« La démocratie : voilà l’ennemi ! »
Première publication : Stéphane François, « La démocratie, voilà l’ennemi ! L’extrême droite bouge encore », Critica masonica, n°16.

L’extrême droite, contrairement à ce que peut affirmer un certain milieu antifasciste, n’est pas sur le point de faire un coup d’État. Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, elle n’a plus la force de le faire, bien qu’il y ait, parfois, des violences dues à certains de ses militants. Il n’y a jamais eu d’Internationales « noires », comme l’a mis en évidence Nicolas Lebourg[1]. S’il y a des liens avec les forces de l’ordre ou l’armée, largement fantasmé par des journalistes en manque de scoop, elle n’est pas en état de renverser la République.
Son actuelle dangerosité, et nous insistons sur ce point, réside dans le fait que ses thématiques entre résonance avec les peurs de l’opinion publique, en particulier la question migratoire ou la peur de l’Islam. Leurs banalisations, associées à la perte de l’intérêt des citoyens pour la chose publique, sont devenues inquiétantes, telle leur volonté de court-circuiter la démocratie par le populisme, par la volonté de s’émanciper des règles de la représentativité politique. Il s’agit d’un rejet explicite des sociétés ouvertes. Ce rejet se manifeste également, par le retour du terrorisme d’extrême droite, disparu, du moins en Europe, dans les années 1990-2000. Ce n’est plus, pour la majorité des cas, des manifestations de groupuscules, mais le passage à l’acte d’individus, militants radicaux, mais qui ont agi isolément.
Essai de définitions
D’emblée, il est nécessaire de définir ce que nous entendons par l’expression « extrême droite ». Cette notion est sémantiquement floue : on peut recenser au moins de vingt-huit définitions de par le monde[2]. Néanmoins, certains invariants peuvent être relevés. Historiquement, le positionnement politique extrême droite, droite, centre, etc. se met en place au début du xixe siècle. Néanmoins, ces notions correspondent surtout à la vie parlementaire : jusqu’à la Première Guerre mondiale, les citoyens ne se classaient guère eux-mêmes sur l’axe droite-gauche. La catégorie « extrême droite », en tant qu’auto-désignation apparaît en France vers 1917, lorsque la presse française l’a utilisé pour critiquer les bolcheviques qui viennent de prendre le pouvoir en Russie[3]. C’est en réaction à « l’extrême gauche » que désormais s’impose l’usage de l’expression « extrême droite ». Sauf que le singulier n’existe pas : il y a des extrêmes droites, mais pas une extrême droite. En particulier, après 1918 se forme la division entre une extrême droite réactionnaire et une autre radicale, révolutionnaire, qui souhaite l’émergence d’un homme nouveau, et dont le fascisme est la principale représentation[4].
Autre terme important à définir est la « démocratie ». Il s’agit d’un régime politique dans lequel les gouvernants sont élus par les gouvernés. Son origine est ancienne, remontant à l’Antiquité. Son étymologie est composée de « demos » (peuple) et de « kratein » (pouvoir). Il s’agit donc du pouvoir du peuple, mais il n’est pas synonyme du « gouvernement du peuple » (comme « monarchie » : étymologiquement gouvernement d’un seul) : le peuple ne gouverne pas, il se choisit des représentants. La démocratie désigne le pouvoir par le peuple et même le pouvoir pour le peuple. Celui-ci légitime l’action du pouvoir, il est la condition du pouvoir[5]. Le mot « démocratie » ne s’est imposé que très difficilement et très récemment. S’il a été utilisé durant l’Antiquité grecque, il disparaît ensuite, pour ne ressurgir qu’à la fin du XVIIIe siècle. Mais, contrairement à une idée fausse, les révolutionnaires américains puis français ne se référèrent quasiment pas à la démocratie… De fait, l’usage du mot resta rare jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les valeurs que le mot « démocratie » porte ne deviennent consensuelles qu’après 1945, dans le cadre du rejet des systèmes totalitaires. Surtout la démocratie est la défense du pluralisme politique, des opinions divergentes et parfois opposées : il s’agit du régime défendant le pluralisme. Les régimes démocratiques contemporains offrent le cadre juridique et institutionnel de la confrontation d’idées[6]. Depuis 1945, le modèle dominant est celui de la démocratie libérale, c’est-à-dire la démocratie représentative et « ouverte »[7].
