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Mémoires des fascistes français : le trauma

Cet article de Jonathan Preda est le second d’une série sur « Les «réprouvés»: le fascisme français, du vécu au souvenir

Les anciens fascistes ont pour beaucoup leurs montres bloquées sur 1945. Dans son roman autobiographique, Dominique Jamet note le ressassement de ces « Ex, toujours sur les mêmes sujets, toujours dans le même sens, toujours creusant la même ornière. Nous savions tout cela par cœur. Nous vivions au milieu de ces fantômes et de leurs nostalgies dans l’orgueil hautain des exils intérieurs »[1]. Même analyse chez le royaliste et ancien giraudiste Pierre Boutang : « Je croyais jusqu’à l’autre hiver que la rancune était du côté des vaincus de la guerre  civile. Je goûtais peu une manière de radoter l’histoire chez les “collabos” et parfois de se réjouir, comme si l’on pouvait sans déshonneur prendre une revanche sur son pays »[2]. Ancien du Parti populaire français devenu romancier, Saint-Paulien raconte dans l’un de ses livres la destinée de porteurs de l’uniforme feldgrau. Certains « sombrèrent dans la mythomanie ou la folie des grandeurs […]. D’autres vivaient exclusivement dans le passé. Pour eux, le temps était resté immobile depuis qu’ils avaient quitté leur pays ; le temps et les hommes. Plus rien n’existait qu’eux-mêmes et leurs actes de jadis, lesquels avaient été assez souvent insignifiants »[3].

La nostalgie

Ce souvenir est, pour nombre de ces anciens, un « passé qui ne passe pas ». C’est particulièrement visible chez François Brigneau – engagé dans la Milice, puis figure de la presse nationaliste et cadre d’Ordre Nouveau, du Front national et du Parti des Forces Nouvelles. « Nous sommes les vaincus de la Libération » affirme-t-il dans ses mémoires, évoquant son passage en prison en compagnie des Darnand, Paquis, Suarez (son oncle par alliance), Pierre Laval, Paul Chack sans oublier son martyr par excellence, Robert Brasillach : « C’est vers lui que je me tourne, vers eux et vers ceux qui demeurent emmurés vifs » avant de rajouter « Au garde à vous, le bras levé, je salue et je crie : Camarades, je ne vous oublierai pas ! »[4].

Un ancien Waffen SS, Saint-Loup[5], a fait le récit de ces volontaires sur le Front de l’Est incapables de vivre au présent: les « Nostalgiques »[6]. Ce trait va fortement peser sur l’extrême droite renaissante qui compte dans ces rangs nombre d’entre eux. L’infatigable créateur de groupuscules et ancien Waffen SS qu’est René Binet en fait partie, lui qui est d’ailleurs l’un des personnages de ce roman[7]. Il fonde une publication clandestine en 1946 sous le nom de Combattant européen dont le titre est une reprise littérale de l’organe de la LVF, allant même jusqu’à reprendre les paroles du Horst Wessel Lied[8] et déclarer qu’au regard de la souffrance de ceux tombés sur le Front de l’Est, il faut continuer la lutte contre l’impérialisme soviétique, la juiverie, le capital anglo-américain ou encore les « races inférieures »[9]. Le passé, ce passé, son passé devient une grille de lecture indépassable. Rendant compte d’un ouvrage exposant les doctrines du nationalisme, l’ancien doriotiste qu’est Saint-Paulien ne peut ainsi s’empêcher d’un reproche : ne pas avoir cité le PPF, ce à quoi il remédie de suite en en évoquant les intellectuels proches et les caractéristiques[10]. Sous sa plume, cette fois-ci de romancier, ce trauma prend même une forme romancée. Ainsi, voici ce qu’il met dans la bouche de l’un de ses héros (de fiction), l’ancien Waffen SS Gauvin :

