De l’ambiguïté de penser le phénomène concentrationnaire salazariste

Source : Lido Rico
Résumé : « Colonia penal » ouverte en 1936, Tarrafal a fonctionné jusqu’en 1954, comme le « camps de la mort lente » pour les opposants politiques portugais de l’Estado Novo salazariste. Il est réouvert en 1962 sous le nom de Campo de Trabalho de Chão Bom pour accueillir les nationalistes angolais, guinéens et cap-verdiens. Si nous sommes bien documentés sur la première période de fonctionnement du camp, nous disposons en revanche de très peu de travaux académiques sur la seconde phase dite « africaine ». Il s’agira ici de tenter de comprendre pourquoi l’historiographie lusophone dans son ensemble s’est peu intéressée à cette seconde période. Faut-il y voir un « eurocentrisme » historiographique ? Comme si une chape de plomb avait recouvert cet épisode tragique dans la tragédie qu’ont été les treize années de guerres coloniales. La Révolution a produit des héros qui, parce qu’ils ont renversé le « régime fasciste », sont devenus des icônes intouchables. C’est ainsi forgée l’idée communément admise selon laquelle l’armée portugaise, composée en grande partie de jeunes recrues, avait combattu sans être impliquée dans les atrocités commises par la Pide/DGS. Perdure alors une légende d’une conduite « propre » de l’Exercito (l’armée), construite dans les années de transition et de consolidation du régime démocratique dans le pays qui commence toutefois à être remise en cause. La réalité historique est pourtant plus complexe que cela.
Mots clés : Estado Novo (1932-1974), Portugal, Afrique, guerres coloniales, Tarrafal-Chão Bom, historiographie.
Abstract : Opened in 1936, the “Colonia penal” Tarrafal operated until 1954, as the “slow death camp” for Portuguese political opponents of the Salazarist Estado Novo. Reopened in 1962 under the name Campo de Trabalho de Chão Bom, it became one of the most macabre penitentiary centers for Angolan, Guinean and Cape Verdean nationalists. We are fairly well documented about the first period of operation of the camp, and yet, we have very little academic work on the second so-called “African” phase. It is necessary to try to understand why the Portuguese speaking historiography was little interested in this “African” period of the Tarrafal camp. Indeed, apart from a few often controversial studies (written by journalists) on the period 1962-1974, few historians have examined the question. Should we see in this fact a “Eurocentrism” of historiography? Salazar instituted an authoritarian regime that wanted to “make Portugal live as usual”, that nothing, not even his brain death in 1968, seemed to shake. Marcelo Caetano undertook to continue his work, especially the war in the “overseas provinces” of Africa. But it is precisely the same soldiers who were in charge of maintaining order in Mozambique, Angola or Cape Verde who, tired from the extraordinary violence they were forced to perform, would return their forces against the metropolis and bring down the dying autocracy. This dark part of Portugal’s history – the horror of colonial wars in Africa – has been explored by writers or filmmakers. But, to date, no deep academic work has come to illuminate the story of Tarrafal become Chão Bom. As if a lid had covered this tragic episode under another tragedy: thirteen years of colonial wars. The Revolution produced heroes who, since they overthrew the “fascist regime”, became untouchable icons. Thus, the commonly accepted idea is that the Portuguese army, composed largely of young recruits, fought during these thirteen years of war without being involved in the atrocities committed by the Pide / DGS. In the aftermath of the Carnation Revolution, only the Pide / DGS chased the “terrorists” while the soldiers watched over the security of the population. “Heroes” who had been forced to “pacify” African countries, sent against their will in Africa to defend “o que é nosso” and a regime that did not respect freedoms and struggled against the right of peoples to self-determination. These soldiers then became victims of Salazarism in the same way as the “terrorists” they were ordered to chase and lock up. Those victims decided to turn against the real oppressor, that is to say the central government of Lisbon. Hence, still prevail nowadays in the Portuguese society a perpetuated legend of a “clean” conduct of the Exercito (the army). This legend was built in the years of transition and consolidation of the democratic regime and have just begun to be questioned. The historical reality is more complex than that.
Keywords : Estado Novo (1932-1974), Portugal, Africa, colonial wars, Tarrafal-Chão Bom, historiography
Tantôt désigné comme « colonia penal » (« colonie pénale »), « camp de travail » ou « camp de concentration », le complexe pénitencier de Tarrafal a ouvert ses portes le 29 octobre 1936 après la promulgation du décret-loi 26-539 du 26 avril à 80 km de la ville de Praia au nord de l’île capverdienne de Santiago, alors colonie portugaise. Resté dans la mémoire collective portugaise comme le « camp de la mort lente », il demeure le symbole de la répression perpétrée par l’Estado Novo salazariste (1932-1974). L’histoire de ce camp n’est toutefois pas linéaire puisqu’elle se scinde en deux périodes bien distinctes. Entre 1936 et 1954, il fut utilisé pour incarcérer les opposants politiques de la dictature venus de métropole.
Pendant cette première période de fonctionnement, Tarrafal a souvent été comparé à Dachau ou à Buchenwald, camps de concentration ouverts par le régime national-socialiste allemand, dans la mesure où il a accompagné ce qu’il est convenu de désigner comme le « virage fascisant » emprunté par les autorités publiques portugaises dans le sillage de la déflagration de la Guerre civile espagnole. En effet, le gouvernement salazariste a, dès le 18 juillet 1936, choisi d’apporter un soutien discret mais néanmoins décisif aux insurgés nationalistes menés par le général Franco[1]. Le « comptable dévot de la vierge[2] » craignait qu’une pérennisation du Front populaire en Espagne ne provoque une reviviscence des forces d’opposition au Portugal et n’entraîne la chute de son régime encore fragile. Préférant voir s’installer un gouvernement « ami » défendant les mêmes valeurs que son Estado Novo de l’autre côté de la frontière, Salazar a par conséquent encouragé les volontaires qui le souhaitaient à rejoindre les rangs des Viriatos pour partir combattre du côté des troupes franquistes tout en mettant en œuvre un contrôle plus étroit de la population et une répression plus efficace à l’encontre des opposants politiques.
