Le Camp de Rivesaltes [1938-2007] Histoires entrelacées de l’internement d’État. Le camp comme technologie de gouvernement du visible.
La littérature savante des camps européens du XXème siècle présente un ordre historique des discours qui se laissent aujourd’hui investir par les sciences sociales[1]. Les camps sont fondés par des réalités historiques objectives et visibles : les déplacements de populations engendrées par les guerres mondiales. Le camp représente une unité bureaucratique territoriale d’exception militaro-policière apte à commander, contrôler et produire ses populations en attente. Les représentations fatalistes de la guerre et des crises servent à justifier les techniques juridiques et les pratiques administratives qui apparaissent comme des clauses spécifiques de la modernisation des gouvernements.
Le XXème siècle est simultanément le siècle de l’hégémonie politique de l’État, puissance rationnelle du gouvernement des hommes, et « le siècle des camps », formes rationnelles du gouvernement sur les hommes.
Le camp est une projection spatiale de l’organisation rudimentaire, un quasi état de nature urbain[2]. Le camp devient une projection organique de l’espace et de la fonctionnalité de l’État contemporain : la puissance d’État reproduit par mimétisme son organisation, ce qui fait corps, sur ce qui paraît être une socialité originaire, un état d’urgence ordinaire. Le camp est une production d’espace étatique dérogatoire qui subit des translations de l’espace et du droit, du militaire et du civil, du judiciaire et du policier, pour faire que l’usage militaire de la force et de l’urgence s’exprime par exception administrative sur des civils. L’exception permet d’inclure, de recevoir, et d’exclure, de rejeter[3]. Le camp revêt cette forme d’exceptionnalité, qui le détermine comme espace inclusif/exclusif des populations : on interne administrativement pour protéger les réfugiés, les vaincus, les perdus et les migrants, et simultanément, pour les exclure de la société nationale. Sur cette poche-frontière, le camp est ce qui protège par un bannissement immobile ; le camp est ce qui exclut au nom de la différence. Les statuts de l’espace reproduisent les statuts de ses résidents : un sujet déprécié et « étatisé » pour reprendre l’expression de Gérard Noiriel[4].
Le non-national rejoint et radicalise les marges de ce que la société disciplinaire du XIXème siècle avait su générer : il est comme le fou, le « cheminot », le prisonnier, statutairement exclu, arrêté et interné pour sa déviance civile, en l’occurrence pleinement politique. Le non-national est assimilé par collusion au criminel sans toutefois atteindre pleinement ce statut pénal (Les pénalistes, tel qu’Henri Donnedieu de Vabres prévoit « la résidence obligatoire dans une localité assignée (…) l’institution de camps de travail [et] en désespoir de cause, la relégation facultative ». Rappelons que l’intéressé fut en 1945, au procès de Nuremberg, l’un des quatre juges représentant la justice Française[5]). Se pose alors un dilemme juridique, comment expulser des inexpulsables ?[6] Le problème juridique est déplacé judiciairement par l’invention de l’espace qui induit le statut recherché : l’espace de la prison se commue en espace d’internement, le détenu devient l’interné. Au final, en 1938, le décret du 17 juin abolit les bagnes, alors que le décret-loi du 12 novembre institue les « Centres Spéciaux de Rassemblement » : pour reprendre la formule de Nicolas Fischer, « Le premier interné des camps pour étrangers « croise » en quelque sorte le dernier forçat du bagne »[7]. Translation singulière s’il en est, puisque l’État supprime sa capacité de menace de déportation vers l’extérieur métropolitain contre les criminels du dedans, et semble y substituer, une capacité de menace d’internement de l’intérieur métropolitain contre les « criminels du dehors ». C’est là l’inversion de la différence : la société étatisée n’est plus rongée de l’intérieur par un même différent, le criminel ; elle est désormais menacée par l’inoculation de la différence « raciale », de la menace économique et culturelle.
