve aujourd’hui avec la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) et la DGSE, malgré ce qu’on nous dit.

Ce qui caractérise la manière dont le terrorisme est pensé en France – il faut sans doute y voir le poids de l’État – est qu’il l’est comme un crime très particulier, qui mobilise toutes les ressources de l’État. Ces dernières deviennent ensuite l’objet de rivalités. Comme le disait un directeur du Quai d’Orsay il y a quelques années, « un jour, tous les clubs de pétanque auront leur unité de contre-terrorisme », parce que c’est politiquement et financièrement extrêmement intéressant, qu’on dispose des moyens et des hommes et que l’on est extrêmement visible. Pendant très longtemps, les policiers ont dit que le contre-terrorisme était leur affaire : la DST, et c’est le cas maintenant avec la Direction Centrale du Renseignement Intérieur (DCRI) – devenue DGSI –, avait réussi à faire créer des postes d’attachés de la DST à l’étranger, en coopération avec les Affaires étrangères. Il y avait un officier de liaison à Damas, à Kuala Lumpur, etc.

L’idée, assez pertinente, était que le terrorisme contemporain était par essence transnational, avec des ressorts à la fois nationaux et internationaux, et qu’il fallait donc traiter la menace à son origine. La DST et les policiers disaient, et les magistrats étaient d’accord avec eux, qu’il fallait prendre le mal à la racine et, pour cela, ne pas dépendre des services extérieurs, qu’il s’agisse de la DGSE ou de la Direction du Renseignement Militaire (DRM), ni du Quai d’Orsay. Il fallait être projeté au plus près des services de renseignement locaux pour coopérer avec eux. C’était logique, et le reflet d’une ambition sincère d’affronter la menace.

Et donc, il s’agissait aussi de prendre la main sur l’ensemble du spectre, du très lointain au très proche, et de confiner la DGSE au rôle de prestataire de services pour des moyens techniques. Et même si la DGSE avait une capacité clandestine, la DST a toujours eu, comme la DRM, des velléités dans le traitement clandestin – donc le traitement autonome, voire indépendant, de sources locales, en dehors de toute coopération. A donc prévalu, durant très longtemps, l’idée que le contre-terrorisme pouvait être géré par le ministère de l’Intérieur, du renseignement jusqu’à l’arrestation et au procès. Autour de ce cœur, on trouvait les services extérieurs – les Douanes, la DRM, les plus petits acteurs – qui étaient associés ou qui, du fait de la compétition, agissaient de manière autonome.

On a vu la création d’un poste de coordonnateur du renseignement en 2008, sept ans après le 11 Septembre. Comment avez-vous vu cette réforme ?

D’un point de vue administratif, il existait – et il existe toujours – un besoin qui va au-delà de la seule coordination et qui ne peut se contenter d’un poste dépourvu de moyens véritables. Le Conseil national du renseignement n’a ni l’envergure d’un Conseil de la sécurité nationale, comme aux États-Unis, ni la capacité de s’imposer, y compris sèchement, aux services qui composent la communauté française du renseignement, et il est un peu hors-sol. Le travail de fond se fait ailleurs, quoi qu’on dise.

Les réformes ne sont pas toutes adoptées au bon moment, ou pour les bonnes raisons. La création de la DCRI peut ainsi être vue comme la victoire d’un service sur un autre. Au sein du ministère de l’Intérieur, deux cultures s’affrontaient, parfois très violemment, sur le contre-terrorisme : d’une part, une culture de la DST, très opérationnelle, efficace à court terme et politiquement rentable ; d’autre part, une culture également politiquement rentable, mais beaucoup moins opérationnelle, celle des Renseignements Généraux (RG).

Les deux se complétaient et donnaient une compréhension large des terrorismes – corse, tamoul, djihadiste, etc. Mais, en pratique, on était plus dans le registre de la compétition que dans celui de la coopération, ce qui ne pouvait que donner lieu à de vraies frictions. La création de la DCRI, en 2008, doit être vue comme une OPA hostile de la DST sur le contre-terrorisme, par l’intégration, un peu forcée, des RG.