Fort logiquement, la démocratie et les extrêmes droites ont des relations conflictuelles. Depuis la Révolution française, les valeurs démocratiques, progressistes, libérales (au sens des valeurs des Lumières) sont condamnées, fustigées par différents partis ou intellectuels qui se réclament du Parti de l’Ordre et qui font l’éloge d’un monde fixé et autoritaire. En effet, aujourd’hui, il y a la volonté claire de mettre à bas la démocratie libérale accusée de tous les maux et surtout responsable des catastrophes à venir qui nous menaceraient. L’objectif est de la remplacer par une société organique, anticapitaliste, racialement pure et hiérarchisée. Nous proposons ici de revenir sur ces critiques.
Le populisme
Le temps des discours inégalitaires est devenu lointain. La plupart des partis et groupuscules de l’extrême droite française est devenue « populiste ». Ce peuple français est conçu comme une réalité culturelle, une communauté de destin, avec une culture particulière, bref une entité « naturelle » qu’il faut défendre. Toutefois, l’usage du terme « peuple » est problématique, à quoi renvoie-t-il ? Pierre-André Taguieff a bien vu le piège :
« La catégorie de “peuple” ne va pas en soi, le terme “peuple” a une compréhension et une extension qui varient considérablement selon les contextes. S’agit-il du peuple tout entier moins ceux d’en haut, bref de la majorité de la population nationale, ou bien la partie prolétarisée de celle-ci ? Dans cette dernière hypothèse, le “peuple” se réduit-il à la classe ouvrière (ou plutôt à ce qu’il en reste) à laquelle s’adjoindraient les chômeurs et les précarisés ? La catégorie englobe-t-elle les employés ? Les artisans et les commerçants ? Une fraction des paysans ? Voire une partie des classes moyennes salariée ?[8] »
Surtout, les différents partis populistes d’extrême droite excluent une partie de la population : les bienfaits de l’État-Providence ne doivent être destinés qu’au « vrai peuple », c’est-à-dire aux nationaux, compris dans un sens ethnique. C’est le premier danger de l’extrême droite : elle fracture la société, entre ceux qui méritent les bienfaits de l’État-Providence et les autres, qui sont forcément des profiteurs. Le partage des acquis sociaux, durement obtenus sur le long terme, ne peut être fait avec les immigrés – qui sont supposés être de nouveaux venus, les partis d’extrême droite, en résonance avec une frange de la population, estimant qu’ils ne les méritent pas. Il s’agit d’une manifestation d’un « chauvinisme de l’État-providence »[9], un discours qui « rencontre un grand écho dans les milieux ouvriers déstabilisés par la concurrence des travailleurs étrangers et l’amenuisement des ressources de l’État-providence »[10].
L’aspect le plus important pour définir un populiste d’extrême droite est son attachement à se considérer comme le représentant du « vrai peuple », c’est-à-dire comme le représentant légitime de la majorité silencieuse[11]. Le « populisme » d’extrême droite est une idéologie, qui se caractérise par un discours de défense des « petits » contre les « gros », et de dénonciateur démagogique du « capitalisme mondialisé ». Mais le discours populiste de l’extrême droite ne porte pas uniquement sur ces questions, il développe l’idée, vieille thématique de l’extrême droite, du « tous pourris ». Tous les hommes politiques, sauf ceux de l’extrême droite évidemment, seraient vénaux ou corrompus. La démocratie serait le règne des coquins et des voleurs. Une thématique très mise en avant par le Front, puis Rassemblement, national, malgré le nombre impressionnant d’affaires le concernant.
Pour illustrer notre propos, nous prendrons ici l’exemple du Front national/Rassemblement national, mais dont les discours sont restés les mêmes : il doit être vu comme un parti national-populiste, comme la dernière ligue encore en activité en France[12], voire comme un « ethno-populisme »[13]. Depuis le changement de président, ce parti cherche à se positionner comme le parti du peuple, en s’arrogeant le rôle de porte-parole des classes populaires, qui font aujourd’hui les frais de la crise, et des classes moyennes menacées de déclassement et de paupérisation. Marine Le Pen ne cesse d’insister sur son rôle de défenseuse du peuple contre la mondialisation, les délocalisations et l’« UMPS », c’est-à-dire les partis de gouvernement, qui l’auraient trahi. Elle se pose en porte-parole du peuple contre les élites du pays, forcément cosmopolites et déconnectées des préoccupations du peuple.