La construction de la figure juridique et sociologique de l’étranger est au cœur du développement transitionnel des sociétés disciplinaires et des sociétés de sécurité. Les disciplines transforment l’espace en instrument pour dresser, programmer, garder sous surveillance les corps par la régulation perpétuelle et permanente, des temps, des activités, des postures. Les techniques de sécurité ont une fonction différente car ce qu’on va essayer d’atteindre à travers le milieu, est le « lieu » où une « série d’événements que les individus, populations et groupes produisent, interfère avec des événements de type quasi naturel qui se produisent autour d’eux ». […] C’est un bouclage circulaire des effets et des causes, puisque ce qui est effet d’un côté va devenir cause de l’autre »[8]. Le camp est un milieu anthropologiquement normalisé par l’imaginaire européen, c’est un espace-corpus qui produit son propre régime de vérité : le non-national interné comme une chose, une épave.
Le camp de Rivesaltes est un prototype de technologie de gouvernement qui permet, dans les transitions de l’état de guerre vers des « états de violences », de transformer les conditions d’exercice de la sécurité[9]. Pour réduire potentiellement les effets de la guerre mais aussi pour généraliser les conditions de la guerre à un espace neutralisé juridiquement par l’ordre sécuritaire, le camp est une technologie étatique de la modernité avancée. Vieille survivance généalogique du castra romain, « le camp, c’est le diagramme d’un pouvoir qui agit par l’effet d’une visibilité générale. », « elle doit montrer le corps tout imprimé d’histoire, et l’histoire ruinant le corps. »[10]
Brève histoire du camp de Rivesaltes
Situé dans la plaine du Roussillon, à quelques kilomètres de Perpignan (Pyrénées-Orientales), sur les communes de Rivesaltes et de Salses, le camp militaire « Joffre » est étendu sur 612 hectares dont 13 sont bâtis et divisés en 16 îlots dévolus en unités fonctionnelles militaires[11]. Construit sur une plaine de passage, le camp militaire utilisé comme centre de transit des troupes coloniales est transformé en lieu de dépôt et d’instruction. Dès l’afflux des Républicains Espagnols, l’usage que font les autorités du camp sera d’une toute autre nature.
Comme l’expose Nicolas Lebourg, « Au fil de sept décennies, y sont regroupés et immobilisés des réfugiés accusés de présenter un risque économique et politique (Espagnols fuyant le franquisme ; Européens du Centre et de l’Est, souvent juifs, chassés par les avancées nazies, mais considérés comme ressortissants de puissances ennemies), des populations mises en cause sur une base raciste (gitans et juifs), des prisonniers de guerre de l’Axe, des collaborateurs, des supplétifs coloniaux de l’armée Française et des populations civiles fuyant les nations post-coloniales, des immigrés clandestins… »[12]. Le camp de Rivesaltes est devenu un attrape-tout des populations à la dérive, il conserve cette fonction quels que soient les faits historiques soumettant son orientation et ses usages. Il devient Centre National de Rassemblement des Israélites en 1942. Il devient un Centre de séjour surveillé entre 1944 et 1946. Il est également pour partie un dépôt de prisonnier de guerre jusqu’en 1948. Il est en 1962 reconnu comme centre pénitentiaire, le pouvoir administratif sécuritaire laisse l’autorité judiciaire imposé l’ordre de la détention[13]. Les harkis y vivent jusqu’en 1977, ainsi que d’autres populations postcoloniales (des Guinéens ou des prisonniers des camps Nord-Vietnamiens). Enfin, le camp accueille un Centre de Rétention Administrative (CRA) de 1986 à 2007. À cette date, l’émergence historique du camp par l’édification du mémorial rend politiquement difficile le maintient du CRA sur le site. Il est déplacé et étendu provisoirement à proximité de l’aéroport local, à quelques kilomètres d’un camp devenu lourd de mémoires.
Produire les corps de la différence comme « espèce » distincte
On peut considérer (rapidement) l’État contemporain comme l’enchâssement des réalités qu’impose conjointement l’État-nation et l’État-providence, comme ce qui est clôt juridiquement, en tant qu’espace territorial, et comme ce qui se délimite juridiquement comme production de la population (production de l’identité nationale et production des corps sains), et ainsi successivement, comme fonctions et actions publiques prenant en charge la vie sociale à nue : la naissance et les décès ; la vie et la mort ; le propre et le sale.