Le constat initial était qu’il fallait un service plus puissant, concentrant les moyens et les compétences. C’était très vrai, mais le problème d’une telle concentration est que l’on se privait de compétences qui allaient disparaître, presque mécaniquement. Comme dans les fusions opérées dans l’industrie, des gens partaient pour une toute une série de raisons. Cela a été le cas en 2008 de personnes très expérimentées. On a créé de la puissance en rassemblant des unités, mais on a oublié que chacune de ces unités, et d’autres services annexes, avaient leurs spécificités, leurs cultures et des pratiques complémentaires. Elles auraient pu être plus complémentaires encore si cela avait été correctement ordonné et commandé. La réforme de 2008 était ambitieuse, mais elle est à peine digérée, et elle n’a pas créé un outil qui soit totalement pertinent face à une menace qui a elle-même évolué.

Le propre de la menace est son agilité, notamment organisationnelle, supérieure à celle d’États ayant des contraintes politiques, bureaucratiques, budgétaires, etc. Cette réforme de 2008 n’a t elle pas été conduite trop tard… ou trop tôt ?

L’histoire est cruelle. Les Britanniques, avec qui nous sommes souvent comparés, ont procédé après le 11 Septembre à des recrutements massifs de personnels au sein du MI5 et du MI6 et ont créé un organisme de fusion et d’analyse du renseignement, le JTAC (Joint Terrorism Analysis Center). Leurs services s’occupent uniquement du traitement de sources et du recueil, l’évaluation se fait à l’extérieur. C’est quelque chose qui fait beaucoup rêver en France, sauf que nos services sont des entités intégrées faisant du renseignement technique, humain, de l’analyse et de l’action. C’est une vraie spécificité française – la DGSE est un service global –, mais, en même temps, c’est compliqué.

La réforme de 2008 est sans doute arrivée trop tard, parce que le 11 Septembre était passé, qu’il y avait eu Madrid en 2004 et Londres en 2005, et que les réseaux ne cessent d’évoluer, qu’on savait que les filières irakiennes étaient déjà un vrai problème, que cela chauffait au Sahel. Cette réforme était aussi liée au temps politique – le ministère de l’Intérieur était alors dirigé par quelqu’un devenu président plus tard – et à une logique bureaucratique, parce que la police dispose d’un réel poids administratif en France. Les services tentaient alors de grossir, presque artificiellement, en créant une DCRI remplaçant la DST et les RG.

On se rend compte que la réforme n’a peut-être pas été correctement menée, en particulier en raison du non-règlement des conflits de culture et de personnalités au sein de la nouvelle entité et parce que, tout de suite, la DCRI a ressenti un sentiment d’infériorité par rapport à la DGSE : elle n’était pas encore une direction générale autonome, mais l’une des entités de la Direction générale de la Police nationale ; il fallait donc encore monter une marche pour obtenir quelque chose d’équivalent. Est-ce que, pour autant, les réformes sont immédiatement efficaces ? Bien sûr, non. L’idée est qu’une fois qu’elles sont adoptées, on s’y tient et on fait tout pour les mettre en œuvre correctement. Mais je ne suis pas sûr que ce soit toujours le cas.

Le renforcement de la coopération européenne est devenu une sorte de mantra politique, qui revient fréquemment dans les discours. Pensez-vous qu’en la matière tout le monde fasse ce qu’il faut ?

Je serais tenté de dire que oui, tout le monde coopère, même si on a pu observer des compétitions ou des ambiguïtés entre services alliés sur des théâtres extérieurs. Mais, en même temps, c’est une logique du renseignement : on ne donne pas tout à tout le monde. Des coopérations ad hoc s’établissent donc entre services, parfois tellement importantes qu’elles génèrent des accords intergouvernementaux. Lors de notre rencontre après les attentats de Londres, j’avais dit au représentant à Paris des services britanniques que le territoire anglais était, plus que symboliquement, aussi notre territoire : chez eux, c’est chez nous. Nous allions les aider, pour des raisons politiques, mais aussi pour des raisons personnelles : la solidarité, ce n’est pas que des discours. C’est un fait, la coopération est de plus en plus étroite ; je pense même qu’elle a rarement été aussi étroite.

Certains disent même que les Français travaillent mieux avec leurs partenaires étrangers qu’entre eux. C’est vrai, pour de bonnes et de mauvaises raisons : les vieilles querelles de chapelle, les périmètres des services, les mandats pas clairs, l’absence de leadership réel. Les bonnes raisons sont que les services aiment bien avoir la main sur leurs propres coopérations, qui répondent à leurs propres besoins. On n’imagine donc pas que la DGSE soit le partenaire naturel de la CIA, la DGSI celui du FBI, etc. C’est toujours la nécessité du terrain et la réalité de la menace qui créent la coopération. Du point de vue des temporalités, ou c’est une task-force et une coopération ponctuelle, ou on considère que le sujet est suffisamment important et s’ensuivent des accords. Nous avons des accords techniques extrêmement importants entre grandes directions techniques. Il peut y avoir des opérations relevant du traitement commun de sources humaines, avec parfois des choses très opérationnelles et très sensibles.

