La Révolution conservatrice et la technique. Réflexions à propos du « Modernisme réactionnaire » de Jeffrey Herf

Montage de Marco Battaglini .
Les éditions de L’échappée ont publié cette année une traduction de l’ouvrage de Jeffrey Herf, Le Modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culte de la technique aux sources du nazisme, publié initialement en 1984. Il a donc fallu 34 ans pour que cet ouvrage important de l’histoire des idées ne soit traduit en français. Nous remercions l’éditeur de l’avoir fait. Le livre est composé de huit chapitres : « Le paradoxe du modernisme réactionnaire » ; « La révolution conservatrice à Weimar » ; « Oswald Spengler : antinomies bourgeoises, réconciliations réactionnaires » ; « Le réalisme magique d’Ernst Jünger » ; « Technologie telle qu’envisagée par trois intellectuels mandarins » ; « Werner Sombart : la technologie et la question juive » ; « Des ingénieurs et idéologues » ; et « Le modernisme réactionnaire sous le Troisième Reich ». À cela, il faut ajouter les deux préfaces de l’auteur (celle de l’édition originale et une nouvelle pour cette traduction), ainsi qu’une conclusion. Enfin, l’ouvrage est accompagné d’une très intéressante « Note du traducteur » et d’une postface de François Jarrige, « Sur le culte de la technologie ».
La thèse de ce livre est que la République de Weimar a été le lieu d’une théorisation d’une forme de technicisme autoritaire dont les principales caractéristiques furent reprises par le Troisième Reich. Pour asseoir sa démonstration, Jeffrey Herf analyse les discours de plusieurs figures importantes de la Révolution Conservatrice allemande (les frères Friedrich-Georg et Ernst Jünger, Carl Schmitt, Oswald Spengler, Werner Sombart, Martin Heidegger) ainsi que les publications d’ingénieur de l’époque. Cet ouvrage est aussi une contribution importante à l’histoire à la fois de la République de Weimar et à celle de la Révolution conservatrice allemande.
Il ressort de cette analyse l’idée que ces grandes figures de la droite et de l’extrême allemande de l’époque n’ont pas rejeté la modernité technicienne, mais au contraire l’ont encouragé pour la mettre au profit d’une conception irrationnelle de la politique et romantique de la société, vue comme une entité organique. L’auteur fait une distinction capitale entre raison pratique, c’est-à-dire l’éloge de la technique, et la Raison issue des Lumières. De ce fait, les personnes étudiées, ici sont de parfaits exemples d’auteurs promouvant à la fois la technique (Jünger, Spengler) et l’irrationalisme politique (usage des mythes). Pour reprendre l’expression de Goebbels, citée par l’auteur, il s’agit d’un « romantisme d’acier ». Cette forme de célébration de la technique plonge à la fois dans le vitalisme nietzschéen, dont l’influence fut très forte dans les différentes de la Révolution conservatrice, et dans l’expérience des tranchées, dans ce qui fut appelé après-guerre le « socialisme des tranchées ».
L’expérience de la Grande Guerre est en effet capitale dans la compréhension de ce discours : les différents États belligérants, face à l’ampleur du conflit ont expérimenté, plus que théorisé, une forme de mobilisation totale de la société associée à une promotion de la technique au profit de l’armée. Cette guerre permis l’essor à compter des années 1920 des idéologies planistes ou dirigistes, rompant avec le libéralisme hégémonique d’avant 1914. Elle fut aussi un conflit industriel : outre des économies et des industries entièrement tournées vers l’effort de guerre, cette guerre se caractérise par l’industrialisation de la mort. On fut tué par des obus de gros calibres (la « grosse Bertha »), des canons pilonnant pendant plusieurs jours sans discontinuité, les gaz, les grenades, les lance-flammes, les avions et, à la fin du conflit, par les chars d’assaut… La guerre déshumanisa les soldats. Ernst Jünger fut très marqué par cela comme le montre des livres comme Orages d’acier ou La Guerre notre mère.
Ce mélange d’autoritarisme, d’éloge de la technique et de planisme au profit d’un nationalisme irrationnel, et banalisé par les publications à destination des ingénieurs, a été repris par le national-socialisme naissant et sera mis en pratique lors de sa prise du pouvoir. Cela a été facilité par le fait que les cadres nazis fréquentèrent les cercles de la Révolution Conservatrice. Cela pose d’ailleurs la question de savoir si le nazisme s’inscrit dans cette dernière, ou, comme le soutiennent certains, est étranger à cette Révolution conservatrice. Cette idée était soutenue dès les années 1930 par des universitaires, tel Edmond Vermeil dans son livre, Les Doctrinaires de la révolution allemande (Paris, Sorlot, 1939). Les avancées historiographiques récentes vont d’ailleurs dans ce sens : la Révolution Conservatrice ne fut pas hermétique au nazisme. Les cas de Martin Heidegger et de Carl Schmitt l’ont montré.
Ainsi, le nazisme est un mélange d’irrationalité politique brutale et de rationalité technicienne glaciale. Des études récentes ont montré que les cadres nationaux-socialistes étaient des diplômés universitaires, avec une forte proportion de possesseurs d’un ou plusieurs doctorats. Le régime fut un monstre de rationalisme et de scientisme. Ainsi, les nazis furent parmi les premiers à lancer une campagne scientifique contre le cancer, mais l’idéologie nazie baignait dans l’irrationalité la plus totale en soutenant l’idée d’un complot quasi-mystique fomenté par les Juifs européens pour détruire la nation aryenne. Ce double aspect est manifeste chez Himmler : il était passionné par l’occultisme et le néopaganisme, mais il a organisé rationnellement l’assassinat industriel des Juifs et Tziganes d’Europe.
Surtout, la thèse de Herf va à l’encontre de celle d’un Alain de Benoist, et reprise par d’autres, sur le supposé aspect technophobe d’une partie des plus grands représentants de la Révolution Conservatrice allemande, bien que certains, comme Ernst Niekisch ou Ludwig Klages, étaient de vrais technophobes, c’est-à-dire qu’ils rejetaient la technique, qualifiée d’« anthropophage » par Niekisch.
L’ouvrage n’a qu’un défaut, mais il est important : les notes en fin d’ouvrage qui obligent à jongler entre les pages et les notes. Ce qui n’est guère pratique.
Jeffrey Herf, Le Modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culte de la technique aux sources du nazisme, Paris, L’échappée, 2018.