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Qui sont les militants du FN ? Le cas d’un territoire rural du Nord

Source : photomontage d’un tableau de Magritte dans l’un de Dali, auteur du montage inconnu.

Par Cyril Crespin

En 1972, « Le Pen ne fonde pas un nouveau groupuscule : il prend le temps de construire un parti structuré et rompt avec la violence activiste »1. Suivant les analyses de Joseph La Palombara et Myron Weiner, un parti politique se caractérise par « une organisation durable, c’est-à-dire une organisation dont l’espérance de vie soit supérieure à celle des dirigeants en place ; une organisation locale bien établie et apparemment durable, entretenant des rapports réguliers et variés avec l’échelon national ; la volonté délibérée des dirigeants nationaux et locaux de l’organisation de prendre et exercer le pouvoir2, seuls ou avec d’autres, et non pas simplement d’influencer le pouvoir ; le souci, enfin, de rechercher un soutien populaire à travers les élections ou de toute autre manière »3.

Pourtant, cette tentative de structuration partisane du FN s’avère complexe voire quasiment impossible dans les années 1970. La situation change radicalement la décennie suivante. L’émergence électorale a des répercussions sur les structures partisanes. Si « au début des années 1980, il est encore formellement proche de sa structure groupusculaire d’origine »4, la situation change radicalement après les élections européennes de 1984. Au cours des années 1980-1990, dans les fédérations, un capital militant se construit. Cependant, les soubresauts internes, et notamment la scission de 1998-1999, fragilisent considérablement les structures du parti. Depuis l’arrivée de Marine Le Pen, les dirigeants frontistes se sont fixés comme objectif de le restructurer. Cette nouvelle phase politique s’accompagne d’une arrivée de militants. En effet, « le renouvellement du leadership frontiste a manifestement généré un afflux important, puisqu’en se basant sur cette même méthode, on obtient pour 2011 le chiffre de 46 868 militants »5.

Etudier les militants frontistes relève souvent de la gageure. Longtemps ignorés par les chercheurs, souvent par manque de sources, l’analyse du militant FN est intéressante. En 1994, Gilles Ivaldi consacrait sa thèse à la culture politique des sympathisants et des adhérents de l’Isère6. Cette étude permet de connaitre les références et les valeurs politiques des militants dans un département. Cet angle d’analyse a le mérite de mesurer le degré d’imprégnation des idées développées par le parti, tout en mettant en exergue les éventuelles spécificités locales. L’étude que nous proposons s’appuie également sur un cadre départemental. Néanmoins, nous avons décidé de la consacrer à un espace qui correspond aux dernières évolutions électorales du FN à l’œuvre depuis les années 2000. Nous nous appuierons sur une enquête de terrain réalisée entre 2011 et 2012 auprès des adhérents frontistes de l’Orne. Toutefois, les échantillons sont différents d’un point de vue quantitatif. En 2011, nous avons réussi à obtenir 74 réponses ; tandis qu’un an plus tard 126 adhérents ont accepté de nous répondre. Cela représente environ 50% des adhérents de la fédération de l’Orne.

Une évolution quantitative dépendante de nombreux facteurs

Depuis les années 1980, la fédération de l’Orne est une petite fédération. Elle atteint au maximum les 250 militants. Proposer un chiffrage précis est impossible. Nous avons dû procéder par recoupage de nos sources pour y parvenir. En effet, la non consultation de sources internes au parti rend l’exercice délicat. Cependant, en utilisant les entretiens et les journaux il a été possible de faire des estimations.

Tableau n°1: Les adhérents FN de l’Orne de 1984 à 2012

Année

Orne

1984

50

1985

100

1988

250

1995

100

2007-2008

50

2008-2009

100

2012

250

On constate une forte fluctuation des adhérents de l’Orne. Ce phénomène n’est pas l’apanage de cette fédération. Jean-François Touzé révèle qu’ « il y a eu un turn-over d’adhésion extraordinaire au Front, les gens ne restaient pas dix ans »7. Ces propos sont corroborés par Philippe Buzzi pour qui « la fédération départementale de la Meurthe-et-Moselle est marquée par une rotation sensible de ses adhérents, le taux de non renouvellement y est supérieur à 50% »8. Cela est dû à des phénomènes externes et internes. D’abord, le calendrier électoral constitue un atout important dans le phénomène d’adhésion. On constate dans l’Orne, et plus généralement en Normandie, que la dynamique électorale au cours des années 1980, après les élections européennes de 1984, favorise un afflux d’adhérents. Cela se répète après 2010. L’arrivée de Marine Le Pen et la perspective de l’élection présidentielle de 2012 constitue un appel d’air. Inversement les mauvais résultats électoraux engendrent des conséquences sur la vie militante à l’image du contre coup de la séquence présidentielle et législatives de 2007. Ainsi, selon Philippe Juhem, « ce n’est pas l’afflux de militants qui précède et donc permet les victoires électorales, mais bien plutôt les victoires électorales, voire les perspectives de victoires, qui drainent les adhésions »9.