Le Doutor Salazar n’en demeurant pas moins obsédé par l’équilibre budgétaire a donc opté, en véritable chantre de l’austérité, pour la mise en service d’un camp de détention plutôt que d’avoir à supporter la charge financière de la construction d’une nouvelle prison en dur sur le territoire métropolitain. L’option Tarrafal s’est présentée à lui comme une solution « rationnelle », efficace par l’exclusion et la terreur qu’elle engendrait, de gestion des individus désignés comme hostiles. Le camp avait ainsi pour vocation d’écarter de la société lusitanienne les personnes représentant un danger pour la stabilité du régime et le « vivre habituellement » prôné par l’État Nouveau. Les premières victimes de ce système ont donc été les « inassimilables » tels que les anarcho-syndicalistes, républicains, communistes ou les nationaux-syndicalistes, groupuscule fascisant fondé par Rolão Preto en 1934, qui estimaient que Salazar était un chef trop « mou » pour imposer un authentique « État fort » et qu’il était nécessaire pour le « salut de la patrie » de le renverser. Les uns et les autres étaient arrêtés et déportés dans ce camp pour y être « rééduqués » et astreints au travail forcé.
Durant cette première période d’activité, sur les 340 hommes environ qui furent déportés vers Tarrafal, 10 % y trouvèrent la mort comme le secrétaire-général du parti communiste portugais, Bento Gonçalves, qui y décéda de dysenterie le 11 septembre 1942. Fermé en 1954, l’établissement capverdien a été remis en service en 1961 sous le nom de « Campo de Trabalho de Chão Bom » – « camp de travail de la bonne terre » – après l’émission du décret 43-600 daté du 14 avril et l’ordonnance 18-539 du 17 juin signée par le ministre de l’Outre-mer de l’époque, Adriano Moreira[3]. Durant cette deuxième phase d’activité, au cœur des guerres coloniales, le camp a exclusivement été réservé aux militants indépendantistes des divers mouvements nationalistes angolais, guinéens et cap-verdiens parmi lesquels on compte les poète et écrivain angolais Luandino Vieira ou Antonio Jacinto.
Au total, près de 238 nationalistes africains (106 angolais, 106 guinéens et 24 cap-verdiens) y furent détenus entre 1962 et sa fermeture le 1er mai 1974. De tels chiffres, au regard de la comptabilité macabre du système concentrationnaire nazi peuvent paraître dérisoires. Cependant, il est utile de garder à l’esprit que les autorités estadonovistes ont eu plus fréquemment recours à l’emprisonnement carcéral c’est-à-dire à l’appareil judiciaire courant et officiel plutôt qu’à la déportation vers l’Outre-mer et la détention administrative. Soucieuses de préserver les apparences de la domination légale-rationnelle, elles ont toujours préféré privilégier la détention pénale. Dans cette logique, l’internement dans un camp relève en effet de la situation exceptionnelle du fait de la guerre ou de troubles politiques se caractérisant par la mise en place d’un circuit extrajudiciaire en vue de « sauver » la stabilité du régime.
Si nous sommes assez bien documentés sur la première période de fonctionnement du camp, phase dite « portugaise », nous disposons en revanche de très peu de travaux académiques sur la seconde phase (1961-1974) qualifiée d’« africaine ». L’horreur des guerres coloniales en Afrique a pourtant été explorée par des écrivains ou cinéastes. On pense notamment à António Lobo Antunes[4], Lídia Jorge[5] ou Manoel de Oliveira[6]. Hormis quelques études (souvent controversées ou écrites par des journalistes), peu d’historiens ont daigné se pencher sur la question. L’ouvrage qui, à ce jour, a suscité les plus vives réactions est celui du journaliste capverdien José Vincente Lopes, Tarrafal – Chão Bom : Memórias e verdades (Tarrafal – Chão Bom : Mémoires et vérités) publié en 2010. À partir d’entretiens menés auprès d’anciens administrateurs, gardiens et divers prisonniers, il s’est agi pour l’auteur de souligner la nature ambiguë de ce camp ainsi que d’établir qu’entre 1936 et 1961, le camp n’affichait plus les même objectifs. V. Lopes insiste particulièrement sur le fait que la Croix-Rouge ait été autorisée par deux fois à inspecter les lieux afin de soutenir l’idée que Chão Bom n’était pas vraiment « une prison mais plutôt un paradis » dans lequel n’ont été enregistrés, en tout et pour tout, que trois décès – deux guinéens et un angolais – sur un total avoisinant 37 victimes pour l’ensemble de la période d’activité du camp. La radicalité des propos de Lopes a, dès lors, provoqué l’indignation d’anciens détenus, l’auteur expliquant longuement dans l’introduction de son ouvrage qu’il souhaite « dés-absolutiser », « désacralisé », Tarrafal-Chão Bom où le travail forcé fut supprimé dès 1962 après que l’ONU ait émis une résolution condamnant vivement cette pratique. Le régime salazariste, en quête de respectabilité sur la scène internationale du fait de sa politique coloniale, aurait ainsi cédé et soigneusement veillé à faire de Tarrafal-Chão Bom une « vitrine » présentable contribuant de la sorte à sciemment masquer la réalité de la répression mise en œuvre à l’encontre des combattants indépendantistes africains.
