Dessins transgressifs et normes politiques
Par Sylvain Crépon, Romain Ducoulombier, Stéphane François, Nicolas Lebourg, Jean-Baptiste Pointel et Valéry Rasplus
Le dessin de presse est un lieu d'exacerbation des paradoxes du réel, surtout quand ce dernier exaspère... Il ne pratique pas le consensus mais est incisif par fonction : c’est un genre que l’on nomme « caricature » de manière générique depuis le XVIIIe siècle et jusqu’à il y a une vingtaine d’années (le travail d’un Art Spiegelman, par exemple, dans The New Yorker, témoignant clairement que le seul champ de la caricature est amplement dépassé). Oscillant donc entre l’éditorial, critique sur l’actualité, relevant de l’information, et la caricature, visant l’humour et le ridicule, le dessin de presse suit une ligne délicate. La presse satirique, dont relève cet exercice de style graphique, a pour finalité de provoquer une prise de conscience d’un phénomène, de mettre en lumière une situation pour susciter des questions et accoucher d’une pensée critique. En cela, le dessin de presse participe clairement de l’activité démocratique : « Le genre satirique est une tradition bien française qui apparaît comme une forme de la liberté d’expression », soulignait Basile Ader, avocat spécialiste de la liberté de la presse.
Cette forme d’humour et de représentation s’inscrit en effet dans la longue histoire de la conquête de la liberté de la presse. Les affres des pressions connurent bien des formes. Sous l’Ancien régime, la censure frappait après la production libre des œuvres – redoutable liberté qui impliquait une auto-censure hégémonique. Ce fut d’ailleurs le destin de la pièce Le fanatisme ou Mahomet de Voltaire que d’être censuré pour la charge implicite qu’elle représentait contre l’Église catholique, avant que d’être sous le poids de nouveaux censeurs durant « l’affaire des caricatures danoises » où on tenta derechef d’empêcher ses représentations…
La pleine liberté de la presse fut un chantier de la Révolution. On vit les gazettes fleurir et, à côté, les gravures satiriques (1 500 entre 1789 et 1792). La déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen signifie en son article 11 : « la libre communication des pensées et des opinions est un des biens les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Robespierre dénonça avec véhémence cette restriction. Durant la Terreur, il n’interdit d’ailleurs pas les opinions dissidentes, mais c’est la menace de mort qui servit de censeur et de moteur à l’auto-censure.
La chaotique histoire politique française du XIXe siècle entraîna un long chemin. Talleyrand certifiait la complexité de la tâche pour un gouvernement se souhaitant pérenne: « Quand la presse est libre, lorsque chacun peut savoir que ses intérêts sont ou seront défendus ou attend du temps une justice plus ou moins tardive, l’espérance soutient, et avec raison, car cette espérance ne peut être longtemps trompée ; mais, quand la presse est asservie, quand nulle voix ne peut s’élever, les mécontentements exigent bientôt, de la part du gouvernement, ou trop de faiblesse ou trop de répression. »
A la suite de la révolution de 1830, est fondé le premier journal satirique, La Caricature offrant articles et dessins pour traiter de l’information mais aussi la traîner en dérision. Quoique le journal subisse force répression, il invente un format qui essaime dans toute l’Europe. Le Canard enchaîné est un de ses descendants. L’hebdomadaire satirique a construit en partie son image sur ses caricatures et inventé une dialectique légende-dessin qui n’existait pas. Il lui est revenu également d’imposer un style graphique enlevé rompant avec la tradition de la lithographie imposée par La Caricature.
La libéralisation juridiquement énoncée intervint avec la loi du 29 juillet 1881. L’article 1 déclare sobrement : « l’imprimerie et la librairie sont libres ». Contrebalançant ce droit, sont institués le dépôt légal, le droit de réponse au profit de toute personne citée, des pénalisations de la diffamation et de l’injure. Avec quelques évolutions (loi de 1970 sur le droit à l’image, lois de 1993 et 2000 sur la présomption d’innocence) cette loi constitue toujours le socle de la liberté d’expression publique en France. Dans la libre production qui s’épand, le dessin prend une place nouvelle au sein des polémiques rageuses du temps (scandale du Panama, Affaire Dreyfus, séparation de l’Église et de l’État…). En témoigne l’agitateur antisémite Édouard Drumont, qui explique lors du lancement en 1893 de son journal ouvertement antisémite La Libre parole illustrée comment « l’image doit compléter l’œuvre de la plume. Elle s’adresse à ceux que l’écriture n’a pas encore touchés ». L’Affaire voit les caricaturistes se mobiliser, l’art étant intégré à l’ensemble du combat politique. Lancé par le camp antidreyfusard Psst… ! arrête sa publication avec la condamnation du capitaine, les dessinateurs Forain et Caran d’Ache signifiant en une métaphore limpide : « nous remettons le fusil au râtelier, et nous arrêtons la publication de notre journal ».