Par ailleurs, il ne faut pas négliger les aléas internes du parti que ce soit à l’échelle nationale et locale. La scission mégrétiste porte un rude coup au FN. En effet, dans la fédération ornaise on peut estimer qu’entre 1998 et 2000, 60% des adhérents partent au MNR. La crise ouverte, suite aux élections de 2007, provoque quelques départs en Normandie et a fortiori dans l’Orne. Le plus emblématique reste celui de Fernand Le Rachinel. Ce dernier réussit à convaincre le secrétaire départemental Claude Guitton. « Nous comptons en 2007-2008 environ 50 adhérents »10. Depuis nous pouvons estimer le nombre d’adhérents à 250.

Ces évolutions quantitatives ont des répercussions sur la répartition géographique des militants ornais entre 2011 et 2012. Le poids de l’arrondissement d’Alençon diminue en l’espace de 16 mois. La fédération FN de l’Orne est plus homogène géographiquement en 2012. Les nouveaux adhérents résident à l’est du département entre l’Aigle et Mortagne-au-Perche, c’est-à-dire dans un espace favorable électoralement. De plus, le responsable départemental y réside. Par ailleurs, en 2011 les adhérents étaient originaires de 9 cantons différents11 ; un an et demi plus tard on dénombre 19 cantons12. Cette nouvelle répartition démontre la pénétration du FN dans les espaces ruraux. Lors de notre enquête de 2011, la majorité des adhérents est originaire d’une ville à l’image d’Alençon, L’Aigle ou Flers. Or, quelques mois plus tard, les adhérents sont originaires de cantons périphériques de ces villes. On y trouve par exemple La Ferté-Fresnel ou Bazoches-sur-Hoësne.

Le dénombrement des adhérents FN en Normandie, dans le département de l’Orne ou en France, présente des dénominateurs communs. Les dynamiques à l’œuvre dans le parti dépendent des évolutions nationales. La construction interne de ce parti est le résultat indirect des aléas électoraux. Par ailleurs, cette étude quantitative met en exergue les changements intervenus depuis le début des années 2000. Enfin, la dynamique visible dans le département de l’Orne est le reflet des nouvelles dynamiques électorales depuis l’élection présidentielle de 2002, c’est-à-dire la pénétration du frontisme dans des territoires ruraux. L’élection de Marine Le Pen a des effets plus importants dans les fédérations. Les réorientations idéologiques qualifiées par Dominique Reynié de « tournant ethno-socialiste »13 s’accompagnent d’une évolution sociologique de son électorat et de ses militants, ainsi que d’une réorientation de la culture politique de ces derniers.

Une sociologie des adhérents révélatrice des changements politiques

Plusieurs responsables locaux confient que « l’arrivée de Marine Le Pen a permis une féminisation plus grande du FN »14. Valérie Dupont, secrétaire départemental du Calvados de 2007 à 2011, confirme ce changement. « Marine (Le Pen) est l’image d’une femme moderne. Grâce à elle des femmes osent s’engager »15. Entre janvier 2011 et mai 2012, le pourcentage de femmes dans la fédération FN de l’Orne passe de 26.7% à 34.5% soit une augmentation de 7.8 points. Ce taux est supérieur à celui observé dans les années 1990. Nous avons dénombré 24.7% de femmes en Normandie chez les adhérents de 1984 à 1999 ; tandis que Thierry Choffat estime que ce nombre oscille entre 15 et 20%. La progression, dans le département de l’Orne, se situe dans une fourchette allant de 2 à 10 points.