Le camp de Tarrafal-Chão Bom possède un statut très particulier dans l’échiquier répressif salazariste. Dans le contexte de la Guerre froide et de la décolonisation, il servait avant tout de « prison modèle », si l’on ose dire. Les autorités salazaristes, usant de la propagande la plus cynique, travaillaient ardemment à convaincre les instances internationales que toutes les prisons du régime étaient administrées comme pouvait l’être Tarrafal-Chão Bom et que les pouvoirs publics portugais faisaient preuve de « bienveillance » envers les détenus s’y trouvant en les autorisant par exemple à « aller à la plage » ou à organiser des matchs de football, le tout dans le respect des différentes conventions relatives au statut des prisonniers. L’Estado Novo pouvait dès lors clamer que l’utilisation de la torture et autres traitements dégradants n’étaient que des lointains souvenirs des années 1930-40 et que la Pide/Dgs, la tristement célèbre police politique du régime, n’était en fait qu’un simple service de police chargé du renseignement et de la sécurité du territoire national, un équivalent de la CIA en quelque sorte.
Dans ce discours, Tarrafal-Chão Bom est progressivement devenu l’alibi, la vitrine para Inglês ver d’un régime aux abois refusant l’inéluctabilité de la décolonisation et qui mettait en avant son « lusotropicalisme » pour vanter son « génie civilisationnel », son « droit historique » à posséder ces « provinces ultramarines ». Vincente Lopes insiste d’ailleurs sur ce point et affirme que de tous les autres camps ouverts sur les territoires d’outre-mer par les autorités publiques de Lisbonne, à partir de 1961, étaient bien plus terribles que ne pouvait l’être Tarrafal-Chão Bom qui, de par son activité largement connue entre 1936 et 1954, faisait l’objet d’une vigilance constante de la part de l’ONU. Parmi tant d’autres, il évoque le sort de São Nicolau, au sud de l’Angola, où d’après l’historienne Dalila Cabrita Mateus, périrent de maladie et mauvais traitements, entre 1969 et 1972, « bien plus d’une centaine de personnes[7] ». En 1972, le camp São Nicolau comptait 1123 prisonniers tandis que le camp de Missombo en recevait 874, bien plus que ne pouvait en accueillir Chão Bom (qui avait été prévu pour recevoir 500 détenus). Ainsi, la majorité des Portugais a entendu parler de Tarrafal-Chão Bom, mais pas, par exemple, du camp de travail Santa Catarina pourtant lui aussi situé au Cap Vert ou du camp de Machava ouvert en 1951, au Mozambique non loin de la capitale Lorenço Marques (l’actuelle Maputo), où les conditions de détention étaient bien pires que celles caractérisant Tarrafal-Chão Bom comme l’ont souligné bon nombre d’historiens. Pareille méconnaissance peut provenir du fait que le gouvernement dictatorial salazariste ait présenté Machava comme « un camp de récupération politico-sociale » pour des détenus égarés loin de la « mère-patrie » alors qu’il était bel et bien un camp de détention préventive.
Toutefois, au regard de ce qui vient d’être dit, plusieurs questions émergent. Pourquoi les historiens portugais continuent-ils de se focaliser sur Tarrafal et n’étudient que très marginalement les autres camps ? Faut-il voir dans ce constat la permanence d’un « eurocentrisme » historiographique ? Selon l’historienne portugaise Irene Pimentel, les divergences fondamentales sur le sujet entre l’historiographie portugaise et celle des pays lusophones d’Afrique s’avèrent mineures, mais elle souligne toutefois que chaque pays possède « sa période d’étude de prédilection ». « Il y a quelque temps encore, dit-elle dans un article du Courrier International, c’est la période 1936-1954 qui était la plus étudiée, mais, avec la nouvelle historiographie africaine, il devrait y avoir désormais davantage de travaux portant sur la phase post-1961[8] ».
Pour comprendre une telle différence de traitement, il convient alors de mettre en perspective les politiques et les pratiques carcérales au Portugal sous l’Estado Novo salazariste. Les « camps » sous l’Estado Novo salazariste ne répondent pas à la même finalité ni n’ont le même fonctionnement que les camps de concentration nazis par exemple. Les autorités compétentes n’orchestrèrent pas de « Solution finale » pour se débarrasser des détenus. Pendant la première période de fonctionnement, les camps mis sur pieds par l’État Nouveau nous apparaissent plutôt comme une extension du système carcéral et ont pleinement été intégrés à l’appareil judiciaire courant de la dictature. Ils doivent donc être appréhendés par le chercheur comme n’étant qu’un élément parmi la pléthore des instruments répressifs à disposition de l’État autoritaire, dont la pièce maîtresse reste incontestablement la police politique, la Pvde/Pide/Dgs. Fort de ce travail de recontextualisation pour établir la singularité du monde carcéral salazariste, il s’agira ensuite d’explorer quelques pistes pour comprendre quels sont les freins qui entravent l’étude du camp de détention de Tarrafal en particulier et du système « concentrationnaire » estadonoviste en général durant la période dite « africaine » c’est-à-dire pendant les guerres coloniales. L’objectif de cet article est donc de montrer que si l’eurocentrisme a pu, par le passé, jouer un rôle non négligeable dans le traitement historique de Tarrafal-Chão Bom, aujourd’hui, les difficultés se situent davantage dans l’instrumentalisation du passé proche à des fins politiques et mémorielles.