« Une nuit pourtant, il eut une vision étrange. Il entendit une musique jouer très doucement J’AVAIS UN CAMARADE et les soldats morts à son côté lui apparurent. D’abord marchaient ceux qui étaient tombés en 1939-40 tués par l’Allemand ; puis les morts de Moscou, ceux de la forêt de Mamjuka, ceux de Gomel et de Bobr – nous avancions ensemble – marchant d’un même pas – ceux d’Orcha et de Körlin. Les chiens tiraient sur leur chaîne et aboyaient furieusement. Alors vint Jézéquel à la tête du dernier bataillon, et il les reconnut tous, Vassart, Laubardier, Thierry, et jusqu’à Dubosc, l’agent de liaison […]. La musique disparut, et la troupe fantôme disparut derrière les arbres, en direction de l’Est […]. [Sa femme] sentait qu’il n’était plus là. Il était avec les morts. Avec ceux qui étaient tombés, tués par le même ennemi, au Tonkin, dans les rizières du fleuve Rouge, dans l’affreux piège de Dien Bien Phu, ou qu’on assassinait en Afrique du Nord : « La valise ou le cercueil » »[11].

Toutefois, au souvenir tonitruant de quelques-uns s’oppose le mutisme de nombre d’« anciens ». Ce sont là les deux facettes d’une même mémoire blessée au sens pathologique du terme. Selon des termes empruntés à Paul Ricœur, a contrario du deuil qui dépasse le passé, nous sommes là dans une « mélancolie » au sens de « mémoire-répétition » qui ne s’est pas résignée à la perte de l’« objet » mémoriel[12].

Une mémoire menacée

Traumatique, née d’un cataclysme, cette mémoire naissante se vit comme menacée. Il nous faut repartir du contexte de la Libération et plus précisément du passage derrière les barreaux. Contrairement aux prisonniers politiques du XIXe siècle qui souvent ont pu tenir une correspondance vers l’extérieur ou publier une chronique judiciaire, les épurés n’ont presque pas accès aux tribunes de l’opinion. Parfois mis au secret, les prisonniers font face à une réticence de la presse qui refuse de les publier[13].

Le cadre législatif dans lequel s’est mu le souvenir a largement façonné le sentiment d’impossibilité à se faire entendre, sentiment qui perdure bien après les lendemains de la Libération. La législation de 1881 qui interdit les incitations à la haine raciale ainsi que les injures raciales a été renforcée notamment par la loi du 16 juillet 1949 visant l’exposition et la vente aux mineurs des publications racistes qui se trouvent cantonnées aux arrières salles. A cela s’ajoute en 1972 la Loi Pleven pénalisant les appels à la discrimination, à la haine ainsi que les injures raciales perçue par les nationalistes comme une manière de les désigner comme des êtres anormaux, faisant de leurs idées des délits.

Les anciens collaborationnistes ont bien du mal à publier leurs souvenirs aux lendemains la Seconde Guerre mondiale. L’ancien membre de la Milice Charbonneau qui a édité les souvenirs d’un autre milicien anonyme, La Vérité réconciliée… Pour la Milice justice ![14], est ainsi condamné et le livre retiré de la vente[15]. Plus généralement, il est difficile d’éditer un « fasciste », même mort, aux lendemains de la Libération. Lorsque la Nouvelle Revue française publie à l’automne 1953 l’inédit Récit secret de Drieu la Rochelle[16], il se voit retiré de la vente, tandis que sa publication par Gallimard vaut  à la maison d’édition un procès en dommage et intérêts[17]. Il en va de même pour la célébration des messes anniversaires. En 1949, le pétainiste Réaliste, après avoir rappelé qu’il ne juge pas l’action d’Henriot, façon de ne pas choquer une partie de ses lecteurs, n’en dénonce pas moins l’organisation résistante COMAC qui a perturbé la célébration organisée en sa mémoire[18].

Un évènement marque fortement la mémoire des extrêmes droites d’alors. En 1957 est montée au théâtre des Arts une pièce de Robert Brasillach, Bérénice, expurgée et rebaptisée La Reine de Césarée[19]. Les réactions sont vives, entraînant des manifestations de la part d’anciens résistants. Il lui est reproché d’être une pièce antisémite. La troisième représentation est interrompue, des opposants ayant réussi à monter sur scène. La mairie de Paris décide finalement l’arrêt des représentations. Cette décision est blâmée aussi bien par l’écrivain anarchiste de droite Marcel Aymé que par l’ancien vichyssois Tixier-Vignancour ou encore par l’ancien non-conformiste catholique Jean de Fabrègues assurant dans un article de la France catholique qu’il n’y a pas une once d’antisémitisme dans la pièce[20]. Une fois n’est pas coutume, l’Action française se joint au chœur de ces protestations pour dénoncer la « haine » : « La mort ne leur suffit pas »[21].