L’illustration et la presse allaient jouer ensuite un rôle majeur dans la propagande belliciste des États lors de la Première guerre mondiale. Un sursaut éthique intervient avec la création du premier syndicat de journalistes en France le 10 mars 1918. Ce dernier adopte une charte de « devoirs professionnels des journalistes français », fixant les règles de respect du public, des sources et des pairs. La réflexion critique intègre également la production du dessin. Celui-ci se détache de l’illustration et de l’humour pour devenir un genre journalistique en-soi. Il n’est d’ailleurs pas omis lorsque l’État se décide à doter la profession d’un statut juridiquement défini, par la loi du 29 mars 1935 puis en 1936 par l’instauration de la carte professionnelle. Bien sûr, il existe une déontologie différenciée entre le journaliste auteur de reportages et d’articles et son confrère dessinateur. Pour le second, il s’agit moins d’informer que de faire jaillir ce qu’il y a de cruel et drôle, de « bête et méchant », dans l’actualité. C’est un travail paradoxal par rapport au reste de la profession, et également dans sa pratique (René Pétillon, pilier du Canard enchaîné, soulignait dans un entretien comment les hommes politiques dont il traque les travers finissent par devenir ses « héros », ses propres personnages, comme en partie déconnectés de leur modèle, un phénomène suractivé dans la caricature télévisée avec un Chirac des Guignols de l’Info qui mène sa vie propre en parallèle à celle de l’homme politique).
L’écrivain collaborationniste André Billy écrivait dans Le Figaro du 5 juillet 1940 : « c’est le régime de la parole qui nous a fait descendre où nous sommes. C’est par une cure de silence qu’il faudra entreprendre l’œuvre de notre guérison. » Faire taire la dissonance est bien une marque de l’autoritarisme. Je suis partoutconfie ses dessins de « Une » à Ralph Soupault. Cadre du Parti Populaire Français de Doriot, la fluidité de son trait, prompt à pointer les stéréotypes tant physiques que psychologiques attribués aux juifs,sert la tendance la plus radicale du journal, également incarnée par l’écrivain Lucien Rebatet.
A la Libération, il s’est donc agi non seulement de permettre l’émission des discours mais également leur diffusion. Les scandales sur les liens entre médias et milieux d’affaires, Vichy, furent deux motivations poussant à une nouvelle normalisation en 1944. Outre l’Épuration des collaborateurs, la Résistance souhaitait libérer la presse des conglomérats financiers pour assurer un réel pluralisme politique. La tâche fut empiriquement délicate, mais, au niveau des valeurs, traça une dynamique. En 1971, les pays de la Communauté Européenne adoptèrent une déclaration sur la liberté de la presse dont le préambule précise : « le droit à l’information, à la libre expression et à la critique est une des libertés fondamentales de tout être humain. De ce droit du public à connaître les faits et les opinions procède l’ensemble des droits et des devoirs des journalistes. La responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics ». L’Europe a d’ailleurs pu parfois modérer les velléités de répression des médias émis par les États. Ainsi, entre autres exemples, en 1999, la Cour de Strasbourg a sanctionné la France pour avoir condamné Le Canard enchaîné pour « recel de document officiel ».
« Dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée, remarqua Michel Foucault, par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en conjurer la lourde, la redoutable matérialité. » Or, le dessin satirique peut partir à l’assaut des convenances tant politiques que formelles. Sous la houlette de Siné, Mai 68 eut son journal illustré : L’Enragé, journal révolutionnaire alignant 25 dessinateurs dont Cabu, Pétillon ou Wilhem. Non diffusé en kiosques mais à la criée, de façon militante, le périodique a un slogan sans ambiguïté : « ce journal est un pavé ». Il y a là la matrice de Charlie Hebdo, journal satirique et subversif dont la « Une » n’est pas composée d’articles mais d’un dessin qui tient tant de l’affiche politique qu’il sert souvent à cela… quelles autres Unes que celles de Charlie Hebdo sont-elles ainsi collées sur des cartons et exhibées dans les manifestations ?
Sortie du dessin, la satire politique peut même tenter de subvertir le champ politique de l’intérieur, comme lorsque Coluche, soutenu par Charlie Hebdo, se lance dans la course à l’élection présidentielle en 1981. Elle peut aussi devenir le masque de représentation de la subversion, ainsi lorsque Dieudonné habille déclarations et meetings politiques radicaux en spectacles – l’argument de l’art permettant un jeu plus vif avec la législation encadrant la liberté d’expression.
Ce n’est donc pas un marché sans fin ni règle qui doit s’élaborer dans l’espace public européen, mais un espace qui doit assurer la réalisation des valeurs démocratiques. La société de l’information a entraîné dorénavant une réflexion critique régulière des médias sur eux-mêmes. Si, au cours du siècle, le ton de la presse française s’est policé, elle use encore d’un nombre considérable d’éditorialistes qui démontre la persistance d’une tradition très « politique » et « citoyenne » que l’on retrouve aujourd’hui dans nombre de blogs amateurs avec les mêmes défauts chroniques (paraphrase de l’événement, commentaires sur le commentaire, absence de vérification des assertions, et même, désormais, ici aussi, collusion avec le mercantilisme). L’esthétique et l’éthique maniées en permanence par les « toutologues » n’est pas un approfondissement de la morale publique mais bien sa stérilisation : « allons, n’aie pas peur de te fatiguer pour rendre service à un ami : je t’en prie réfute moi » disait Socrate à Polos.
