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Seule Titiou Lecoq est immortelle !

Par Charles Conte

Dès avant le 24 novembre 2018, deuxième samedi de mobilisation des #GiletsJaunes, Titiou Lecoq, journaliste, publie un article percutant sur Slate : « Il est absurde d’opposer #GiletsJaunes et #NousToutes ».

Le même jour est en effet prévue une autre manifestation sous la bannière #NousToutes, en arborant un vêtement violet. Cette manifestation a un caractère vital, au sens premier du terme. Car c’est bien de vie et de mort dont il s’agit. Plus de cent femmes meurent chaque année sous les coups de leurs conjoints ou de leur ex-conjoint. Les chiffres sont connus, mais il est impossible de ressentir les souffrances et la peur de dizaines de milliers de femmes  soumises à la violence quotidienne.

La manifestation contre les violences sexistes ou sexuelles est un succès. Les organisatrices décomptent environ 50.000 personnes en France, dont 10.000 à Paris. On estime le nombre de #GiletsJaunes à environ 100.000 en province, et à seulement 8.000 à Paris. Dans la capitale les effectifs des deux manifestations sont comparables. Mais la couverture médiatique se fait au détriment de #NousToutes.

Que nous dit Titiou Lecoq ?

« Dans un moment d’humeur, il serait tentant d’opposer les deux manifs, surtout si l’on imagine les gilets jaunes comme des mecs qui fument des gauloises et roulent au diesel en mangeant des steaks saignants. Sauf qu’outre que le mouvement est évidemment plus complexe que cette caricature, il y a beaucoup de femmes parmi les gilets jaunes. Ça paraissait contre-intuitif au début, tellement on nous a vendu la caisse comme un attribut viril. Le vroum-vroum, c’était pour les hommes. Mais les problèmes de fric, c’est un sujet bien maîtrisé par les femmes ».

Au-delà de la belle haie d’honneur faite par les #GiletsJaunes de Montpellier à la manifestation de #NousToutes, la quasi parité au sein des #GiletsJaunes est parfois relevée, mais peu commentée.

Qui sont les #GiletsJaunes ?

Ces commentaires, dans les médias ou sur les réseaux sociaux, constituent un assez joli festival de lieux communs, préjugés et autres stéréotypes. Un vrai sujet pour un enquêteur à l’esprit vif. Même si d’entrée des journalistes comme Raphaëlle Bacqué, et nombre de ses collègues du Monde, de Médiapart… ont d’abord collecté des faits avant de proposer des analyses. Avec un angle mort : la présence massive des femmes – du moins un manque initial d’intérêt pour cette question, que l’on a pu voir depuis traitée par exemple dans l’émission Envoyé spécial. Elle est au cœur d’un mouvement désormais installé dans le paysage politique français. Tout en refusant les compromissions politiciennes. Au cœur du mouvement, et non une simple caractéristique de celui-ci…

C’est ce que rappelle Titiou Lecoq : « Les femmes tiennent les comptes, ouvrent les factures, règlent la cantine des enfants, voient arriver avec angoisse l’interminable liste au père Noël. Et comme en général elles gagnent moins d’argent, les hausses de prix, elles les sentent bien passer ». Elle souligne : « Le combat féministe porte aussi sur l’argent ». Comme pour les violences, on connaît les chiffres. Au risque d’ennuyer certains, il ne faut pas manquer une occasion de les redonner. Selon Le Monde, le revenu salarial des femmes est inférieur de 24 % à celui des hommes, une partie de cet écart salarial s’explique par le recours plus fréquent au temps partiel et aux emplois moins valorisé, les discriminations constatées en début de carrière sont encore plus nettes au moment de la retraite, les femmes sont sous représentées parmi les élus à tous les niveaux, une partie des écarts salariaux sont la conséquence des inégalités persistantes dans l’organisation familiale, les femmes subissent davantage les contraintes des enfants au niveau professionnel et assument l’essentiel des tâches ménagères… Ces inégalités sont d’autant plus pesantes que les revenus du ménage sont faibles.

Un mouvement de femmes dans un mouvement populaire

Voilà pourquoi des dizaines de milliers de femmes sont sur les ronds-points de France et de Navarre. Leurs conditions de vie les amènent à vouloir se rendre visibles. Au-delà de cette protestation générale contre les difficultés financières et l’injustice fiscale, il faut savoir identifier une raison plus profonde. Les #GiletsJaunes sont dehors pour affirmer leur existence, par leur simple présence. Cette volonté d’exister est la même pour les femmes et les hommes qui usent des gilets jaunes pour s’identifier. Se manifester physiquement en est le moyen. Avant même d’exiger d’être reconnu par un monde politico-médiatique devenu étranger. Nous sommes le peuple, disent-elles, disent-ils. Les femmes n’ont jamais été absentes des grandes manifestations populaires historiques dans lesquelles elles restaient tout de même minoritaires. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Si Titiou Lecoq a su relever cet engagement des femmes, sa perspicacité s’exerce aussi sur la nature ambivalente du mouvement des #GiletsJaunes dans un autre article « Au sujet des «gilets jaunes», je ne sais sur quel pied danser ».