Cependant ce taux n’a rien de surprenant, si l’on se réfère aux chiffres donnés, quelques années auparavant, par Thierry Choffat. Ainsi, dans la Creuse, le pourcentage de femmes est de 50%, et dans le Morbihan de 33%. Néanmoins, cela demeure très en deçà des derniers résultats nationaux. Jérôme Fourquet, Nicolas Lebourg et Sylvain Mantenarch estiment que le parti compte « 39% de femmes »16. Ce taux est de « 44% à Perpignan »17. Entre 2011 et 2012, les nouveaux adhérents de l’Orne sont, dans une proportion non négligeable, des femmes. Cette féminisation est-elle la résultante d’une plus grande adhésion de couples au FN ? C’était souvent le cas au cours des années 1980-1990. Il est possible de le mesurer par exemple dans le département de la Manche18. En 2012, le nombre de femmes indépendantes, c’est-à-dire hors du cadre de couple, est supérieur. Certaines d’entre elles n’hésitent pas à nous le faire savoir. « J’ai adhéré toute seule. Pas de besoin de mon mari pour avoir des convictions »19. L’image de Marine Le Pen n’est pas étrangère à ce phénomène. Elle est perçue par de nombreuses militantes « comme une femme courageuse et indépendante »20. Ces propos sont corroborés également par la responsable de la fédération Francine Lavanry.

Les nouveaux responsables du FN, et en particulier Marine Le Pen, insistent sur le renouvellement et le rajeunissement de ce parti. A l’échelle locale, quasiment tous les secrétaires départementaux évoquent « un rajeunissement sans précédent »21. « Nous touchons de plus en plus les jeunes »22, voire pour certains « les étudiants »23. L’âge moyen dans la fédération FN de l’Orne, en janvier 2011, est de 54 ans et 2 mois. En mai 2012, les adhérents ont en moyenne 50 ans et 6 mois. Cependant, en 1988, dans le département de la Manche ce chiffre était de 48 ans et 5 mois.

Graphique n°1

Trois tendances se dégagent. Les moins de 20 ans, non représentés en 2011, apparaissent dix-huit mois plus tard. Le FN parvient surtout à recruter des gens situés dans la tranche d’âge 30-39 ans. Enfin, les quinquagénaires sont moins nombreux en 2012. Les plus de 60 ans sont les plus nombreux au sein de la fédération. Ils sont surreprésentés puisque ces derniers sont 27.7% dans l’ensemble de la population ornaise, soit un différentiel de 10.3 points. Pourtant la fédération ornaise connaît un certain rajeunissement puisque les moins de 40 ans représentent 25.8% des adhérents en 2012 contre 12.9% quelques mois auparavant. Cette augmentation résulte de l’arrivée de nouveaux adhérents trentenaires. Entre ces deux dates peu de personnes n’ont pas ré-adhéré. Le taux de ré-adhésion est de 95.8%. Par ailleurs, un groupe de jeunes s’est constitué à l’occasion de l’élection présidentielle de 2012. Il n’y a pas, à proprement parler, de bureau FNJ dans l’Orne. Le rajeunissement, tant vanté par les responsables nationaux et locaux, est une réalité. Cela se vérifie dans le département de l’Orne. Néanmoins ce changement se fait dans de faibles proportions. Les plus de 40 ans représentent plus de 7 personnes sur dix.

En 2011, une forte majorité 71% d’adhérents a un niveau scolaire inférieur au baccalauréat. Plus d’un tiers détient un CAP. A l’opposé, seuls 16% ont un niveau scolaire équivalent à bac +2 ou +5. Un an plus tard, le taux de ceux possédant à un diplôme inférieur au baccalauréat est de 60.4% soit 10 points de moins ; tandis qu’il y a davantage de personnes possédant le baccalauréat et un diplôme sanctionnant deux ans d’étude après. Les nouveaux adhérents ont un niveau scolaire supérieur. Ces changements de niveau scolaire ont des conséquences sur la profession exercée par les adhérents du FN. En 2011 et 2012, 4 catégories concentrent la très grande majorité des CSP24.

La fédération ornaise est très hétérogène. En dix-huit mois, l’arrivée de nouveaux adhérents change la sociologie de la fédération. On dénombre davantage d’agriculteurs, d’artisans, de commerçants et de chefs d’entreprises. L’augmentation est de respectivement 5 et 4 points. A l’inverse, le poids des ouvriers et des sans professions diminue de 6 et 4 points. Les retraités sont également moins nombreux ; le taux chutant de 2 points. On constate une surreprésentation des artisans, commerçants et chefs d’entreprises, mais également des cadres. Par contre les ouvriers et les retraités sont sous-représentés par rapport à l’ensemble de la population. L’arrivée de Marine le Pen renforce le poids des classes moyennes au sein du parti. Les professions intermédiaires y sont davantage représentées. Enfin, le FN n’est pas, depuis les années 1980, un parti ouvrier. Le phénomène est confirmé par Philippe Buzzi pour qui, « les employés et les ouvriers sont sous-représentés au profit des travailleurs indépendants »25. La fédération de l’Orne ne présente pas de profil particulier puisque « comme par le passé, on note parmi les militants frontistes une forte hétérogénéité des origines sociales, des trajectoires biographiques et des profils socioprofessionnels de ses membres »26.