La place des « camps » dans l’appareil répressif salazariste
Le 26 mai 1926, un coup d’État militaire renversa la 1re République au Portugal (1910-1926). Les militaires, incapables de résorber le déficit budgétaire du pays, ont fait appel à un jeune professeur d’économie politique de l’Université de Coïmbra, António de Oliveira Salazar, pour pourvoir au poste de ministre des Finances en avril 1928. Ce dernier, parvenu à rééquilibrer les comptes de la nation au prix d’un imposant programme d’austérité budgétaire, gagne en popularité. Il est nommé président du Conseil des ministres par le général Carmona, chef de l’État, en 1932. Il engage alors une réforme constitutionnelle pour mettre fin à l’ « interrègne » militaire également connu sous le nom de Situação (« Situation »). En avril 1933, Salazar parvient à faire voter l’adoption d’une nouvelle Constitution instaurant l’Estado Novo[9]. Dans la foulée, le président du Conseil entreprend une refonte totale du cadre judiciaire ainsi qu’une profonde restructuration de l’appareil répressif et des forces de maintien de l’ordre hérités de la Dictature militaire (1926-1932). La « sécurité » est devenue le concept central de la doctrine du gouvernement salazariste que traduit le mot d’ordre « faire vivre le Portugal habituellement » ou « à l’accoutumée », autrement dit maintenir la population dans la passivité, l’apoliteia, la plus profonde. L’État Nouveau apparaît comme un « État de contrôle » plutôt qu’un État de discipline : il n’a pas pour but premier d’ordonner et de discipliner la population mais plutôt, celui de gérer et de contrôler les dérives possibles de la population. Par conséquent, dans le sillage de la Guerre civile espagnole, le régime salazariste s’est offert une panoplie d’institutions et organisations créées suivant le modèle fasciste qui ont nécessité, de la part de ce régime foncièrement passéiste, l’adoption de certains paramètres de la politique de masse, tels que les syndicats nationaux et les statuts du corporatisme, le Secrétariat de la propagande nationale (SPN) dont la direction a été confié à un admirateur notoire de Mussolini, António Ferro, la Mocidade Portuguesa (MP) qui se voulait être un mouvement de jeunesse unique pour encadrer les jeunes garçons à partir de 7 ans, la Légion portugaise (Legião Portuguesa – LP) ou, plus intéressant pour notre propos, la police politique.

António de Oliveira Salazar
La Legião Portuguesa était une milice constituée de volontaires et devait « défendre le patrimoine spirituel de la Nation et combattre la menace communiste et anarchiste ». Elle n’a cependant pas été une milice partisane comme ont pu l’être la MVSN (Milizia Volontaria per la Sicurezza Nazionale, Milice volontaire pour la sécurité nationale, les tristement célèbres camice nere fascistes) ou la SA nazie. Instituée par décret gouvernemental et dirigée par des hauts gradés de l’Armée, elle dépendait directement des ministères de l’Intérieur et, en cas de crise, de celui de la Guerre[10]. Enfin, l’obsession sécuritaire s’est traduite par une reconfiguration des différents services de polices hérités de la défunte République parlementaire : la Police Judiciaire (Polícia Judiciária – PJ) a ainsi été placée sous la direction du Ministère de la Justice, la Police de Sûreté Publique (Polícia de Segurança Pública – PSP) rattachée au Ministère de l’intérieur et la Garde nationale républicaine (Guarda Nacional Republicana – GNR) placée sous la tutelle des Ministères de la défense et de l’intérieur à l’instar des carabinieri italiens ou de la gendarmerie nationale française. Chargées de la répression des mouvements sociaux, la PSP agissait en milieu urbain là où la GNR s’activait essentiellement dans les milieux ruraux. À compter de la déflagration des guerres coloniales à la fin des années 1950, la PSP est devenue, jusqu’à la chute du régime en avril 1974, l’auxiliaire assidu de la Pide/Dgs, réprimant durement tous les mouvements sociaux ou manifestations notamment celles des étudiants du « printemps académique » de 1968.
Le 29 août 1933, la Pvde (Policia de Vigilância e Defesa do Estado – Police de vigilance et défense de l’État) inspirée de l’Ovra, la police politique fasciste, est mise sur pieds[11]. En 1945, après la déroute des forces de l’Axe, la Pvde, dans un souci de dédiabolisation, a été remplacée par la Police internationale et de défense de l’État (Policia Internacional e de Defensa do Estado dite Pide). Ensuite, en 1969, après l’accident cérébral de Salazar et l’accession de Marcelo Caetano à la présidence du Conseil, la police politique a une fois de plus changé de nom pour devenir la Direcção Geral de Segurança (Direction Générale de Sécurité – Dgs). L’organisation, consubstantielle dans un régime autoritaire pour protéger un gouvernement n’émanant pas du suffrage universel, devait d’abord assurer « la défense de la sûreté de l’État », c’est-à-dire assurer une surveillance étroite de l’opinion publique et des agissements de l’opposition, notamment le parti communiste portugais. Puis, au fil des années, elle a vu ses compétences s’accroître et ses missions se diversifier (le contre-espionnage, le renseignement, la surveillance des frontières et des étrangers, contrôle des passeports). La police politique a également réussi à asseoir son ascendance sur les autres services de police (PSP, GNR) en les transformant en ses vassaux.