Ce type de discours relève d’un symptôme d’un malaise dans le système représentatif[14], qui est, soyons honnête, effectivement en crise, avec des candidats médiocres ou démagogues. Il est également le symptôme d’une crise de la démocratie. L’extrême droite en profite et souffle sur les braises. Ce discours « néopopulisme » est ancien dans ce parti : il est la marque de fabrique de Jean-Marie Le Pen, ancien député poujadiste et donc déjà populiste. Il lui a donné ce style particulier, insistant sur des questions importantes (immigration, insécurité, chômage, critique de l’Europe, identité – nationale ou régionale –, etc.), le tout dans un registre provocateur et agressif, « poussé avant tout par le renouvellement de sa sociologie électorale »[15]. Dès 1997, il affirmait « Notre alternative est populaire, certains disent même populiste, et nous n’avons pas honte. Bien au contraire nous en sommes fiers.[16] » Dès 1990 Jean-Marie Le Pen se présentait comme le défenseur/représentant du peuple[17].
Ce parti a donc attiré un électorat particulier. Nous retrouvons dans celui-ci « monde de la boutique »[18], qui compose son héritage poujadiste, c’est-à-dire ces petits commerçants qui ont souffert de la crise et de la concurrence de la grande distribution : 25% des artisans, commerçants, chefs d’entreprise ont voté pour la présidente du Front national lors des dernières élections présidentielles. Nous trouvons aussi le « monde de l’atelier », c’est-à-dire beaucoup d’ouvriers et d’employés du secteur privé, ainsi que les précarisés : les chômeurs et ceux qui cumulent les petits boulots… Tous souhaitent le retour d’une société fermée, régulée et autoritaire[19]. Il s’agit de mettre en relation la crise de la lutte des classes, l’adhésion courante dans les milieux populaires aux valeurs hiérarchiques traditionnelles (travail, famille, patrie – selon un triptyque utilisé à l’extrême droite depuis un siècle) et l’ethnicisation des problèmes économiques et sociaux.
En définissant un « vrai peuple », le populisme d’extrême droite établit une double exclusion : d’un côté, cela revient à rendre les autres partis illégitimes, ceux-ci étant forcément corrompus ; de l’autre à exclure les citoyens qui ne soutiennent pas la politique de ce leader (ils deviennent alors des ennemis) : s’il y a un « vrai peuple », forcément homogène, il y a aussi un « faux peuple ». De ce fait, le cœur de ce populisme, son essence, n’est pas la critique des élites – ses leaders sont d’ailleurs rarement issus du « peuple », bien au contraire –, mais le rejet du pluralisme de l’offre politique. Sauf que, sans pluralisme politique, il n’y a pas de démocratie… l’électeur, attiré par le populisme d’extrême droite, ne serait donc pas une victime de la mondialisation – ou du moins présenté comme tel par le Rassemblement national, mais une personne rejetant la démocratie[20].
Le rapport aux élections est d’ailleurs symptomatique : les populistes d’extrême droite rejettent le système représentatif au profit du referendum et préfèrent s’adresser directement au peuple. Comme ils connaissent les besoins de ce peuple, ils sont à même d’identifier la volonté populaire et n’ont plus besoin d’institutions intermédiaires, démocratiques. Le rejet des pratiques électorales se voit dans le décalage entre le résultat électoral et celui de ces partis : la majorité silencieuse, n’ayant pu s’exprimé (pour quelle raison ? cela reste un mystère), les procédures électorales sont remises en cause. Il y a toujours un complot ou une cinquième colonne…
L’ethnicisation
L’ethnicisation des problèmes économiques et sociaux a été cernée tôt et avec acuité par l’extrême droite, en particulier les courants identitaires : dès le début des années 1980, elle a été encouragée par des stratèges d’extrême droite, venus de la Nouvelle Droite, comme Jean-Yves Le Gallou et Yvan Blot, inventeurs du concept de « préférence nationale », rebaptisé en 2011 en « priorité nationale ». Ces discours ont permis au Front national d’investir le rôle de « porte-parole » des « français d’en bas », substituant le marqueur identitaire de classe à celui de race[21]. Les militants d’extrême droite conçoivent en effet le « peuple français » comme une nation au sens ethnique : le Français est forcément « blanc », de culture européenne, par rapport à l’Autre, forcément de « couleur » et incapable de s’intégrer. Le « musulman » a remplacé l’« arabe » dans l’imaginaire raciste.