L’arrivée de Marine Le Pen bouleverse la situation de la fédération ornaise d’un point de vue organisationnel, politique et sociologique. Les femmes sont mieux représentées. Si quelques jeunes ont adhéré, ce sont surtout les trentenaires qui constituent la cohorte la plus importante des nouveaux adhérents. Pour nombre d’entre eux ce sont des travailleurs. Ils exercent dans l’artisanat, le commerce et les professions intermédiaires. Cependant, la nouvelle patronne du FN n’est pas parvenue à changer une donne sociologique fondamentale au FN : ce n’est pas un parti ouvrier. Une majorité des nouveaux adhérents vient au FN au moment où Marine Le Pen prend les rênes du parti. Près de 75%27 d’entre eux adhérent après 2009. Certains d’entre eux avouant « avoir longtemps hésité. Marine Le Pen c’est le déclic »28. Cela explique que pour un très grand nombre29, le FN est la première expérience politique. Elle semble pour certains plus fréquentable et moins transgressive que son père. Néanmoins, 16% d’entre eux sont issus de la droite parlementaire. Cette proximité partisane n’est pas sans conséquence sur la culture politique des adhérents.

Une culture politique des adhérents en évolution

Analyser la culture politique des adhérents du FN n’est pas chose aisée. Elle dépend de facteurs hétérogènes. Le premier aspect est celui du positionnement politique. A partir de cette première mesure, nous avons décidé d’analyser le rapport politique entretenu par les militants. Il s’agit de connaître le jeu politique imaginé par ces derniers. Après le jeu politique, viennent les enjeux et les valeurs politiques.

La construction d’une échelle partisane est un outil permettant de mesurer la représentation des adhérents FN sur eux-mêmes et leur parti. Depuis le début, le FN refuse d’endosser l’étiquette d’extrême droite. Dans les années 1980 Jean-Marie Le Pen affirme être le candidat « de la droite nationale et populaire ». Puis, au cours des années 1990, sous l’influence de Bruno Mégret, le rejet de la droite est perceptible. Le positionnement politique se complexifie, on tend vers le « ni-ni » c’est-à-dire ni droite, ni gauche. Marine Le Pen depuis son accession à la présidence du parti ne cesse se fustiger « l’UMPS ». L’adoption d’un nouveau symbole, la rose bleue, à l’occasion de l’élection présidentielle de 2017, est révélatrice de ce positionnement politique. Les adhérents classent le FN plus à droite qu’eux-mêmes. 80.4% le considèrent comme étant à droite c’est-à-dire de la position 5 à 7, contre 70.9% pour le parti. Près de 10% d’entre eux pensent que le FN n’est ni de droite, ni de gauche, pourcentage identique à leur propre positionnement politique. Dix-huit mois après notre premier sondage, les adhérents frontistes se considèrent plus à droite pour 85.9% d’entre eux, soit 5 points de plus se rangeant dans les cases 5,6 ou 7.

Par ailleurs, près d’un sur deux pense être le plus à droite, soit une progression de 11.2 points. L’arrivée de nouveaux militants conduit à une droitisation de la représentation politique que les adhérents ont d’eux-mêmes. De plus, 15.5% se déclarent être « ni de gauche, ni de droite » soit 5.7 points de plus. Ces chiffres présentent quelques caractéristiques propres au département de l’Orne. En effet, Pascal Perrineau note qu’ « en 1984, 77% des électeurs du FN se classaient à droite (50% à l’extrême droite) ; ils étaient encore 65% en 1988 (45% à l’extrême droite), 53% en 1995 (30% à l’extrême droite), et ne sont plus aujourd’hui que 50% (…) 16% se classent à gauche (ils étaient 7% en 1984, 12% en 1988, 15% en 1995) et 34% ni à gauche ni à droite »30. Cette représentation politique a-t-elle des incidences sur la manière d’imaginer le jeu politique ?