D’après l’historienne Irène Pimentel, malgré toutes ses caractéristiques et compétences octroyées par les pouvoirs publics, la police politique (Pvde/Pide/Dgs) n’en a pas pour autant constituer « un État dans l’État [12]» à l’image de la SS nationale-socialiste. Elle n’a, en aucun cas, été une force autonome, indépendante du pouvoir exécutif, bien qu’elle ait pu jouir d’importants pouvoirs discrétionnaires pour interpeller, arrêter, interroger et torturer toute personne suspecter de se livrer à de la propagande anti-régime ou d’appartenir à un parti politique interdit par le pouvoir[13]. Sous l’Estado Novo, la police politique et la magistrature ont d’ailleurs étroitement travaillé de concert même si la collaboration entre ces deux institutions pouvait parfois s’avérer houleuse. En matière de « crimes politiques », la répression qu’elle orchestrait s’est ainsi toujours déployée dans les cadres fixés en amont par la législation en vigueur. Dépendante du ministère de l’Intérieur mais référant directement au président du Conseil, la police politique était en effet autorisée à instruire les dossiers de ceux qui étaient soupçonnés d’atteinte à la sûreté de l’État. Elle disposait de pouvoirs administratifs étendus et pouvait emprisonner préventivement pendant près de six mois des individus, sans que le Parquet n’intervienne dans la procédure.
En parallèle à l’appareil de répression légal et officiel, la police politique était dûment chargée des détenus extrajudiciaires, de la détention administrative. Elle a délibérément été placée à tous les échelons du parcours judiciaire dérogatoire du crime de droit commun pour une plus grande efficacité dans la préservation du « vivre habituellement ». Le décret-loi 23-203 du 6 novembre 1933 définissant les « crimes de rébellion ou crimes politiques » s’est avéré suffisamment souples pour lui laisser une large marge d’interprétation et autonomie d’action[14]. Le décret précise que les crimes qualifiés de « politiques » relèvent de la compétence d’un tribunal militaire tout en affirmant que la peine d’emprisonnement devra être purgée dans des « prisons spéciales », centres pénitenciers exclusivement réservés aux condamnés politiques et administrés par la seule police politique. Les condamnés tenus pour les plus dangereux devaient, quant à eux, être « exilés », assignés à résidence dans un territoire d’outre-mer. En métropole, on comptait donc plusieurs de ces « prisons spéciales » : le siège principal de la Pide/Dgs de la Rua António Maria Cardoso ; la prison de Aljube à Lisbonne ; les forteresses de Caxias (située entre Lisbonne et la station balnéaire huppée Cascais), de la Rua do Heroísmo et du Largo Soares dos Reis à Porto et, enfin, de Peniche, dans la ville maritime du même nom située au nord de Lisbonne, destinée uniquement aux hommes purgeant des « medidas de segurança » (peines de sûreté). La police politique pouvait effectivement appliquer ces « peines de sûreté » aux peines de prison déjà infligées par les tribunaux militaires et spéciaux. Dès lors, elle disposait légalement de la possibilité de maintenir indéfiniment des individus en prison, jusqu’à ce que « le prisonnier se montre capable de mener une vie honnête ». Simultanément, le législateur a également veillé à lui confier l’encadrement des camps ouverts à partir de 1934 afin d’isoler les individus jugés nuisible pour l’ensemble du corps social.
Dans l’ensemble de ce panorama répressif, en 1934, le premier camp de détention a été installé près de l’embouchure du fleuve Cunene, en Angola. Mais, c’est en 1936, dans la petite bourgade de Tarrafal sur l’île cap-verdienne de Santiago, qu’a été ouvert un camp – fait de toiles dans un premier temps – qualifié par sa propre administration de « campo de concentração » – « camp de concentration », destiné, en priorité, à recevoir les insurgés anarcho-syndicalistes qui ont organisé le soulèvement de la Marinha Grande du 18 janvier 1934 contre la mise en place des syndicats nationaux obligatoires voulus par l’État Nouveau. Institué par le décret-loi 26.539 du 23 avril 1936, dont l’article 2 disposait que le camp de Tarrafal était destiné aux « prisonniers politiques et sociaux condamnés à l’exil, ou à ceux qui sont détenus dans d’autres établissements carcéraux mais se montrant réfractaires à la discipline ou sont pernicieux pour les autres détenus[15] », ce camp ressemble davantage aux camps d’internement en service sous la Troisième République finissante ou à ceux administrés par le régime de Vichy d’avant 1942 qu’aux camps de concentration nationaux-socialistes[16].
Malgré les hécatombes survenues parmi les détenus du fait des nombreuses épidémies de typhoïde, rougeole ou diphtérie, l’épuisement dû aux travaux forcés (qui devaient aussi bien rééduquer le détenu, l’abrutir qu’affaiblir sa résistance physique dans le but de saper sa force morale), l’administrations déficiente, l’absence de soins et le recours aux mauvais traitements, on ne saurait toutefois décemment comparer Tarrafal-Chão Bom et, plus largement le système « concentrationnaire » salazariste implanté sur l’ensemble des territoires africains de l’Empire à Dachau ou Buchenwald comme on put le faire les opposants politiques au pouvoir salazariste après la chute des forces de l’Axe.