Elle pointe des dérives, racistes ou complotistes, attribuées à l’ensemble du mouvement alors qu’elles le dénaturent. Elle s’interroge : « On nous élève dans l’idée que la France, c’est du sang et des barricades face aux injustices, et ensuite, on nous dit qu’aucune injustice présente ne justifierait de recours à la violence –et en même temps que le recours à la violence de la police contre des lycéennes et des lycéens serait normal ». Puis elle recourt à Victor Hugo en citant « Les Misérables » : « «Quelquefois le peuple se fausse fidélité à lui-même. La foule est traître au peuple… Levez-vous, soit, mais pour grandir. Montrez-moi de quel côté vous allez. Il n’y a d’insurrection qu’en avant ».

Faire peuple

Faire peuple : tout est là. S’affirmer en se construisant. Des mouvements d’éducation populaire, des syndicats et des mutuelles ne s’y sont pas trompé. Dans une tribune commune, une trentaine d’entre elles s’interrogent sur les conditions permettant de « Reconstruire le pacte démocratique ».

Il est vrai que nombre de #GiletsJaunes manifestent pour la première fois. Mais ils sont, dans une proportion ignorée, membres de ces mutuelles, syndicats et mouvements d’éducation populaire, porteurs d’une longue histoire et de pratiques culturelles et démocratiques précieuses. Comment mettre sur pied des actions communes sans instrumentaliser les acteurs ? Comment mettre en place des rencontres concrètes et constructives ? Comment reconstruire une société où ouvriers, médecins, employés, ingénieurs… constateront leurs intérêts communs et donc la nécessité de façonner un destin commun ? Ce défi est une piste pour l’avenir. Il en est une autre, plus inattendue.

Journaliste, bloggeuse, écrivaine, féministe et experte en cyberculture… Titiou Lecoq illustre bien la bourgeoisie culturelle française, les « bourgeois-bohèmes ». Ces fameux bobos souffrent, elles et eux aussi, de préjugés et de stéréotypes. Egoïstes et narcissiques, leur propension à donner des leçons n’aurait d’égal que leur capacité à réaliser de belles opérations immobilières. Pas plus qu’aucune autre classe sociale, les bobos ne sont au-dessus de toute critique. Un esprit taquin pourrait investiguer sur la proportion de femmes responsables d’instances culturelles parisiennes. Pourtant la plupart des bobos sont cultivés, actifs, ouverts… Dans ce milieu où les intellos précaires ne sont pas rares, beaucoup ont conservé la mémoire de leurs origines populaires. Toute l’histoire sociale nous l’apprend : c’est dans la bourgeoisie culturelle que sont les meilleurs de ceux qui se retrouvent dans les mouvements populaires. Titiou Lecoq est à l’avant-garde de milliers de Victor Hugo potentiels.

Enfin il est impossible d’escamoter une réalité : les #GiletsJaunes sont perçus comme des « Blanches » et des « Blancs » ! Alors que des décennies de combat ont été consacrées à lutter contre les conceptions raciales de la société, que la notion même de « race » est déconstruite, le vocabulaire politico-médiatique est à nouveau infesté par ces conceptions. L’appartenance à des classes sociales distinctes a des conséquences en termes de vie quotidienne, de travail, d’éducation, de culture… et même de durée de vie. Mais ces faits sont occultés par l’accent mis sur les définitions ethniques. Cette grille de lecture aboutit à ce que chaque personne soit « racisée ». Y compris les « Blancs », supposés porteurs de toutes les infamies de l’histoire. Repenser la société en termes de classes sociales et d’alliance entre ces classes, en particulier avec les classes populaires issues de l’immigration, est devenu crucial.

Construire l’avenir

Mouvement social désormais inscrit dans la durée, car susceptible de se mobiliser à tout moment, les #GiletsJaunes sont à la croisée des chemins. L’inscription d’un mouvement de femmes au cœur de ce mouvement populaire est une de ses clés. L’avenir reste à écrire en s’ouvrant aux alliances possibles. L’ampleur du mouvement est une première victoire : des centaines de milliers de manifestantes et de manifestants soutenus par une très large majorité de la population. Il en est une autre, certes symbolique, rarement dite. Les #GiletsJaunes ont réussi à relever, à réhabiliter la couleur jaune. Souvent dévalorisé depuis les stigmatisations médiévales envers les juifs jusqu’à la qualification des travailleurs refusant de se joindre à une grève, le jaune est désormais, dans une belle version fluo, une manifestation de fierté populaire. Et dans le cercle chromatique qui présente toute la gamme des couleurs, le jaune et le violet (couleur adopté par le mouvement #NousToutes) sont définis comme complémentaires. N’est-ce pas un signe ?

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