En effet, les extrêmes droites ont une constante idéologique depuis toujours : elles sont nostalgiques d’un monde ethniquement homogène, niant parfois le métissage dans des civilisations qu’ils admirent, telle la Rome antique, creuset de peuples dès les origines[22]. Ces militants rejettent donc l’« Autre », l’Étranger, forcément différent et hostile, assigné à une identité, essentialisée[23]. Les différences (entre nations, « races », individus, cultures, etc.), sont assimilées à des inégalités, telle la vieille antienne « race supérieure vs races inférieures ». Toutefois, le discours suprémaciste blanc tend à disparaître au profit d’un discours différentialiste et victimaire : la race blanche serait en train de disparaître et il faudrait la défendre coute que coute d’une colonisation inversée, le « grand remplacement », qui ne serait qu’un « génocide lent ».
Nous serions, selon eux, les victimes d’un génocide lent commis insidieusement par une immigration-colonisation, c’est-à-dire que l’objectif caché des musulmans serait d’aboutir à une substitution ethnique : la population autochtone européenne (pour ne pas dire « blanche ») serait remplacée à long terme par une population d’origine extra-européenne à la culture différente. C’est l’idée, devenue banale de « grand remplacement ». En formulant cela, ils se placent dans une idéologie explicitement identitaire. Cette tendance, assez éclatée du point de vue des groupuscules, a des thèmes communs : l’idée d’une immigration-colonisation ; celle d’une guerre civile déjà commencée ; une conception ethnique et essentialisée des identités ; l’idée de l’incompatibilité des civilisations entre elles et la nécessité de préserver les différentes aires civilisationnelles ; l’idée d’un choc des civilisations ; la nécessité de mettre en place une « remigration » des minorités ethniques sur le sol européen vers leurs aires civilisationnelles/pays d’origine (y compris pour leur descendants), etc.
Pour protéger cette race blanche, ces militants cherchent à structurer la communauté nationale de manière homogène et sécurisée. Leur utopie est celle d’une « société fermée » assurant une non seulement une renaissance communautaire, mais également une renaissance en tant qu’ethno-nation. Ainsi, un dénommé François Bayard a publié un « Plaidoyer pour la survie de l’homme blanc d’Europe » dans le numéro 40 de Réfléchir & Agir, de l’hiver 2012[24], dans lequel il défend les « Français De Souche Européenne ». Un sticker de l’association Terre & Peuple va dans le même sens : son message dit simplement : « L’homme blanc est en voie d’extinction : 1900 20%, 2000 8%, 2050 5% (de la population mondiale). Préservons la (bio)diversité ».
Aujourd’hui, le principal théoricien français de ce racisme 2.0 est Guillaume Faye, figure importante de la mouvance identitaire mondiale. Décédé en mars 2019, il était le défenseur d’un droit du sang fondé et souhaitait une campagne à la fois nataliste et eugénique pour les Européens – retour de vieilles thématiques qui ont malheureusement fait florès dans les 1930. Il a diffusé son propos dans un ouvrage qui est devenu culte dans les milieux de l’extrême droite la plus radicale, Pourquoi nous combattons ? Manifeste de la renaissance européenne, paru en 2001 aux éditions de L’Aencre. Faye y réactualise l’idée, suprémaciste blanche et aryaniste, datant du début du XXe siècle de la supériorité de la race blanche, affirmant que « l’ethnocentrisme européen ne repose pas sur du vent. L’apport de la civilisation européenne (relayée par son fils prodigue et adultérin américain), à l’histoire de l’humanité dans tous les domaines, dépasse celui de tous les autres peuples »[25]. Comme elle serait à l’origine de toute civilisation, il serait nécessaire de la protéger d’un génocide programmé, dont l’origine serait le « flot montant des peuples de couleurs contre la suprématie mondiale des Blancs », titre d’un ouvrage d’un suprémaciste blanc étatsunien, Lothrop Stoddard, paru en 1921 et traduit dès 1925 par Payot, et toujours réédité, y compris en France[26]. De fait, l’extrême droite de 2020 continue de recycler les vieux discours racistes, surtout ceux venant des États-Unis[27] ou du Royaume Uni[28], ce qui évite de mobiliser des références trop nazis et donc disqualifiantes…