Durant la première phase d’activité de Tarrafal (1936-1954), la représentation de l’ « ennemi » qui a guidé les autorités salazaristes dans leur combat pour la « sûreté de l’État » n’a pas été la même que celle sous-jacente aux logiques nazie ou fasciste. Dans de tels systèmes, la réclusion aspirait avant tout à l’éradication totale de l’ « ennemi » plutôt qu’à sa soumission à l’ordre politique en vigueur,
« la figure de l’ennemi est précisément celle de celui qui ne veut pas se soumettre ou qui mène un double jeu. C’est la figure du suspect, d’un ennemi à double face (…). La dynamique de l’éradication produit une figure de l’ennemi bien différente : celle de l’autre en trop, fondamentalement »étranger » à »nous ». Il n’a pas le même »sang », les mêmes mœurs que »nous », etc. De plus, ce »trop » de l’autre est aussi quantitatif : il est perçu comme étant en trop grand nombre, il a tendance à se multiplier, à pulluler…[17] »
Le « système concentrationnaire portugais » entre 1936 et 1954 relève davantage de la logique de la répression et de l’enfermement caractéristique de l’espace pénitentiaire des bagnes largement pratiquée au XIXe siècle puisque c’est d’abord vers les espaces lointains des colonies africaines qu’ont été dirigés jusqu’à la fermeture administrative de Tarrafal les condamnés politiques portugais relevant de la lourde législation « antiterroriste » (1933), ces individus ayant été victimes des tribunaux militaires et spéciaux. Le recours à la transportation outremer a été en somme perçu comme une extension logique de l’espace pénitentiaire métropolitain. La transportation ou déportation outremer procède de la méthode du grand éloignement, lequel s’exerce à la fois dans l’espace et le temps : le temps de voyage qui sépare le Portugal de ses colonies pénitentiaires ne fait qu’augmenter le sentiment de distance. Il s’est agi par conséquent de condamner à l’exil outremer, hors du territoire continental du Portugal, des hommes devenus pénalement temporairement indésirables en raison des idéaux politiques qu’ils défendaient.
Tarrafal a donc été ouvert pour interner des individus condamnés légalement par la justice salazariste. Aucune logique d’enfermement massif dans des installations de fortune de toute une population, aucune logique de détention préventive administrative ne présidait, à ce moment-là, à savoir avant le déclenchement des guerres de décolonisation dites de « libération nationale », à la déportation des malheureux détenus. Les prisonniers ont été condamnés par l’appareil judiciaire estadonoviste et la détention à Tarrafal visait autant à les purger du corps social national qu’à les remettre sur le droit chemin par le travail forcé en vue d’une hypothétique réinsertion. Bien évidemment, la vie quotidienne dans ce lieu n’était pas une sinécure, les conditions de vie y étaient souvent atroces. Le camp a, en effet, été désigné comme un lieu de rédemption par le travail, où le détenu était appelé à se racheter, le plus souvent au prix d’une mort par épuisement ou maladie. D’ailleurs, dans les nombreux témoignages et documents évoquant le fonctionnement du camp à disposition, il est souvent question de la « frigideira » – « la poêle à frire » ou « la friteuse ». Dans son Portugal amordaçado (Le Portugal bâillonné) écrit en exil en 1972, Mário Soares, qui n’a pas été incarcéré à Tarrafal mais déporté à São Tomé e Principe, présente la frigideira en ces termes : des « compartiments minuscules que recouvraient des dalles de ciment, sans fenêtre, à peine éclairées par une petite ouverture d’à peine 30 centimètres sur 40. Sous le soleil tropical, les prisonniers y cuisaient littéralement[18] ».
Ces « boîtes » mesuraient cinq mètres de long sur trois de large. Elles étaient divisées en leur milieu par une cloison avec deux portes de fer grâce auxquelles devait se faire un semblant de ventilation. Cependant, lorsqu’une douzaine d’hommes, condamnés entre dix jours et deux mois, croupissaient ensemble dans une frigideira, le mélange de la chaleur avec l’humidité des respirations qui se condensait sur les murs, des corps trempés de sueur, les effluves putrides émanant du seau d’aisance et l’air sans oxygène faisait qu’ils s’asphyxiaient littéralement. Toutefois, il semble important de préciser que dans les divers documents à disposition, il n’est nulle mention des appels interminables ouvrant et clôturant la journée dans les Konzentrationslager (KZ) nazis, ni d’exécution massive des détenus dans l’enceinte du camps. Les prisonniers sont incarcérés dans des cellules, les punitions y ont toujours été individuelles.
Tarrafal constitue en somme un outil de répression parmi l’éventail de prisons dirigées par la police politique disponibles entre les mains du régime salazariste et non, comme a pu le décrire, en 1946, David Rousset, rescapé des camps de Buchenwald et Neuengamme, dans l’Univers concentrationnaire un monde à part régi par ses propres lois faisant système et pleinement intégré dans l’économie, le tissu social et politique du pays. L’effroyable mortalité qui a été observée relève davantage de la gabegie et de l’indifférence plutôt que d’un projet exterminateur sciemment pensé par les autorités politiques en amont. Ensuite,dans le contexte de guerres coloniales, les choses vont quelque peu être modifiées. Les camps vont progressivement se multiplier sur les territoires que le régime allait commencer à appeler « les provinces ultramarines ». Ces « camps » vont ignorer le travail forcé. Bien que ce dernier ait été largement pratiqué à Tarrafal sous la première période de fonctionnement, jamais la fonction qui lui a été dévolue n’a été économique c’est-à-dire essentiellement productive ; elle visait à prévenir la propagation des idéaux révolutionnaires aux civils d’où l’éloignement géographique.
