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Naissance du Front National, violence néofasciste et redéfinition de l’Etat

croix-celtique source La Horde

Extrait de Nicolas Lebourg et Jonathan Preda, « Ordre Nouveau : fin des illusions droitières et matrice activiste du premier Front National», Studia Historica.Historia Contemporánea, Université de Salamanque, n°30 , 2012, pp. 205-230 (pour en savoir plus sur ce numéro spécial dédié aux droites radicales en Europe et Amériques au XXsiècle cliquez ici).

Les dissolutions d’Ordre Nouveau et de la Ligue Communiste en juin 1973 achèvent les rêves révolutionnaires et léninistes, l’agitation extrémiste relevant toujours plus d’un phénomène de sociologie juvénile, jusqu’à ce que les assassinats du néofasciste François Duprat (1978) et du communiste Pierre Goldman (1979) ferment définitivement le « long mai 68 » français. Plus jamais le néo-fascisme français ne parviendra à tenir la rue et faire l’actualité comme au temps d’Ordre Nouveau.

Alors que les nationalistes étaient persuadés qu’il fallait un parti monolithique de révolutionnaires professionnels pour ressusciter l’extrême droite française, c’est finalement le national Jean-Marie Le Pen, seul maître du Front National après l’été 1973, qui sera en position de relever ce défi.

La singulière incapacité de l’extrême droite française à l’action révolutionnaire (1934, 1958, 1962, 1968, 1973) n’a certes guère servi qu’à l’affermissement du régime politique en place, mais elle a donc aussi participé à la modernisation des secteurs subversifs par élimination des formes de combat politique les plus inadaptées à la société post-industrielle.

La « minorité agissante » a certes tenté de jouer son propre jeu au sein du complexe réseau d’influences pesant sur elle. Mais elle n’est pas parvenue à s’autonomiser : son destin se joue entre les actions des droites, de l’extrême gauche, des secteurs répressifs de l’État. Elle a confondu révolution et activisme, établissement d’une subculture et d’une « vision du monde ». Elle n’a donc pas pu empêcher que par la suite ses membres les plus aptes à la politique et désireux de postes se reconvertissent dans les partis de la droite parlementaire. N’ayant pas la violence pour pratique et la révolution comme horizon d’attente, le Front National et Jean-Marie Le Pen pourront aller plus librement leur chemin.

L’histoire et le fonctionnement d’ON ne sont donc pas dissociables de l’histoire de la répression étatique de la subversion de gauche. ON a une fonction politique anti-subversive reconnue par l’État et par une part de la société. Cette place dans un tel dispositif souligne, pour reprendre les critères de Max Weber, que l’État, y compris dans sa forme légale-rationnelle, ne dispose pas nécessairement du plein emploi du monopole de la violence physique légitime.

La délégation qu’il peut en faire, ou son insertion au sein d’un « laissez-aller laissez-faire », trouve sa limitation et sa compensation dans le fait qu’il demeure en revanche en possession du monopole du droit. Lorsque l’exercice de la violence privée devient pour lui contre-productive, il peut, avec une parfaite aisance, dissoudre les groupements en jeu. Il ne s’agit donc aucunement d’un processus à rebours vers les formes de pouvoir pré-modernes (avec existence d’un droit privé à la violence) mais au contraire d’un symptôme de la crise alors rencontrée par la société industrielle avec son État territorialisé, verticalisé, ubique.

Le processus de violence ici à l’œuvre est fruit d’une dialectique entre la marge anti-subversive et l’État démocratique, tout autant qu’entre la marge subversive et l’État répressif, alors confronté aux difficultés du contrôle de masses en voie de libéralisation (hausse du niveau scolaire, apparition de la thématique du « monde étudiant », achèvement des grands récits, épuisement de la structuration par l’Église et le Parti Communiste, paradigme de l’humanisme égalitaire). ON n’existe certes que par la place que lui accorde l’État, mais cette dernière dessine en creux les limites structurelles que rencontre dorénavant celui-ci pour organiser la société et exercer son pouvoir de contrainte.

Néanmoins, ON a eu, à son corps peut-être défendant, une fonction stabilisatrice. En effet, sa violence à défaut d’être révolutionnaire était canalisée, balisée. Or, les attentats alors perpétrés en France étaient de faible intensité, relevant plus du domaine du vandalisme envers les biens que de l’attaque envers les vies. Après une croissance post-68 (136 attentats en 1968, 271 en 1970, dont 42% d’extrême gauche et 11% d’extrême droite), la phase suivante est celle de la décrue avec 269 attentats en trois ans, dont encore 42 % d’extrême gauche mais avec un écroulement de l’extrême droite qui représente 13% du total et voit même son nombre d’actions passé de 15 en 1971 à 6 en 19721.

L’existence d’une organisation violente dont les exactions reçoivent un fort relais médiatique a pu servir de catalyseur aux frustrations. En outre, après 1973, les attentats changent de nature. Moins symboliques, plus spectaculaires, ils tendent plus à viser les personnes. Sans débouché politique, sans théâtralisation jouant l’affrontement final entre « fascistes » et « bolcheviques », durant cette phase où le souvenir de Vichy vire à l’obsession dans la société française2, les forces centrifuges se relâchent, les militants se muent en soldats perdus.

Dans les faits, la LC et ON n’ont pas atteint à la Sûreté de l’État par leurs affrontements : organisant la dissidence, la canalisant, ils ont assuré sa stabilisation. Ensuite, l’utopie rouge ou brune est en déliquescence, nombre de cadres révolutionnaires s’engagent vers de nouveaux débouchés, qui pour s’embourgeoiser dans la vie politique ordinaire, qui pour plonger dans l’underground, voire le gangstérisme.

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En cette sortie de l’ère industrielle, il n’est ici plus question de prise collective du pouvoir mais d’agitation urbaine de factions. L’âge des masses cède le pas à celui des marges et si culturellement l’extrême droite radicale se réfère encore à cette idéologie de la société industrielle qu’était le fascisme, l’analyse de ses discours et pratiques dévoile davantage alliages et hybridations hétéroclites et transnationales. Symptomatiquement, la violence « révolutionnaire » n’est pas dirigée contre l’État mais demeure au sein de la société, prenant acte de l’épuisement du premier à forger l’ordre social.

La structuration quasi-liquide de l’extrême droite française épouse relativement bien la forme générale de cette post-modernité. Sa subversion va moins s’y exercer dans le cadre de l’action violente qu’à l’encontre des fondamentaux culturels, tel que l’humanisme égalitaire. Il fallut Ordre Nouveau pour générer le Front National, mais il fallut la liquidation politique de l’extrême droite radicale pour que le FN puisse politiquement éclore.

Notes

1Cf. SOMMIER Isabelle :La Violence politique et son deuil. Rennes, 2008, pp. 95-96.

2Cf. ROUSSO Henry, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours. Paris, 1990.

Sur la naissance du Front National et Ordre Nouveau vous pouvez consulter en ligne le webdocumentaire de Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg : François Duprat, une histoire de l’extrême droite