Le dessin de presse, lui, continue à saillir. D’une manière certes pondérée : l’outrance en tel journal est norme en tel autre. Le dessin satirique vient conforter un lectorat dans un entre-soi, dans l’identité politique et culturelle partagée par ses lecteurs. Souvent, l’illustration fait rire, parfois elle exaspère. Vient le temps des controverses. La caricature de l’actualité révèle un problème, un malaise. Cela est typique de la confrontation avec le refoulement des questions : les identités deviennent difficiles à conserver, dès lors il est plus aisé de refuser le questionnement et de partir dans l’excès de littéralité. Alors, ce n’est pas tant la caricature qui pose problème, c’est son interprétation. Ainsi, nombreux sont ceux qui, bien que défendant la liberté d’expression, viennent pondérer leur soutien en affirmant que telle caricature n’est pas de bon goût, pas pertinente ou « allait trop loin »… Deux ordres de discours sont confondus. D’une part, il existe une critique esthétique. La question qui se pose est celle de la qualité de l’image, de sa réalisation, de la pertinence d’un choix pour transmettre un message. Ceci relève d’un choix et d’une adhésion. Aucun juge n’acceptera de statuer sur cette question. Ici, le débat relève du « choix artistique », notion individuelle dans nos sociétés libérales. D’autre part, le fondement éthique est l’inverse même. La caricature est évaluée selon des critères moraux. Or, cette dernière vise justement à transgresser un code. Il faut interroger la finalité de cette transgression. Ainsi il est possible de différencier le commencement d’une réflexion critique d’un comportement condamnable : l’appel à la haine, la volonté de dégrader ou d’humilier, l’outrage, la diffamation, la calomnie…
Dans un monde planétarisé, la caricature peut connaître des destins bien éloignés de son élaboration factuelle. Plantu, le dessinateur de la « Une » du Monde, s’était ainsi vu expliqué en 1992 par ses pairs du quotidien qu’un dessin moquant les rumeurs de mort imminente du Président Mitterrand risquait, s’il était ainsi publié, d’être pris pour une validation de ces rumeurs, et d’entraîner ipso facto une spéculation contre le franc sur les marchés internationaux. En 2006, suite à l’affaire des « caricatures danoises », il certifiait qu’« il y a de plus en plus une chape de plomb qui tombe sur les dessinateurs et sur les humoristes quand on parle de religion ». En réponse à ces dessins, avait été lancé en Iran un concours international de caricatures à propos du judéocide. Il s’agissait d’arguer du fameux « deux poids, deux mesures », de prendre l’Occident dans la contradiction de ses valeurs et normes. Suite à Charia Hebdo, une caricature antisémite et négationniste s’est répandu sur internet dans la même optique. Rien de nouveau dans ces embuscades contre les principes démocratiques, mais tel est l’enjeu politique. L’honnêteté intellectuelle discerne les divergences et, puisque somme toute tout cela n’est que dessins, recourt à la vieille analyse iconologique.
Le principal dessin danois avait été interprété de diverses manières car graphiquement il représentait un Mahomet terroriste aux yeux emplis de haine… soit tout le contraire de celui dessiné par Luz à la « Une » de Charia Hebdo. Le regard hagard du personnage vient y souligner le caractère loufoque et nonsense de son propos : c’est là la grande tradition de la caricature de presse qui invente un personnage en en présentant un référentiel, comme déconnecté de son modèle historique, et qui démonte l’absurdité de la pensée paranoïaque en mettant à jour son aporie argumentative.
L’actualité du débat mettant aux prises la caricature et la liberté d’expression, qui, comme nous venons de le montrer, date de plus d’un siècle, montre que le b.a.-ba démocratique a, aujourd’hui encore, du mal à passer. Il est donc urgent de réaffirmer ses principes, en évitant toutefois deux écueils. Tout d’abord celui du piège d’un humour communautarisé qui voudrait que seule une « communauté » soit habilitée à se moquer d’elle-même. Ce qui aurait pour conséquence d’annihiler la notion le bien commun (la liberté) en la soumettant à un relativisme culturel généralisé faisant la part belle aux instrumentalisations les plus grégaires. Ensuite, celui d’une concurrence généralisée entre entités communautaires qui ne s’autoriseraient qu’à caricaturer l’Autre. L’exposition des caricatures antisémites du régime iranien en guise de réponse aux caricatures de Mahomet en est le plus sinistre exemple. Plus proche de nous, on peut déjà supposer que les mouvements nationaux-populistes vont s’engouffrer à nouveau dans le débat en soulignant l’incompatibilité de certaines religions avec les principes démocratiques. Ce qui tient, là encore, au rabais la valeur universelle des fondements démocratiques qui font du bien commun un principe transcendant les particularismes.
Article repris : « Charlie hebdo : le dessin de presse, une histoire de la transgression », Rue89, 6 novembre 2011 (http://www.rue89.com/2011/11/06/charlie-hebdo-le-ton-des-medias-sadoucit-pas-celui-du-dessin-de-presse-226284)