De la difficulté d’écrire l’histoire de Chão Bom pour les historiens portugais
Dans l’historiographie portugaise, cette première période de fonctionnement de Tarrafal est largement étudiée par les chercheurs contrairement à la période dite « africaine » qui reste encore très lacunaire. Pour essayer de comprendre ce décalage historiographique entre la première période de Tarrafal et celle de Chão Bom, on peut reprendre le cycle mémoriel établi par l’historien spécialiste de la mémoire Henry Rousso concernant les souvenir de la guerre d’Algérie vis-à-vis de ceux de Vichy[19]. On peut ainsi dire que les souvenirs des guerres coloniales portugaises semblent connaître, décalés dans le temps, le même cycle mémoriel que les souvenirs du régime dirigé par le maréchal Pétain, en quatre phases :
- La première phase correspond à « la liquidation de la crise » clôturée par les décrets-lois du Conseil de la Révolution dirigé par le général Manuel Ribeiro de Faria en 1975.
2. Elle est suivie d’une seconde phase d’amnésie, d’occultation, d’oubli, de deuil silencieux, qui culmine dans les années 1980-90 et le retour de la droite au pouvoir. À partir de 1975-76, tout ce qui pouvait rappeler les divisions internes du passé, principalement les guerres coloniales, le sort des « retornados » – « rapatriés » des anciennes colonies, a été refoulé, tandis que les différents présidents de la République, notamment Mário Soares, faisaient de l’intégration du pays dans la communauté économique européenne (CEE) une priorité absolue pour parvenir à développer le Portugal. Au Cap-Vert, en Angola, Guinée-Bissau ou Mozambique, cette période évoque les déchirements de la guerre civile qui a suivi l’octroi des indépendances et l’instauration d’une dictature socialiste de parti unique.
3. Après l’amnésie vient le temps de l’ « anamnèse », c’est-à-dire une prise de conscience, un retour progressif sur le passé qu’on avait refoulé, une sorte de retour de la mémoire, intervenant maintenant, soit une quarantaine d’années après les évènements concernés – qui est la durée qui correspond habituellement à la période de deuil, de refoulement d’un passé douloureux, parfois indicible. La première phase correspond à « la liquidation de la crise » clôturée par les décrets-lois du Conseil de la Révolution dirigé par le général Manuel Ribeiro de Faria en 1975.
4. Enfin, concernant les guerres coloniales portugaises, nous ne sommes pas encore entrés dans la phase d’ « hypermnésie », caractérisant selon Henry Rousso la période actuelle en France et qui correspond à une sorte d’excès de mémoire, par laquelle les souvenir de l’implication de Vichy dans le génocide et les souvenirs de la guerre d’Algérie occupent une place de plus en plus obsédante dans l’exercice de la mémoire.
La seconde période de fonctionnement de Tarrafal-Chão Bom est, en effet, assez douloureuse à écrire. Elle renvoie à « essa grande e horrivel historia que foi a guerra colonial » – « cette grande et horrible histoire que fut la guerre coloniale » et remet en cause l’idée communément admise dans l’opinion publique selon laquelle les Forces Armées portugaises auraient combattu en Afrique sans être impliquées dans les atrocités commises par les seuls agents de la Pide/Dgs. Lorsqu’ont éclaté les guerres coloniales, le conflit qui a opposé l’armée portugaise – l’Exército – aux différentes factions nationalistes africaines a recouvert la forme d’une « guerre de guérilla ». Il s’est alors agi pour les soldats portugais, appelés du contingent, de nettoyer les « provinces d’outre-mer » des « terroristes » comme de tout ce qui était susceptible de porter soutien à la guérilla. Les guerres en Angola, au Mozambique, en Guinée-Bissau ou au Cap-Vert ont été qualifiées de « guerres révolutionnaires » par les officiers. L’objectif poursuivi n’était plus simplement de tenir ou de reconquérir un territoire perdu aux mains des révolutionnaires mais de contrôler la population perçue comme l’enjeu stratégique de la lutte. Dans le but de vaincre un ennemi qui connaît mieux le terrain que les soldats et qui se mêle à la population, les officiers allient contre-guérilla, renseignement, coercition sociale, propagande et action sociale[20].

Le camp de Tarrafal
Durant les guerres coloniales, les prisons dirigées par la Pide/Dgs sont donc restées l’apanage des criminels dûment jugés et condamnés selon la législation estadonoviste en vigueur, là où les camps qui commencèrent à couvrir les « provinces ultramarines » ont été réservés aux seuls « terroristes », aux « insurgés nationalistes » ou « révolutionnaires ». Pour gagner la guerre et « conserver ce qui est à nous[21] », les populations civiles affectées n’ont pas été considérées comme intégralement complices des mouvements indépendantistes comme on put l’être les populations à l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale par les nazis. Elles ont cependant eu à subir l’extension de l’état d’exception dû aux troubles politiques mise en œuvre pour arrêter la guérilla. Les nationalistes, après être passés entre les mains de la police politique pour subir des interrogatoires, ont ensuite été remis aux forces armées pour être internés dans plusieurs de ces camps dont Tarrafal devenu Chão Bom.
Par son fonctionnement, le camp de la « Bonne terre » peut être rapproché des « centres d’assignation à résidence surveillée » ouverts en France métropolitaine durant la guerre d’Algérie où ont été acheminés à la même période, entre 1957 et 1961, sans jugement, les militants indépendantistes algériens, considérés comme les éléments plus actifs de la rébellion[22]. Le parallèle avec la situation portugaise est particulièrement saisissant, la détention reste administrative et militaire, non pas judiciaire comme pour le fonctionnement de la première période de Tarrafal. Les internés « africains » à partir du début des années 1960 n’ont aucunement été jugés et condamnés par des tribunaux militaires ou spéciaux contrairement aux prisonniers politiques qui ont été incarcérés dans les prisons-forteresses de la Pide/Dgs en métropole. Ainsi, on peut dire qu’en contexte de guerre coloniale, les camps remplissent, par conséquent, deux fonctions bien précises : 1) terroriser la population civile, la dissuader de suivre l’exemple des « terroristes », les empêcher de nourrir et aider les troupes de « guérilleros » et, 2) isoler et/ou éliminer individuellement tous les opposants au régime[23]. Un tel choix apparaît comme la résultante d’une décision des responsables militaires, couverts par les autorités administratives et politiques portugaises[24].