Tableau n°2 : Les alliances des adhérents FN de l’Orne avec les autres partis politiques

Année

UMP

PDF

MNR

Personne

Autre réponse

2011

0

3.2%

22.6%

71%

3.2%

2012

12.1%

0

1.7%

69%

17.2%

Entre janvier 2011 et mai 2012, la question des alliances diffère chez les adhérents de l’Orne. Certes, dans les deux sondages, une très grande majorité refuse de s’allier avec un autre parti politique ; néanmoins, en 2011, plus de 25% d’entre eux préféraient une alliance avec des partis proches du FN, c’est-à-dire issus de deux scissions de 1999 et de 2009. Un an plus tard, ce taux est proche de 0. A l’inverse, certains estiment qu’une alliance avec l’UMP est possible. La séquence présidentielle de 2012, malgré la percée effectuée par la candidate frontiste, a convaincu certains militants qu’une alliance avec la droite était nécessaire. « Seul on y arrivera pas. Il faut s’allier avec l’UMP »31. Un autre précise, « le MNR et le PDF sont morts. Si nous voulons gouverner il faudra s’allier. On ne va tout de même pas aller avec les socialistes ! »32. Enfin, 17.2% formulent une autre réponse lors du second sondage. La réponse donnée est alors « la France ». Les adhérents de l’Orne refusent davantage les alliances que ceux de l’Isère. Simple effet géographique ou conséquence des évolutions politiques en œuvre entre les deux études ? Si le comportement politique est différent entre les deux départements, il semble bien qu’il faille rechercher une explication dans les différences de situation entre 1994 et 2012. En effet, après l’élection présidentielle, les adhérents semblent croire qu’une accession au pouvoir est possible sans alliance. Cela n’était pas le cas au début des années 1990. Les nouveaux adhérents, bien que plus à droite si l’on croit nos propres sondages, pensent que le FN n’a pas besoin d’alliés. Notre dernière enquête qualitative auprès de quelques adhérents de l’Orne montre que les élections intermédiaires ont modifié quelque peu cette perception du jeu politique.

Si le jeu politique connaît quelques évolutions, qu’en est-il des enjeux politiques ? Marine Le Pen a-t-elle réussi à changer la perception des adhérents frontistes et plus particulièrement ceux de l’Orne ?

Dans la hiérarchisation des problèmes de la France, les adhérents font ressortir, en 2011 comme en 2012, l’immigration33, l’insécurité34 et la mondialisation35. Un an plus tard, si l’immigration demeure le problème principal du pays36, l’insécurité diminue de près de 7 points37 et les inégalités sociales apparaissent38. D’ailleurs, ils évoquent dans des proportions non négligeables les délocalisations et la mondialisation39. L’éducation est un problème mineur en 2011 puisque seul 3.2% en font un des trois problèmes principaux. Ce taux est de 15.5 un an plus tard, soit une progression de 12.3 points. Cette prépondérance de l’immigration n’est pas l’apanage des adhérents ornais. Gilles Ivaldi note à ce propos que « les résultats de l’enquête quantitative confirment très largement le rejet massif des immigrés par les sympathisants et les adhérents du Front national »40. Par ailleurs, certaines thématiques demeurent des marqueurs forts de l’idéologie frontiste. C’est le cas de la patrie ou du travail. Mais, les nouveaux adhérents ornais sont plus sensibles à de nouvelles thématiques telles que la mondialisation, l’éducation et les inégalités sociales. L’analyse des entretiens le confirme. Parmi les nouveaux adhérents interrogés, près des 2/3 sont sensibles à ces trois thèmes. « L’immigration ça suffit. Le problème c’est la mondialisation »41. « Les inégalités sociales n’ont jamais été aussi fortes. La faute à qui ? L’Europe et la mondialisation. Personne ne nous défend »42. A ce titre, nous constatons que la sensibilité politique des adhérents a un peu changé. Le discours de Marine Le Pen n’est pas étranger à ce phénomène. Enfin, la crise économique est souvent le catalyseur de l’engagement de ces personnes.