Les camps sont au cœur d’une action gouvernementale puisqu’ils constituent des lieux où le pouvoir est produit, des dispositifs à travers lesquels on institue une « différence », on classe, on répertorie, on assigne. Cette technique de gouvernement permet de conférer des statuts à ceux qui n’en n’ont pas, et par ailleurs rationnalise et légitime l’action qui conduit à trier, interner, punir, déporter, rapatrier. Le caractère productif d’un camp est ainsi comme l’expose Federico Rahola, « une productivité qui consiste justement à « donner forme » et à ratifier une différence radicale : en définissant celui qui est passible d’internement, puis en gérant les corps des internés – à savoir en les disciplinant, en les assujettissant, en les administrant, en les clandestinisant » [14].
Le camp est une pure « technologie de pouvoir » au sens où Foucault l’entend[15]. Il ne s’agit plus d’un espace de pouvoir traditionnel où s’exerce la puissance de justice de l’État (« faire mourir ou laisser vivre »), il est désormais traversé par un « pouvoir exactement inverse ». Le camp est le lieu qui permet de « « faire » vivre et de « laisser » mourir. » Il est un au-delà disciplinaire, une « nouvelle technologie qui se met en place [et] s’adresse à la multiplicité des hommes, mais non pas tant qu’ils se résument à des corps, mais en tant qu’elle forme, au contraire, une masse globale, affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la maladie, etc. » C’est là le passage d’une « anatomo-politique du corps humain vers une « biopolitique » de l’espèce humaine. »[16]
La technologie de l’internement administratif des non-nationaux met à jour la contradiction logique du droit de l’ordre public. En assumant, la sécurité des espaces et des populations, qui relève toujours de la sécurité de l’État pour lui-même, la puissance publique a conjointement l’obligation d’assumer la salubrité publique, dont on sait qu’elle fonde tout ordre de commandement aux individus et aux choses, des populations aux milieux. À Rivesaltes, comme ailleurs dans les camps d’internement du sud de la France, la capacité d’administration de cet espace oscille toujours entre ordre étatique et ordre sanitaire. Ce n’est que par nécessité de l’ordre sanitaire que s’établit la lutte contre la malnutrition ou les maladies. Comme l’énonce Denis Peschanski « Le préfet [des P-O] signala l’existence dans son département d’un très vaste camp pouvant accueillir jusqu’à 50 000 personnes, avec toutes garanties d’hygiène et de confort […]. Quant aux raisons qui poussèrent finalement les autorités à choisir cette option, elles furent explicitées dans une lettre de la DGSN au préfet des Pyrénées-Orientales, le 10 décembre 1940 : « l’internement des étrangers refoulés d’Allemagne en séjournant sans travail sur notre territoire pose des problèmes d’hébergement et d’hygiène qu’il est absolument nécessaire de résoudre d’extrême urgence. […] » »[17].
Entre 1941 et 1942, on tenta de limiter la pénurie de nourriture face à l’augmentation des cas d’œdème de la faim ou de l’augmentation des cas de cachectiques. Cependant, le marché noir des gardiens et de certains internés imposa une déperdition considérable, sans qu’on n’y put apparemment rien. Le laissez-faire administratif fut de mise comme souvent face à la pénurie, l’autorité escomptant une autorégulation de l’ordre du camp par la faim, le froid, la chaleur et les conditions d’internement. « En avril 1941, il y avait 8 000 internés dont plus de 2 000 enfants. L’été suivant on constatait que l’eau était polluée dès sa captation, des WC se trouvant dans le voisinage immédiat des deux sources ; vermine, rats et poux pullulaient ; une épidémie de fièvre typhoïde s’était déclenchée dans le camp ; la sous-alimentation était la règle depuis l’aggravation sensible de la situation dans le pays à la fin du printemps ; les lourdeurs administratives paralysaient la simple gestion quotidienne de la biberonnerie. Au début de l’été, il y avait quelque 140 nourrissons à Rivesaltes ; en deux mois et demi, 60 d’entre eux moururent »[18]. « Sévissent une faim extrême et les conditions climatiques particulières du plateau : un froid insoutenable l’hiver, une chaleur intolérable l’été (la combinaison chaleur-faim aboutissant à de mortelles épidémies). En juin [1941], les services sanitaires constatent que les travailleurs pèsent en moyenne une vingtaine de kilos de moins que ce qu’ils devraient faire relativement à leur taille, et il suffit d’une simple épidémie de diarrhée pour qu’en une semaine meurent sept d’entre eux. L’eau consommée est souillée par le rejet des matières fécales à proximité de l’un des deux puits d’approvisionnement, manque tant que la douche, collective, n’est assurée que tous les quinze jours. Seules les pouponnières (et les bureaux) sont chauffés »[19].
