Populisme : une mise au point salutaire

Pandore par John William Waterhouse vers 1896
Par Stéphane François, un compte-rendu de Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Premier Parallèle, 2016. Traduit de l’allemand par Frédéric Joly, 200 p., fait pour Questions de communication.
Jan-Werner Müller nous offre, avec Qu’est-ce que le populisme ?, un ouvrage capital pour comprendre les enjeux du populisme sur les démocraties libérales. Cet ouvrage court (il fait 200 pages), mais dense se propose de donner une théorie générale du populisme, loin des débats actuels (démagogie, « style » populiste, racisme, etc.). Malgré tout, sa lecture est aisée, facilitée par une lecture fluide et non jargonnante.
Pour se faire, il construit son ouvrage en trois parties : « Le populisme, en théorie… » ; « …et dans la pratique » ; « De la manière des démocrates de se confronter au populisme ». La première partie est, comme son titre l’indique, une théorisation du populisme ; la deuxième est une élaboration d’une définition générale au-delà des particularismes nationaux (particularismes qui jouent un rôle primordial dans les expressions locales) ; la troisième, enfin, propose un vade mecum aux démocraties libérales confrontées à l’émergence de celui-ci. Cette dernière partie est importante : les autres auteurs travaillant sur le populisme ne soulèvent guère ce point. Ils font le constat de la montée des populismes, l’analysent, mais ne proposent pas de solutions.
Enfin, ce livre soulève une dernière question, présente en filigrane, mais importante en science politique : Comment définir le peuple ? Le peuple est au cœur du débat démocratique, mais quel est-il ? L’usage du terme « peuple » est en effet problématique, car il a une compréhension et une extension qui varient considérablement selon les contextes : de quel peuple parle-ton ? S’agit-il du peuple tout entier moins ceux d’en haut (les « élites »), c’est-à-dire de la majorité de la population nationale ? Parle-t-on de la partie prolétarisée de celle-ci ? Dans ce dernier cas, le « peuple » se réduit-il à la classe ouvrière à laquelle s’adjoindraient les chômeurs et les précarisés ? Y ajoute-t-on les employés ? Les artisans et les commerçants ? Les paysans ? Et où met-on les classes moyennes salariée ? Surtout, les différents partis populistes excluent une partie de la population : les bienfaits de l’État-Providence ne doivent être destinés qu’au « vrai peuple ». En effet, le populisme procède d’une révolte contre le partage des acquis sociaux durement obtenus sur le long terme avec de nouveaux venus – les immigrés –, estimant qu’ils ne les méritent pas.
Qu’est-ce que le populisme, tant d’extrême droite que de gauche ? Le terme « populisme » est trompeur. Il renvoie, dans les différents pays où il est utilisé, à des contenus différents : aux Pays-Bas, par exemple, à un parti de droite qui se radicalise (le Parti pour la Liberté) ; tandis qu’en France, il est utilisé pour qualifier un parti d’extrême droite qui essaie de muter (en l’occurrence le Front national comme nous l’avons dit précédemment) ; au Venezuela, il sert à définir un régime autoritaire. En outre, ce terme est abondamment utilisé comme disqualifiant, ce qui ne facilite pas sa compréhension. Jan-Werner Müller se démarque à la fois des auteurs qui considèrent le populisme comme un style (proximité langagière avec le « peuple » ; habillement simple « populaire », etc.) et de ceux qui réduisent le populisme à un discours démagogique. Il ne nie pas ces aspects, bien au contraire, seulement, il les considère comme secondaires.
Il postule l’idée selon laquelle l’aspect le plus important pour définir un populiste est son attachement à se considérer comme le représentant du « vrai peuple », c’est-à-dire comme le représentant légitime de la majorité silencieuse. Mais qu’est-ce que le « vrai peuple » ? Cette question est essentielle. Selon nous, l’auteur soulève un point capital pour comprendre le phénomène populiste : en définissant un « vrai peuple », le leader populiste établit une double exclusion : d’un côté, cela revient à rendre les autres partis illégitimes, ceux-ci étant forcément corrompus (le « tous pourris » chez tous les populistes, de gauche comme de droite) ; de l’autre à exclure les citoyens qui ne soutiennent pas la politique de ce leader (ils deviennent alors des ennemis) : s’il y a un « vrai peuple », forcément homogène, il y a aussi un « faux peuple ».
De ce fait, le cœur du populisme, son essence, n’est pas la critique des élites – les leaders populistes sont d’ailleurs rarement issus du « peuple », bien au contraire –, mais le rejet du pluralisme de l’offre politique. Sauf que, sans pluralisme politique, il n’y a pas de démocratie… l’électeur populiste ne serait donc pas une victime de la mondialisation, mais une personne rejetant la démocratie.
Le rapport aux élections est d’ailleurs symptomatique : les populismes rejettent le système représentatif au profit du referendum et préfèrent s’adresser directement au peuple. En ce sens, il s’agit d’un symptôme d’un malaise dans le système représentatif. Comme il connaît les besoins de ce peuple, le leader populiste est à même d’identifier la volonté populaire, il n’a guère besoin d’institutions intermédiaires. Le rejet des pratiques électorales se voit dans le décalage entre le résultat électoral et celui des populistes : la majorité silencieuse, n’ayant pu s’exprimer (pour quelle raison ? cela reste un mystère), les procédures électorales sont remises en cause. Il y a toujours un complot ou une cinquième colonne…
Longtemps confinés à une posture contestatrice, protestataire, les populismes accèdent aujourd’hui au pouvoir, en Europe (Hongrie, Pologne), en Inde, en Turquie ou États-Unis. Müller remarque qu’à chaque fois, ces partis confisquent l’État : comme ils sont l’expression du peuple, l’État doit le servir, comprendre servir le leader et le parti populiste au pouvoir. Dès lors, l’État devient illibéral : il restreint les libertés et empêche la discussion démocratique. Les manifestations, les contestations ne seraient que la manifestation d’un complot, ourdi, évidemment, depuis l’étranger pour faire échouer l’expérience en cours (pensons par exemple au naufrage du régime chaviste du Venezuela).
Une fois l’idéologie populiste en place dans l’arène politique, comment la contester, la contrecarrer ? Jan-Werner Müller constate dans la dernière partie de son livre que les stratégies habituellement utilisées sont des échecs : l’exclusion ne fait que victimiser, renforce les populistes et donne à l’électorat l’idée qu’il y aurait des thèmes tabous ; la captation des thématiques ne fonctionne pas, l’électeur préférant l’original à la copie, pour reprendre la célèbre formule de François Duprat, le co-fondateur du Front national. En outre, cette dernière stratégie à tendance à banaliser les thématiques populistes dans la sphère publique. Il propose également de ne pas « pathologiser » le populisme et refuse de stigmatiser l’électorat tenté de voter pour des formations populistes.
En retour, l’auteur propose de dialoguer avec ces partis, en respectant plusieurs règles : ne pas les disqualifier d’office, par exemple en les traitant de démagogues, de racistes ou de menteurs ; faire de vraies contre-propositions ; condamner fermement les propos les plus antidémocratiques ou moralement les plus inacceptables, en particulier les discours racistes qui excluent du « vrai peuple » une partie de la population. Surtout, le populisme relève d’une crise de la représentation pour deux grandes raisons : premièrement, l’électorat des grands partis s’érode, par manque à la fois du renouvellement du personnel politique et des idées ; deuxièmement, l’électorat devient volatile. L’un des enjeux est donc de renouer la confiance entre les partis de gouvernement et proposer des idées nouvelles, mobilisatrices.