Allant au bout de sa logique, Guillaume Faye développait enfin l’idée d’une immigration extra-européenne (africaine, arabo-musulmane, asiatique) qui ne serait qu’une forme de colonisation :
« Plus que d’“immigration”, il faut parler de colonisation massive de peuplement de la part des peuples africains, maghrébins et asiatiques, et reconnaître que l’islam entreprend une conquête de la France et de l’Europe ; que la “délinquance des jeunes” n’est que le début d’une guerre civile ethnique ; que nous sommes envahis autant par les maternités que par les frontières poreuses ; que, pour des raisons démographiques, un pouvoir islamique risque de s’installer en France, d’abord au niveau municipal puis, peut-être, au niveau national. […] Nous courrons à l’abîme : si rien ne change, dans deux générations, la France ne sera plus un pays majoritairement européen et ce, pour la première fois de toute son histoire. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Belgique et la Hollande suivent la même loi funeste avec quelques années de retard. […] Jamais l’identité ethnique et culturelle de l’Europe, fondement de sa civilisation, n’aura donc été aussi gravement menacée. »[29]
Nous ne pouvons constater que l’extrême violence de ce discours, au racisme assumé, qui s’exprime aujourd’hui sans fard et parfois de façon criminelle, comme nous le verrons plus bas.
Et évidemment, le militant d’extrême droite fait appel au « bon sens », populiste, de l’« homme de la rue » :
« L’homme de la rue, qui garde un vieux fonds de bon sens malgré le bourrage de crâne que lui font subir les médias, sait qu’il y a quelques différences entre un Sénégalais et un Auvergnat. Différence ne signifie pas supériorité ou infériorité : réfutons tout de suite, au passage, cette grosse ficelle que nous opposent les “antiracistes”, qui feignent de croire que nous disons “différences” pour établir une hiérarchisation des races. Une telle hiérarchisation implique nécessairement que l’on adopte les mêmes critères pour qualifier les divers groupes de populations. Or, précisément, en nous basant sur le droit à la différence, nous reconnaissons aux peuples le droit d’avoir leurs propres critères. Cet ethnodifférentialisme intègre les caractères physico biologiques, qui expliquent, entre autres, les capacités plus ou moins grandes de tel ou tel groupe de population à s’adapter à tel ou tel types de milieu. Est-il hérétique de dire qu’il y a quelque raison pour qu’un Congolais soit plus à l’aise au bord de son fleuve que dans les forêts de Haute-Savoie ? »[30].
Cette longue citation montre une évolution du discours raciste : le suprémacisme blanc peut laisser la place à un discours qui peut sembler non raciste au premier abord, mais qui le reste profondément : chaque groupe humain s’est adapté à son environnement. Surtout, derrière cela, reste l’idée, promue par l’extrême droite, de l’incapacité de ces groupes à s’intégrer dans des sociétés autres (comprendre évidemment les sociétés « blanches »). Le discours est ouvertement anti-immigrationniste, les immigrés extra-européens devant retourner « chez eux » pour retrouver « leurs racines », voire pour les plus racistes leur « environnement naturel ». Surtout, les différentes cultures seraient incompatibles entre elles. Au sein de l’extrême droite cette thèse a remplacé le racisme à l’ancienne…
Ces thématiques, sont aujourd’hui largement reprises par le Rassemblement national, qui a vu l’entrée d’un certain nombre de cadres identitaires depuis les années 2010. Cette idéologie y a été promue par Hervé Juvin durant la campagne des élections européennes du printemps 2019. Proche de la mouvance identitaire, il la côtoie depuis 2010, il est l’auteur en 2013 d’un ouvrage symptomatique et ouvertement identitaire, La Grande séparation, dont le sous-titre est explicite : « pour une écologie des populations »[31].