Les conditions de vie, à la fin de l’été 1942, à quelques semaines de l’ouverture du « Centre National de Rassemblement des Israélites » ne feront que s’aggraver. Le camp est pourtant devenu la « vitrine » de Vichy[20]. À partir de la fin de l’été 1942, les milliers de juifs pris sur la frontière des Pyrénées, centralisés à Rivesaltes, sont soumis à des règles quotidiennes distinctes des autres internés. Les sachant en transit, l’administration les marginalise en les laissant à leur sort durant les premiers temps de 1942[21]. La liquidation du « camp spécial » et le millier de juifs ayant échappé à la sélection se fait au même moment que le camp est délaissé officiellement le 1er décembre 1942. Le 12 septembre 1944 le camp devient « Centre de séjour surveillé » pour les collaborateurs. Les conditions sanitaires s’améliorent considérablement. La présence d’un médecin statutaire volontariste (le Docteur Estève demande la création d’une Infirmerie au CCS Rivesaltes le 31 mars 1945 – ADPO 31w20), permet de normaliser le traitement des internés à venir.
Effacer les corps de la différence comme espèce visible
Durant l’après-guerre, et la période militaire de décolonisation, la situation sanitaire et les conditions de vie évoluent positivement au gré de la réduction de l’exception juridique. Cependant, les modalités techniques sont toujours les mêmes pour les autorités préfectorales : équilibrer les nécessités de l’ordre entre internés et population locale, entre civils et militaires, entre l’impératif sécuritaire et les nécessités de salubrité publique. Les tensions sont nombreuses et récurrentes. Le ministère de la Défense et le secrétariat d’État aux Rapatriés décident en septembre 1962 de construire, après réfection d’un millier de lieux d’habitation, une seconde tranche rénovant 300 cellules médicalisées d’habitation, des salles de classe, et surtout de la réfection des WC existants, et la construction de quatre blocs WC à la suite de la demande début novembre de l’inspecteur d’académie de Perpignan, ainsi que l’installation de lavabos collectifs[22].
Cependant, à l’intention d’organisation succède le mépris et la négligence. En janvier et février 1966, les ordures s’amoncellent au milieu des familles guinéennes puis « harkies ». On les en blâme avec mépris en constatant que le problème dure depuis des années… On leur donne des pelles plutôt qu’un service de ramassage (ADPO 1419W109). Les conditions de vie s’améliorent historiquement, mais elles sont toujours très fortement déséquilibrées avec le « dehors » qui va connaitre sous peu les effets du développement de notre modernité économique. Il ne s’agit plus à proprement parler de façonner les corps. L’identité du non-national n’est plus de l’ordre de l’invisible (le « rouge » Espagnol, le Juif) mais de l’ordre du visible (l’Arabe, le Noir). Le camp étant par essence un lieu de distribution du visible, tout autant qu’il est un dispositif de claustration, le marquage anthropologique du corps, ce « corps qui parle » pour retrouver l’analogie kafkaïenne de Clastres, n’est plus nécessaire. La visibilité africaine ou asiatique estompe même l’ordre disciplinaire et l’ordre juridique. Si la mémoire des populations locales est plus que faillible, cette dernière est en bon état de marche pour restituer les clichés et les stéréotypes coloniaux de celui qui est visiblement non-national : le fourbe asiatique, le « nègre » violeur et l’arabe assassin. Les catégories de l’entendement commun viennent toujours relayer ceux qui n’ont pas suivi l’Histoire. Regard de survol, qui se tient à distance de ce qu’il pense, qui ne s’y maintient pas, qui récuse par conséquent les données du corps.