Si l’immigration demeure le problème principal pour les adhérents FN, quel que soit l’espace-temps considéré, cette problématique connaît une évolution. A la question quelle communauté fait, selon vous, trop parler d’elle, les réponses varient en un an. Certes la communauté maghrébine est la plus souvent citée. Dans le département de l’Orne, le pourcentage passe de 93.5% en 2011 à 81.7% un an plus tard. Les personnes originaires de l’Afrique subsaharienne43, citées à plus de 83% en 2011, semblent devenir moins prépondérantes en 201244. A l’opposé, alors que les Européens sont peu cités en 2011, seulement 3.2% ; 11.7% des adhérents considèrent que cette communauté pose problème un an plus tard, soit une progression de 8.5 points. Plusieurs adhérents mentionnent très explicitement sur leur questionnaire la communauté rom. Près de la moitié d’entre eux le fait. Les entretiens avec les 12 adhérents confirment cette très forte stigmatisation. Enfin, les Asiatiques sont davantage cités45. L’évolution de ces taux est révélateur de l’évolution de la figure de l’immigré depuis les années 1990. Dans le département de l’Isère si la communauté maghrébine fait trop parler d’elle pour 99.4% des adhérents, ils ne sont que 6.4% à porter le même jugement sur les Européens46.

Ce nouveau positionnement est la résultante de la forte stigmatisation, lors de la campagne présidentielle, de la nouvelle immigration issue de l’Europe de l’est. Lors de son entretien, Jean-Marie Le Pen a insisté à 3 reprises sur « la Romenade des Anglais ». Dénonçant « l’invasion de cette population », le vieux chef du FN a imaginé un néologisme afin de caractériser, ce qui deviendra selon lui, la promenade des Anglais à Nice. Enfin, cette expression est devenue assez courante dans les réunions du FN auxquelles nous avons assisté. Malgré ces évolutions l’immigration reste le problème majeur pour les adhérents frontistes. Cependant ceux-ci évoquent davantage de thématiques.

Après avoir analysé les problèmes principaux selon les adhérents FN, nous avons entrepris l’étude de leurs valeurs politiques. Sept valeurs ont été retenues : le travail, la sécurité, la famille, la propriété, la religion, la patrie et l’éducation. Les adhérents avaient la possibilité de retenir 3 valeurs et de les classer dans un ordre de préférence. En 2011 la valeur la plus citée est la patrie à 77.4%. Puis viennent dans l’ordre le travail et la famille47. On trouve ensuite la sécurité, l’éducation, la religion et la propriété48. 38.7% des adhérents ont classé dans l’ordre Travail/Famille/Patrie. Dix-huit mois plus tard ce taux n’est plus que de 22.4% soit une diminution de 16.3 points. Il y a une recomposition des valeurs des adhérents frontistes. Le travail devient la valeur numéro 1 pour 82.8% d’entre eux soit une progression de 18.3 points, tandis que les valeurs de patrie et famille sont moins citées. La baisse est de respectivement 17.1 points49 et 5.9 points50. Par ailleurs, l’éducation devient une valeur importante pour près de 32% des adhérents soit une progression de près de 10 points51. Dans le département de l’Isère, 86.3% des adhérents citent la religion comme une valeur essentielle. « La religion est au cœur du système symbolique de nos interviewés. Pour les deux tiers d’entre eux, elle représente un soutien indispensable pour faire face aux difficultés du quotidien »52. Cette valeur est très largement laissée de côté par les adhérents frontistes de l’Orne. Simple effet de l’individualisation de la religion ou symbole des changements sociologiques des adhérents frontistes, il est difficile de trancher. Nous assistons probablement à un effet conjugué de ces deux phénomènes.

De même, la valeur familiale est un peu citée par les adhérents de l’Orne. Ceux de l’Isère en font une priorité pour « 70.3% »53 d’entre eux. Les entretiens réalisés ont montré la proportion non négligeable de divorcés ou de célibataires. Il aurait peut-être fallu s’interroger sur les nouveaux modèles familiaux. A l’opposé, le travail cité par « 76.9% des adhérents isérois»54 progresse fortement en 2012. Au-delà de la valeur philosophique du travail, les adhérents frontistes de l’Orne marquent leur préoccupation de ne plus en avoir.

La diminution de la valeur patrie est perceptible lorsque nous demandons aux adhérents de se situer géographiquement. 5 propositions sont alors à leur disposition : être un homme/une femme de ma région ; être Français ; être européen ; être occidental ; être citoyen du monde.