Nous sommes passés du biologique au culturel : l’immigré est rejeté non plus au nom d’arguments raciaux, bien que ceux-ci existent toujours, il ne faut pas le nier, et s’expriment deplus en plus ouvertement, mais dorénavant l’immigré est surtout rejeté aux noms d’arguments civilisationnels : comme l’incompatibilité supposée, par exemple, de la culture/civilisation arabo-musulmane et de la culture/civilisation européenne/occidentale dont nous trouvons des échos partout aujourd’hui, y compris chez certains néo-laïques et pseudo-progressistes. Nous retrouvons ici encore un rejet de la société ouverte et de la démocratie. Ce rejet pousse d’ailleurs des activistes, considérant que leur partis sont trop modérés, décident de passer à l’action, appliquant, d’une certaine façon, la « propagande par le fait ». Leur action est motivée est à la fois par la volonté de lutter contre le « grand remplacement » par la violence et par celle de montrer l’exemple auprès du reste de la population.
Les groupuscules
Les perquisitions menées chez les dix hommes de l’Action des Forces Opérationnelles (AFO), un groupuscule d’extrême droite, interpellés au début de l’été 2018[32] ont montré à l’opinion publique l’existence de groupes d’extrême droite organisés. Ces personnes s’étaient préparées à la probabilité d’une guerre, un terme à prendre au sens propre, l’idée étant devenue banale au sein de l’extrême droite la plus radicale. En effet, les membres d’AFO, non seulement avaient des armes, mais se préparaient aussi à la survie. Ils avaient constitué des stocks de nourriture dans une optique survivaliste, par exemple. Ainsi, leur site internet donnait des conseils sur une possible guerre civile en France et à la façon d’en réchapper. Sa teneur est ouvertement survivaliste comme le montre les items « se défendre, se protéger », « trousse de secours », « matériel de crise », etc. D’autres sites en font autant, tel celui au nom fort explicite de Guerre de France[33]. L’objectif de ces sites est de préparer les « patriotes » à se défendre du « péril islamique ».
Une partie des militants antifascistes a tendance à réduire le militant d’extrême-droite au skinhead « bas du front » ou à une caricature comme le personnage Dupont-Lajoie, alors qu’à l’image de la société, l’extrême droite brasse aussi bien des universitaires et des milieux très favorisés, que des personnes des couches populaires ou des déclassés. D’ailleurs, les militants de l’AFO arrêtés ont des profils atypiques, en fait non caricaturaux : il s’agissait d’hommes quinquagénaires en moyenne, et sans histoire. C’est le cas aussi de Claude Sinké, l’auteur de la tuerie de Bayonne le 28 avril 2019, qui était cependant connu pour ses positions xénophobes.
Ces deux exemples montrent qu’il y a une auto-radicalisation de militants d’extrême droite, qui sont persuadés que l’Europe va vers une guerre ethnique, voire qu’elle est déjà en cours. Par peur des attentats islamistes, ce type de personne se nourrit d’une idéologie antimusulmane et veut créer des bastions blancs exempts de toute influence afro-maghrébine, musulmane, sur le modèle du hameau de Jamel, en Allemagne, aujourd’hui habité majoritairement par des militants d’extrême droite[34]…
Les militants de ce type, ils ne sont pas seuls malheureusement comme le montre l’actualité, sont convaincus qu’il faut créer des groupes contre-insurrectionnels, pour reprendre une rhétorique typique de la guerre d’Algérie[35], ou des structures survivalistes sur le modèle des néonazis américains ou des terroristes suprémacistes blancs anglo-saxons[36], pour faire faire à l’« invasion » de la France. Ils se voient en « résistance » contre une invasion arabo-musulmane fantasmée. S’il est resté longtemps confiné à Internet, ce type d’activisme est passé du virtuel au réel. L’actualité a montré que ceux qui passent à l’acte visent explicitement des musulmans : des mosquées, agressions de femmes voilées, etc. il s’agit de « combattre » l’islam et les musulmans.
Dans l’imaginaire de ces personnes, cette religion et ses adeptes sont des ennemis de l’Europe, de sa civilisation et de ses valeurs. Les musulmans sont vus comme des personnes incapables de s’intégrer, cherchant à saper les bases de l’identité européenne pour imposer une religion et une civilisation incompatibles avec celles de l’Europe[37].