Mais il faut d’abord travailler avec soi-même : les coopérations prennent du temps, elles se gèrent – c’est une vraie fonction, un métier à part – et tous les services possèdent des bureaux chargés de cela, qui vont notamment les évaluer. Parce que, encore une fois, on fait du renseignement, qu’il peut y avoir des doubles jeux ou des coups fourrés et que les services sont tributaires des lignes politiques de leurs partenaires. Si la ligne du Quai d’Orsay ou de ses partenaires change sur la Syrie, le Mali ou l’Égypte, il peut en résulter de la friction. En 2002-2003, il y a eu plus qu’un flottement entre les services américains et français pendant plus de six mois. Après, nécessité faisant loi, le cours des choses a repris. Mais si la coopération est nécessaire, elle ne résout évidemment pas tout et, comme pour toute activité, il faut l’évaluer pour mesurer sa rentabilité. Un exemple de coopération fonctionnant très bien s’observe entre le Maroc et l’Espagne, avec le démantèlement fréquent de filières, c’est très intense.

Par rapport à ce qui se passe aujourd’hui, qu’est-ce qui vous fait peur ?

Je suis plutôt pessimiste, comme d’autres, en pensant à l’année 2016. Nous sommes en guerre contre des groupes djihadistes (il s’agit d’une certitude personnelle forgée dans les premiers mois de ma carrière), mais nous ne disposons pas aujourd’hui d’un véritable organisme de synthèse et de conduite, où les gens communiqueraient en permanence pour produire de l’intelligence stratégique et conduiraient de façon intégrée notre guerre. Il nous manque un Centre de planification et de conduite des opérations du contre-terrorisme. Ce n’est pas le cas au Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN), parce qu’il est marginalisé par rapport au contre-terrorisme. Aujourd’hui, les services n’ont jamais produit autant d’information. C’est très opérationnel, il ne s’agit plus de regarder son objet, comme il y a vingt ans, avec la fascination du laborantin.

Mais, du coup, il n’y a pas en France d’échelon où, avec du renseignement brut ou de l’analyse, on ferait un état des lieux, de niveau stratégique auquel on réfléchirait sans a priori. Pour autant, il n’y a, de toute évidence, pas de véritable stratégie : nous menons des actions répressives et préventives – de la tactique – qui ont des conséquences militaires, même si, à un moment donné, il faut décorréler contre-terrorisme et action militaire, parce qu’on ne lutte pas contre l’État islamique comme on luttait contre Al-Qaïda. Mais, pour l’instant, il n’existe pas d’échelon stratégique, dans les services ou en dehors. Beaucoup de gens réfléchissent partout – les services, évidemment, le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, le SGDSN, le Quai d’Orsay, l’Institut français des relations internationales, etc. –, mais il n’y a pas de synthèse, de réflexion profonde avec les outils de l’État.

Il existe également un problème de coordination et de leadership, très clairement. Certains services ont leur propre agenda, veulent modifier leur périmètre et s’étendre sans que cette extension entraîne la redéfinition du périmètre des autres. S’y ajoute la lourdeur des États face à une menace très évolutive et profondément transnationale, portée par des gens actifs ici qui agiront seuls ou sur ordre, et par d’autres qui arriveront, envoyés par un acteur extérieur. Les services restent séparés – ce qui est très bien pour des raisons d’État de droit –, mais la menace, elle, est totalement intégrée, très diverse, mais très cohérente. Je pense vraiment qu’il nous manque un échelon stratégique, dont l’absence est aussi due au manque de profondeur historique des services, qui permette d’analyser le RETEX, les cold case, qui permette un travail universitaire à vocation opérationnelle. De ce point de vue, je suis très admiratif du Combating Terrorism Center de West Point, qui permet de coupler les compétences. Il est impératif de créer un échange permanent entre le monde de la recherche, qui a le temps, et le monde du renseignement pour produire de l’analyse à vocation opérationnelle. Il existe évidemment des contrats passés entre l’État et des centres de recherche, mais ces études, souvent de grande qualité, sont généralement menées à partir de sources ouvertes. Il manque un mélange des genres. Les terroristes ne cessent d’innover, à nous de le faire aussi.

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