Graphique n°2

On constate une diminution dans la perception d’être Français puisque le taux est en recul de 8.7 points. Parallèlement le sentiment d’être ancré localement est en progression de près de 5 points55. Néanmoins, ce taux est nettement inférieur à celui calculé par Gilles Ivaldi. Dans le département de l’Isère près de 50% des adhérents FN se déclarent « être un homme ou une femme de ma région »56. Paradoxalement l’appartenance à l’Europe et son corollaire l’impression d’être devenu citoyen européen, passe de 2.9% à 4.2% soit une progression de 1.3 point. Cette situation résulte probablement de l’arrivée de nouveaux militants dont les parcours politiques, les professions, les idées politiques différent. Le cas du département de l’Isère met en exergue des positions radicales envers l’Europe. Si pour « 22% la réaction à la construction européenne est on ne peut plus ferme et sans appel (…) un quart environ des supporters de Jean-Marie Le Pen fait preuve d’une attitude mitigée sur la question »57. Enfin, ce changement de perception géographique peut résulter d’un bouleversement de l’espace vécu par les adhérents. Ainsi, en 2011, près de 50%58 d’entre eux sont nés dans le département de l’Orne. Or, dix-huit mois plus tard ce taux est de 32.8, soit une diminution de 15.8 points. La part des horsains est en forte augmentation. Ce sont des personnes qui, en majorité, sont nées en Basse-Normandie, mais cela est en forte décroissance. Ainsi, près de 73.2% sont dans ce cas précis en 2011 contre 46.2 dix-huit mois plus tard. Plus d’un adhérent sur deux est né dans une autre région.

L’analyse de la culture politique des adhérents frontistes met en avant des constantes depuis les années 1990. Les thématiques de l’immigration et de l’insécurité demeurent des fondamentaux de leur culture politique. Néanmoins des évolutions sont perceptibles. Ces derniers sont plus sensibles aux thèmes sociaux confirmant le besoin d’un Etat providence capable d’assurer une forme de redistribution hiérarchisée. Sur le plan de la politique intérieure, on constate une autonomisation dans la représentation politique. Les adhérents voient le marinisme comme une force politique capable de se suffire à elle même. Les valeurs politiques portées par les adhérents diffèrent quelque peu. La patrie et la religion occupent une place moins importante au profit du travail, la crise économique de 2007-2008 étant la principale cause de ce changement. Sur le plan extérieur, les adhérents ornais sont sensibles à leur espace vécu. Cette fédération symbolise les changements politiques initiés par le FN ces dernières années. On peut y voir l’association du populisme matériel et immatériel analysé par Dominique Reynié59.

L’étude des adhérents frontistes de l’Orne permet de mesurer les changements politiques à l’œuvre depuis plusieurs années au sein du FN. Ces hommes et ces femmes constituent le miroir des mutations de ce parti. Cette fédération confirme plusieurs éléments connus depuis de nombreuses années. L’une des constantes les plus importantes, qui est également un des paradoxes politiques de ce mouvement, est la faible proportion d’ouvriers. De plus, la dénonciation de l’immigration par les adhérents n’est pas une surprise. Cependant, ce territoire ornais présente des particularités. En l’espace de quelques mois la sensibilité politique des adhérents a changé. Les valeurs politiques sont devenues plus hétérogènes. La composition sociologique est également en mutation. Cela résulte de profondes modifications politiques au sommet de l’appareil. Dès lors, un mouvement descendant vers les fédérations se fait. Mais cette vision ne doit pas occulter l’existence de fronts départementaux qui, du fait de certaines personnalités locales, peuvent s’autonomiser parfois. La photographie présentée aujourd’hui est certainement caduque tant, ces dernières années, ce parti s’est profondément modifié.

Notes

1 Jean-Yves Camus, Le Front national, Ligugé, Les essentiels Milan, 1998, p. 11.

2 Sur ce point, de nombreux acteurs et analystes doutent de la volonté réelle de Jean-Marie Le Pen.

3 Dans « The Origin and Developpement of Political Parties », Jospeh Lapalombara et Myron Weiner, Political Parties and Political Developpement, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 5-7. Cité par Guy Birenbaum, Les modalités de l’institutionnalisation d’un parti politique : le cas du Front national, doctorat de science politique, sous la direction de Jacques Lagroye, Université de Paris I, 1992, p. 17.

4 Alexandre Dézé, Le Front national : à la conquête du pouvoir ?, Paris, Armand Colin, 2012, p. 105.

5 Sylvain Crépon, « Le renouvellement du militantisme frontiste », dans Les faux-semblants du Front national, sous la direction de Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer, Paris, PFNSP, 2015, p. 437.

6 Les cultures politiques des sympathisants et adhérents du front national. Enquêtes dans le département de l’Isère, sous la direction de Pierre Bréchon.