En ne produisant plus les corps des internés, le camp retrouve sa fonction de simulacre social. Bien que l’espace d’internement soit toujours parfaitement déterritorialisé, l’organisation interne de l’espace correspond à une reproduction villageoise de l’espace, et cache assez mal ses formes militaires et ses usages sécuritaires ; « La discipline [on le sait] est de l’ordre du bâtiment. »[23]. La société en négatif que représente le camp est ainsi reproduction de l’ordre étatique. Ce que calque la puissance publique, c’est un identique, un même, et simultanément, un différent, un autre : le camp-village est ainsi visible du dehors, alors que le camp d’internement n’est perceptible que du dedans, et ce notamment, quand le respect de vie commune des familles n’est pas garanti. Durant la période du second conflit mondial, la famille est fractionnée selon les genres et les âges. À toute époque, les écoles installées dans le camp ne sont pas un moyen d’intégration mais un lieu de canalisation des plus jeunes. L’église, la synagogue et le temple autorisés dans l’enceinte sont les symboles anthropologiques de la normalité de l’espace et pourvoient également à l’ordre public. De l’extérieur, la normalité visible garantit l’ordre établi et neutralise le devenir historique de l’évènement. De l’intérieur, ce que l’on neutralise, c’est la socialité, ce que l’on met au défi de l’entendement commun, c’est que le non-national ne peut vivre comme un être normal, comme quelqu’un qui assume la responsabilité du sort de l’autre, le seul préalable à toute vie sociale.
C’est en cela que la situation sanitaire des non-nationaux présents sur le territoire national montre la continuité sérielle du traitement des étrangers. La Loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration introduit, comme dans quasiment tous les domaines de la réforme de l’État[24], les principes utilitaristes du coût, et les principes juridiques, de nationalité et de régularité de leurs présences sur le territoire : une préférence nationale rationnelle qui n’impose pas de supprimer le séjour des étrangers gravement malades résidant en France, comme l’escomptait le gouvernement, mais la déconstruction juridique de leurs droits à l’accès au soin. L’objectif premier est de repousser ou maintenir dans la clandestinité et le non-droit de nombreux étrangers, de constituer de nouvelles sous-catégories de populations à statut économique, de morceler leur droit au séjour, ainsi que de graduer leur protection sociale.
Début 2006, le ministère de l’Intérieur a décidé de renvoyer trois personnes malades en un mois dans des pays où ils n’ont pas accès aux soins, contre les avis médicaux, en violation des textes et en contradiction avec la politique affichée de protection des personnes étrangères malades (Monsieur K, Comorien, interné au CRA du Mesnil-Amelot, a été renvoyé aux Comores le 3 janvier 2006. Monsieur J, Géorgien, interné au CRA de Palaiseau, séropositif au VHC, dont l’hépatite active, était en cours de traitement en France, a été renvoyé en Géorgie le 27 janvier 2006). Si certains droits fondamentaux sont bafoués, que dire de la circulaire ministérielle du 21 février 2006 (N° NOR JUSD06300220C), adressée aux préfets et procureurs, qui explique dans les moindres détails les modalités d’interpellation des personnes sans titre de séjour et mentionne les lieux où peuvent être effectuées les interpellations : hôpitaux (salles d’attente, halls d’accueil…), blocs opératoires, centres d’accueil pour toxicomanes, véhicules (donc les bus associatifs, les véhicules des pompiers, les ambulances…), les sièges d’associations, etc.
Conclusion
Le palimpseste rivesaltais est l’espace d’une tragédie muette. Les pratiques sérielles d’État par l’usage du camp-forme comme technologie de gouvernement peuvent prendre sens, à l’extérieur de leurs histoires, comme discontinuité historique, alors même que la technologie d’internement existe en série. La stratégie politique contre l’histoire est pure forme rhétorique épidictique, et ce notamment, par une historiographie immobilisante. Le témoin, l’historien et l’autorité politique de gouvernement nous font taire, chacun pour des raisons différentes qui s’opposent, mais tous ensembles d’une même force qui s’imposent à nous qui constatons la poursuite des politiques répressives contre les non-nationaux. Les débats, en sur-marquant la spécificité historique, ôte la réflexion sur la politique de réclusion des migrants actuels. La production des énoncés est ainsi souvent l’inverse de ce que désire l’historien lui-même, qui ne peut lutter contre les nécessités de son temps. Comment alors échafauder un discours qui s’immisce dans les interstices des rhétoriques ayant position de force ? C’est là potentiellement la tâche la plus difficile.
[1]Denis Peschanski, La France des camps, l’internement, 1938-1946, Gallimard, 2002. Marc Bernardot, Camps d’étrangers, éd. du Croquant, Collection Terra, 2008.