Cette radicalisation est liée, paradoxalement, au Rassemblement National, mais pas dans le sens où on pourrait le penser. Depuis la volonté de ce parti, du temps de la ligne Philippot, de se « dédiaboliser », il est considéré comme trop modéré, trop mou, sur ces thématiques par les extrémistes de droite les plus radicaux. Ils estiment que ce parti ne les aidera pas dans cette guerre civile en cours. La ligne erratique de Marine Le Pen ne joue plus la fonction d’absorption de la violence militante faite en son temps par Jean-Marie Le Pen. La nouvelle évolution de Marine Le Pen, suite à l’arrivée de cadres issus de la mouvance identitaire, va dans le sens des radicaux. Malgré tout, elle n’arrive pas à attirer et à contrôler ces militants, qui préfèrent rester à l’extérieur du Rassemblement national et qui continuent donc d’être des électrons libres. Surtout, l’idée selon laquelle la société multiculturelle est un échec et l’islam un problème pour les sociétés européennes n’est plus le propre de l’extrême droite : nous la retrouvons aujourd’hui partagée par de larges segments de la société, y compris à gauche. En ce sens, l’extrême droite
Conclusion
Il faut faire le constat que les mentalités extrémistes de droite évoluent et se radicalisent, ou plutôt reviennent à de vieilles pratiques, violentes, comme nous pouvons le voir partout dans le monde. Il s’agit, pour ces militants, de protéger l’Europe des vagues de migrants et des hordes de musulmans. Un slogan identitaire ne dit-il pas « Defend Europe » ? Des militants ne se contentent plus de sittings ou d’opérations médiatiques. Convaincus d’être en guerre, ils ont décidé de passer à l’acte, comme l’escomptaient les différents militants français arrêtés depuis 2015, comme les membres du White Wolf Klan ou dernièrement les activistes de l’AFO. Il faut craindre une augmentation des violences d’extrême droite dans les années à venir. Avec un phénomène inquiétant : les opinions publiques seront de moins en moins hostiles à ces violences, considérant que, d’une certaine façon, les « musulmans » l’ont cherché « en refusant de s’intégrer et en imposant leur mode de vie »… Culturellement, ils correspondent au portrait des « hommes de violence » peint par la sociologue Birgitta Orfali : « L’homme de violence est ainsi dénommé car c’est la notion de lutte, de combat qui retient toute son attention. L’opposition violente à tout adversaire (individu ou groupe) le caractérise. L’antagonisme, le conflit sont les lieux par excellence qui définissent ce type. »[38]
À la fin des années 1970, les Européens étaient prêts à accepter les Boat People. Aujourd’hui, les mentalités ont changé : on préfère laisser les personnes mourir en Méditerranée ou aux portes de l’Europe. Les activistes ont pris acte de cette évolution et se sentent en position de force. Ils le font bruyamment savoir, un peu partout en Europe. Malheureusement, cela ne changera pas dans un futur proche, bien au contraire : l’extrême droite radicale, en se radicalisant, va devenir un danger. Comme je l’ai écrit plusieurs fois, le risque d’attentats devient de plus en plus important. En étant pessimiste, on peut d’ailleurs craindre une évolution à l’américaine, avec un terrorisme d’extrême droite récurrent.
Notes
[1] Nicolas Lebourg, Les Nazis ont-ils survécus ? Enquêtes sur les internationales fascistes et les croisés de la race blanche, Paris, Seuil, 2019.
[2] Cas Mudde, The ideology of the Extreme Right, Manchester, Manchester University Press, 2000.
[3] Uwe Backes, Les Extrêmes politiques, Paris, Le Cerf, 2011.
[4] Marie-Anne Matard-Bonucci & Pierre Milza (dir.), L’homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945). Entre dictature et totalitarisme, Paris, Fayard, 2004.
[5][5] Cf. Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie, 4 vol., Paris, Gallimard, 2007-2017.
[6] Claude Lefort, L’Invention démocratique : Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981.
[7] Hans Kelsen, La Démocratie : sa nature, sa valeur, Paris, Dalloz, 2004.
[8] Pierre-André Taguieff, L’Illusion populiste. De l’archaïque au médiatique, Paris, Berg International, 2002, p. 9.
[9] Pascal Perrineau, « De quoi le populisme est le nom », in Marie-Claude Esposito, Alain Laquièze & Christine Manigand (dir.), Populismes. L’envers de la démocratie, Paris, Vendémiaires, 2012, p. 82.