7 Entretien réalisé le 25 juin 2012 et cité dans Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg, Dans l’ombre des Le Pen. Une histoire des numéros 2 du FN, Paris, nouveau monde, 2012, p. 161.

8 Philippe Buzzi, « Le Front national », dans Etienne Criqui, Les forces politiques en Lorraine, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1992, p. 33.

9 « La production notabiliaire du militantisme au Parti socialiste », Revue française de science politique, 56 (6), 2006, p.909-941.

10 Lionel Stieffel et Francine Lavanry, entretiens réalisés le 12 décembre 2009.

11 Il s’agit des cantons d’Alençon, Flers, Tinchebray, Sées, Courtomer, Le Merlerault, Trun, l’Aigle et Gacé.

12 Il s’agit des cantons de d’Alençon, Carrouges, Courtomer, l’Aigle, Ferté-Fresnel (la), Tourouvre, Merlerault (le), Argentan, Nocé, Mortagne-au-Perche, Gacé, Vimoutiers, Putanges-Pont-Ecrepin, Sées, Bazoches-sur-Hoësne, Mêle-sur-Sarthe (le), Rémalard, Domfront et Longny-au-Perche.

13 « Le tournant ethno-socialiste du Front national », Etudes, 2011, Tome 415, p. 463-472.

14 Nicolas Bay, entretien réalisé le 23 août 2011.

15 Entretien réalisé le 19 avril 2010.

16 Perpignan, une ville avant le Front national ?, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2014, p. 31.

17 Jérôme Fourquet, Nicolas Lebourg et Sylvain Mantenarch, op. cit., p. 31.

18 Voir Cyril Crespin, Le FN en Normandie, doctorat d’histoire contemporaine, sous la direction de Michel Boivin, Université de Caen, 2015, 4 volumes, 802 p.

19 Témoignage d’une militante de l’Orne.

20 Témoignages anonymes de plusieurs militantes de l’Orne.

21 Roland Lombard, entretien réalisé le 1er octobre 2008.

22 Nicolas Bay, entretien réalisé le 23 août 2011.

23 Roland Lombard, entretien réalisé le 1er octobre 2008.

24 Les pourcentages se situent aux alentours de 70%.

25 Philippe Buzzi, « Le Front national », op. cit., p. 33.

26 Sylvain Crépon, op. cit., p. 439.

27 Le chiffre est de 75,9%.

28 Adhérent de l’Orne, anonyme, 16 juin 2012.

29 Ils sont 82.8% à ne jamais avoir adhéré à un parti politique avant.

30 Le symptôme Le Pen. Radiographie des électeurs du Front national, Paris, Fayard, 1997, p. 113.

31 Militant FN anonyme, 16 juin 2012.

32 Militant FN anonyme, 16 juin 2012.

33 80,1% des occurrences.

34 58,1% des occurrences.

35 45,2% des occurrences.

36 Le taux est alors de 89,6%.

37 Le taux est de 51,3%.

38 Cette thématique est citée dans 37,9% des cas.

39 Les taux sont de respectivement 29,3% et 34,5%.

40 Gilles Ivaldi, op. cit., p. 361.

41 Entretien avec une adhérente de l’Orne.

42 Entretien réalisé avec un adhérent de l’Orne.

43 Dans le questionnaire nous avons utilisé le mot noir par facilité de compréhension. Quasiment 8% des adhérents ont ajouté un commentaire à ce qualificatif que nous préférons ne pas reproduire dans le cadre de cette thèse.

44 Ils ont alors cités par 53,3% des adhérents.

45 Les taux sont de respectivement 9,8 et 18,3%.

46 Chiffres extraits de la thèse de Gilles Ivaldi, op. cit., p. 357.

47 Ils sont cités par 64,5% des adhérents.

48 Les taux sont, respectivement de 38,7%, 22,6%, 16,1% et 6,4%.

49 Le taux passe de 77,4 à 60,3.

50 Le taux passe de 64,5 à 58,6.

51 Le taux passe de 22,6 à 32,4.

52 Gilles Ivaldi, op. cit., p. 409.

53 Gilles Ivaldi, op. cit., p. 421.

54 Gilles Ivaldi, op. cit., p. 431.

55 Le taux passe de 14,7 à 19,4.

56 Op. cit., p. 50.2%.

57 Gilles Ivaldi, op. cit., p. 392-393.

58 Le taux est de 48,5.

59 Voir l’ouvrage Les nouveaux populismes, Paris, Pluriel, 2013, 377 p.