C’est un ensemble de souvenirs assortis d’impératifs de sauvegarde et de diffusion qui a été légué à l’extrême droite. Cette période d’après-guerre bruisse de perpétuels appels à la réédition d’auteurs « réprouvés ». Claude Elsen[22], rendant compte de l’adaptation cinématographique du Feu follet de Drieu la Rochelle ainsi que des rééditions de nombre de ses écrits, ne peut s’empêcher d’éreinter la critique « officielle » qui feint d’ignorer l’existence de l’écrivain « trois fois coupable de lèse-conformisme puisque, au crime majeur d’avoir été fasciste, il ajouta ceux d’être un grand écrivain et, enfin, de se refuser il y a dix-huit ans à rendre des comptes aux justiciers improvisés de l’époque en se suicidant »[23]. Dans ces milieux, on se gargarise de toute victoire en la matière. La publication est vécue comme une lutte perpétuelle. « La fin d’un ostracisme scandaleux ? » se demande Jeune Nation solidariste suite au passage à la télévision d’une adaptation de Comme le temps passe de Brasillach. Pour l’auteur, c’est certes un grand pas vers la connaissance de l’auteur mais quid des Drieu la Rochelle et Suarez[24], toujours dans le purgatoire de la littérature ? On voit là l’exagération qui est de mise dans le registre victimaire[25]

Anciens fascistes ou vichyssois réactionnaires, tous ou presque se sentent menacés par un monde qui leur est hostile au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Face à lui, face à l’antifascisme qui rejette ces souvenirs se construit, là encore sur la base d’une parenté de situation, un œcuménisme d’extrême droite qui ne signifie pas adhésion idéologique. Tous les vaincus doivent pouvoir s’exprimer, quand bien même le fascisme n’est pas une l’objet d’une adhésion idéologique par tous.


Notes

[1] Dominique Jamet, Notre après-guerre. Comment notre père nous a tués, Paris, Flammarion, 2003., p42.

[2] Pierre Boutang, La République de Joinovici, Paris, Amiot-Dumont, 1949 (version numérisée), p39.

[3] Saint-Paulien, Les Maudits tome 2. Le Rameau vert, (1958), Paris, Le Livre de Poche, 1973, p18.

[4] François Brigneau, Mon après-Guerre, Paris, Editions du Clan, 1966., p11-12. Remarquons que le titre de ses mémoires est un hommage à celles de Brasillach, Notre avant-guerre.

[5] Né en 1908, Marc Augier alias Saint-Loup est proche de la SFIO durant l’entre-deux guerres. Il est l’un des principaux animateurs du mouvement des auberges de jeunesses avant de se rapprocher du fascisme suite à la lecture de la Gerbe des forces d’Alphonse de Chateaubriand en 1938. Animateur sous l’Occupation de la branche jeune du groupe Collaboration, il rejoint la LVF en tant que correspondant pour la Gerbe. Blessé, on lui confie la rédaction du journal de la LVF Combattant européen, puis de la Waffen SS française, Devenir. Rentré en France après l’amnistie de 1953, il débute une carrière de romancier en exaltant entre autres la geste de la LVF et de la Waffen SS et poursuit son engagement politique notamment au sein d’Europe-Action. Voir notamment Pierrick Deschamps, Une Mythologie européenne sous le signe de la croix gammée.  L’imaginaire européen des patries charnelles dans les romans de Saint-Loup, mémoire d’Histoire contemporaine sous la direction de Bernard Bruneteau, Université de Grenoble, 2007.