[2]Maurice Hauriou, l’un des meilleurs spécialistes du droit public de l’entre-deux siècles, affirmait : « le régime d’État a pris naissance dans les villes-refuge où les premières populations agricoles étaient obligées de s’abriter contre les incursions des tribus pillardes. Dans ces espèces de camp de concentration, il y avait une sorte d’état de siège, c’est-à-dire que des populations civiles momentanément soumises à l’autorité d’un chef militaire. La période de guerres continuelles qui accompagna la formation des nations et leur fixation au sol conserva à l’État son caractère militaire. » Précis de droit constitutionnel, Sirey, rééd. 1929, p. 110.
[3]Cf. Barbara Cassin, « Exclure ou inclure : l’exception ? », in L’exception dans tous ses états, (dir. Spyros Théodorou) Savoirs à l’œuvre, Éd. Parenthèses, 2007, p. 13 et s.
[4]G. Noiriel, État, nation et immigration, Gallimard, Foliohistoire, 2001.
[5]Rapport Donnedieu de Vabres, Travaux du Comité Français de droit international privé, n°1-2, Dalloz, 1934-35, Séance du 26 février 1935, p. 61.
[6]N. Fischer, « Les expulsés inexpulsables. Recompositions du contrôle des étrangers dans la France des années 1930 », Cultures et conflits, n°53 1/2004, pp.25-41.
[7]Op. cit., p. 41.
[8]M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au collège de France 1977-78, Hautes Etudes, Gallimard, 2004, Seuil, pp. 215 et 22.
[9]F. Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, nrf essais, Gallimard, 2006.
[10]M. Foucault, surveiller et Punir, nrf, Gallimard, 1975, p. 173-174.
[11]Renseignements Généraux des Pyrénées-Orientales, « Historique du camp de Rivesaltes », 9 janvier 1958, pp. 1-2, A.D.P.O.1260W68.
[12]N. Lebourg (historien contemporain, chargé de mission de recherche documentaire pour le Conseil Général des P.-O.), « Histoire générale du camp de Rivesaltes », Conférence donnée aux Journées du Patrimoine, Camp de Rivesaltes, 15 et 16 septembre 2007.
[13]Cf. Abderahmen Moumen (historien contemporain, chargé de mission de recherche documentaire pour le Conseil Général des P.-O.), « Le camp de Rivesaltes et la guerre d’Algérie », Conférence donnée aux Journées du Patrimoine, Camp de Rivesaltes, 15 et 16 septembre 2007.
[14]F. Rahola, « La forme-camp. Pour une généalogie des lieux de transit et d’internement du présent », Cultures & Conflits, 68, 2008.
[15]M. Foucault, Il faut défendre la société, Cours au collège de France 1975-76, Hautes Etudes, Gallimard, Seuil, 1997, p. 215.
[16]Op. cit., pp. 214 et 216,.
[17]Op. cit., pp. 264-266.
[18]D. Peschanski, op. cit., pp. 264-266.
[19]N. Lebourg, op. cit.
[20]Cf. André Kaspi, Les juifs pendant l’occupation, Seuil, 1991, p. 141.
[21]Cf. Anne Boitel, Le camp de Rivesaltes 1941-1942 ; du centre d’hébergement au « Drancy de la zone libre », coll. mare nostrum, P.U.P., 2001, p. 230.
[22]Cf. A. Moumen, op. cit. Le problème des latrines dont on vit le rôle dans la diffusion de la dysenterie à partir de 1941, est réapparu, selon une généalogie de l’événement fort explicite, quand un rapport du C.R.A. en décembre 1989 fait explicitement référence aux latrines de l’ancien camp (CRA ADPO 1647W26).
[23]M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 19.
[24]Nul autre domaine de l’action publique ne connait une telle frénésie de production juridique. Après les centaines de textes antisémites de Vichy (quasiment un par jour), succède à la très répressive ordonnance de 1945, dont on sait qu’elle poursuit les ambitions de la loi de 1938 tout en intégrant les nouvelles conditions économiques d’accueil, plus d’une trentaine de textes essentiels aux conditions de vie des non-nationaux.
Contribution au colloque du réseau Terra, « Terrains d’asiles, Corps, espaces, politiques« , 18-20 septembre 2008.