[10] Ibid., p. 82.
[11] Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Premier Parallèle, 2016.
[12] Cf., Olivier Dard (dir.), Le phénomène ligueur dans la France de la IIIème République : approches transversales, actes du colloque coorganisé à l’université de Metz les 11 et 12 mars 2008 avec Nathalie Sévilla (CRULH). Publications du CRULH, n° 36, 2008.
[13] Erwan Lecoeur, Un Néo-populisme à la française. 30 ans de Front national, Paris, La Découverte, 2003.
[14] Paul Taggart, Populism, Buckingham & Philadelphie, Open University Press, 2000.
[15] Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard, Dans l’ombre des Le Pen. Une histoire des numéros 2 du FN, Paris, Nouveau monde éditions, 2012, p. 214.
[16] Jean-Marie Le Pen, « discours de clôture », Xème congrès du Front national, Strasbourg, 29-31 mars 1997.
[17] Maurice Olive, « “Le Pen, le peuple”. Autopsie d’un discours partisan », Mots, n° 43, 1995, pp. 128-134.
[18] Sylvain Crépon, Enquête sur le nouveau front national, Paris, Nouveau monde Éditions, 2012.
[19] Cf., Michel Wieviorka, La France raciste, Paris, Seuil, 1992.
[20] Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ?, op. cit.
[21] Jean-Yves Camus, « Le Front national : état des forces en perspective », Les Cahiers du CRIF, n°5, novembre 2004, p. 8.
[22] Maurizio Bettini, Contre les racines, Paris, Champ « Actuel », 2017.
[23] Stéphane François et Nicolas Lebourg, Histoire de la haine identitaire. Mutations et diffusions de l’altérophobie, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2016.
[24] François Bayard, « Plaidoyer pour la survie de l’homme blanc d’Europe », Réfléchir & Agir, n° 40, hiver 2012, pp.41-43.
[25] Guillaume Faye, Pourquoi nous combattons. Manifeste de la renaissance européenne, Paris, L’Aencre, 2001, p. 118.
[26] Lothrop Stoddard, Le Flot montant des peuples de couleur, Paris, L’Homme libre, 2014.
[27] Stéphane François, « L’alt-right, l’antisémitisme et l’extrême droite française. Une mise au point », Les Cahiers de psychologie politique, n°36, 2020, http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=3946.
[28] Voir la traduction récente du célèbre discours d’Enoch Powell, Discours des fleuves de sang, Paris, La Nouvelle librairie, 2020.
[29] Ibid., pp. 20-21.
[30] Pierre Vial, Une terre, un peuple, Paris, Éditions Terre et peuple, 2000, pp. 110-111
[31] Hervé Juvin, La Grande séparation. Pour une écologie des populations, Paris, Gallimard, « Le débat », 2013.
[32]https://www.lejdd.fr/Societe/Justice/ultradroite-3-arrestations-la-police-cherche-a-connaitre-leur-degre-de-participation-aux-projets-dattentats-3718061. Consulté le 02 mars 2020.
[33] http://www.guerredefrance.fr/. Consulté le 02 mars 2020.
[34] Stéphane François, « Le néo-nazisme allemand aujourd’hui », Fragments sur les temps présents, 13 décembre 2011, https://tempspresents.com/2011/12/13/stephane-francois-neo-nazisme-allemand-aujourdhui/.
[35] François Cochet et Olivier Dard (dir.), Subversion, antisubversion, contre-subversion, Paris, Riveneuve, 2015 ; Fanny Bugnon et Isabelle Lacroix (dir.), Territoires de la violence politique en France de la fin de la Guerre d’Algérie à aujourd’hui, Paris, Riveneuve, 2017.
[36] Stéphane François, « Une partie de l’extrême droite européenne revient à l’action violente », Le Monde, 06/09/2018, p. 20 ; « Le terroriste de Christchurch s’inspire du courant nativiste anglo-saxon », Le Monde, 18/03/2019, https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/18/le-terroriste-de-christchurch-s-inspire-du-courant-nativiste-anglo-saxon_5437586_3232.html.
[37] Stéphane François et Nicolas Lebourg, Histoire de la haine identitaire, op. cit.
[38] Birgitta Orfali, L’Adhésion au front national. De la minorité active au mouvement social, Paris, Kimé, 1990, p. 194.