[6] Saint-Loup, Les Nostalgiques, (1967), Paris, Presses Pocket, 1971. Dans l’avertissement est signalé que tous les personnages sont réels, ce qui est confirmé par la revue de Maurice Bardèche « Les livres du mois », Défense de l’Occident, numéro 66, novembre 1967. Nous n’avons pas de raisons de remettre en cause cette affirmation, tant cet état d’esprit est confirmé par d’autres sources. Les « détails » qui peuvent être erronés  ne sont pas, dans le cadre de notre étude, d’une grande importance.

[7] Né en 1914, René Binet passe successivement du trotskysme au communisme. Il rejoint le PPF lors de sa fondation. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il s’engage dans la Waffen SS, ce qui lui vaut une condamnation à six mois de prison. Après sa libération, il est l’un des principaux artisans, ou plutôt l’un des plus obstinés militants pour ranimer une mouvance fasciste en France de type fortement raciste. On le retrouve ainsi à la conférence de Malmö en 1950. Binet, partisan d’une ligne radicale, va rompre avec le MSE et fonder sa propre internationale : le Nouvel Ordre Européen. Il meurt accidentellement en 1957.

[8] Cela lui vaut d’ailleurs un séjour en prison. François Duprat, Les Mouvements d’extrême droite en France depuis 1944, Paris, Albatros, 1972.

[9] Le Combattant européen, 6 avril 1946.

[10] « Cinquante ans de nationalismes européens », Jeune Nation, numéro 15, mars 1959

[11]  Saint-Paulien, Les Maudits tome 2. Le Rameau vert, Paris, Plon, 1958, pp374-375.

[12] Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Editions du Seuil, 2000. , p96.

[13] Bénédicte Vergez-Chaignon, Vichy en prison. Les épurés à Fresnes après la Libération, Paris, Gallimard, 2006 N’oublions pas que les principaux titres d’extrême droite ont été interdits et/ou été victimes d’expropriation, ce que les droitiers nomment « presse issue ». Voir la loi dite de la dévolution des biens de presse du 11 mai 1946.

[14] Paris, Etheel, s.d.

[15] Lectures françaises, numéro 200, décembre 1973.

[16] Celui-ci a été publié dès 1951 mais de manière confidentielle

[17] Marc Dambre, « Drieu au prisme des Hussards », in Marc Dambre (dir.), Drieu la Rochelle, écrivain et intellectuel, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1995.

[18] Le Marin, « Un groupe factieux à dissoudre : le COMAC », Réalisme, numéro 14, juillet 1949. Plus de 30 ans plus tard, François Brigneau l’évoque à son tour pour dénoncer l’un de ses protagonistes, Jean Pierre-Bloch, « « Permettez, mon Colonel ! » », Minute, numéro 884, 21 mars 1979.

[19] Alice Kaplan, Intelligence avec l’ennemi. Le procès Brasillach, Paris, Gallimard, 2001.

[20] Cahiers des amis de Robert Brasillach, numéro 8, 6 février 1960.

[21] GeorgesChaperot, « La mort ne leur suffit pas », Action française, 21 novembre 1957.

[22] Il s’agit là du pseudonyme d’un journaliste et essayiste belge né en Belgique avant la Première Guerre mondiale et mort en 1975. Il fut le rédacteur en chef d’un hebdomadaire belge calqué sur Je suis partout. Cet ami de Drieu la Rochelle s’est réfugié après-guerre en France pour échapper à une condamnation par contumace. Voir Ghislaine Desbuissons, Itinéraire d’un intellectuel fasciste : Maurice Bardèche, thèse de doctorat sous la direction de Pierre Milza, Paris IEP, 1991., p500.

[23] « « Le Feu follet » ou Drieu revient », Ecrits de Paris, décembre 1963.

[24] Né en 1890, cet écrivain et journaliste acquis au pacifisme et au rapprochement avec l’Allemagne dans l’entre-deux guerres, glissera progressivement après le 6 février 1934 vers l’antiparlementarisme, l’anticommunisme et l’antisémitisme. Directeur d’Aujourd’hui sous l’Occupation, il en fait l’un des principaux organes de presse collaborationniste. Condamné pour intelligence avec l’ennemi, il est mis à mort le 5 novembre 1944.

[25] JC Cantier, « La fin d’un ostracisme scandaleux ? », numéro 116, 10 juillet 1980.

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