Les nombreux camps ouverts ont été placés sous la surveillance des autorités de guerre militaires. Ils sont donc bien liés à des troubles politiques et à la guerre, et ont souvent laissé, une fois les soldats portugais rapatriés, très peu, voire pas de traces dans les mémoires collectives portugaises. En effet, en pleine Guerre Froide, le gouvernement salazariste, a expressément organisé une véritable stratégie du secret autour de ces installations en s’opposant notamment à toute publication des statistiques demandée par les instances internationales comme l’ONU. Dans un pays où la démocratie n’existe pas, les pouvoirs publics ont aussi pu s’appuyer sur une censure très efficace et ni la presse, et encore moins les parlementaires, n’ont voulu ou pu informer l’opinion publique en rendant compte de la situation des prisonniers « nationalistes africains » dans les divers camps ou ceux des différentes prisons continentales tenus par la Pide/Dgs. Aucun journaliste ou « photographe de guerre » n’a bien entendu été autorisé à suivre les troupes ou commenter les « évènements ». Dès lors, plus de quarante ans après la Révolution des Œillets du 25 avril 1974 et la fin de l’Empire, aucun des différents camps de détention (ré)ouverts pendant les affrontements, n’est entré dans la conscience collective dans la mesure où même avec la fin des hostilités, le départ des troupes portugaises et les proclamations d’indépendance, les camps n’ont pas tous été démantelés. Ils ont, pour la plupart, été réutilisé des fins de purge par les pouvoirs nouvellement en place, des dictatures marxistes-léninistes de parti unique à.
Dans une telle configuration, Chão Bom apparaît bien comme un « passé encombrant » que l’on peine à « objectiver » puisqu’il symbolise à la fois la « lutte antifasciste » portugaise des années 1930-40 tout en remettant en cause la « bonne conduite » de l’Armée portugaise, l’ « honorabilité » qu’elle cherche à préserver depuis la Révolution des Œillets en faisant de la seule police politique, la terrible Pide/Dgs, l’unique responsable de toutes les exactions commises à l’encontre des nationalistes africains durant la décolonisation. Le passé immédiat, celui des guerres coloniales, des indépendances et guerres civiles qui s’ensuivirent, les douloureuses années de la transition démocratique portugaise, ont été violemment refoulés. Aujourd’hui les exigences de l’ouverture démocratique font émerger lentement cette période douloureuse qui produit encore bien des meurtrissures dans les sociétés civiles lusophones tant portugaise que capverdienne.
Une lente prise de conscience
Après avoir été laissé aux journalistes avec des risques évidents de manipulation ou d’éclatements du récit historique, l’histoire de Chão Bom commence à sortir lentement de la mémoire pour devenir progressivement un objet d’histoire. Ce processus a commencé avec les travaux pionniers de Dalida Cabrito Mateus, il y a près de dix ans. Malgré sa description fort détaillée du fonctionnement de Chão Bom, son travail confronte cependant assez peu de sources, l’auteure s’attachant principalement à dépouiller les fonds d’archives de la police politique Pide/Dgs. Son Memórias do colonialismo e da guerra, bien que fondamental, s’apparente à une accumulation de données plutôt qu’à une véritable analyse des conditions de possibilités de cette « colonie pénitentiaire ». Mais, les travaux de Dalila Cabrito Mateus sont longtemps restés les seuls à s’emparer de ce sujet, quitte à s’attirer les foudres d’une partie des historiens travaillant sur la corrélation entre guerres coloniales et chute du régime salazariste.
Pour le sujet qui nous préoccupe ici, on peut signaler le colloque international qui s’est tenu le 29 octobre 2008 dans l’enceinte du Parlement portugais, avec l’appui de l’Assemblée nationale intitulé « Tarrafal – Uma prisão, dois continentes » – « Tarrafal – une prison, deux continent ») organisé, par le « Movimento Civico Não Apaguem a Memória – NAM » (« Mouvement civique n’effacez pas la Mémoire »), en partenariat avec l’ONG Amnistie Internationale, la Commissão dos Direitos Humanos da Ordem dos Advogados, a CPLP et la Fundação Mário Soares. L’évènement a été organisé pour commémorer les 72 années de l’ouverture du « camp de la mort lente ». Cette initiative, bien que placée sous le prisme du « devoir de mémoire », a fait la part belle à la contextualisation et la problématisation des enjeux en laissant la parole à de nombreux historiens ou sociologues. Il a, dès lors, été un point de départ pour la volonté de la communauté scientifique de s’emparer de l’objet « Chão Bom » et combler le vide historiographique sur la période pendant laquelle Tarrafal fonctionnait comme un « camp de travail » destiné exclusivement aux prisonniers politiques africains. On retiendra, en effet, les interventions fort intéressantes pour le sujet qui nous intéresse ici de la table ronde intitulée « O Tarrafal dos patriotas africanos » – « le Tarrafal des patriotes africains » – avec la participation des historiens Manuel dos Santos, Manuel Pedro Pacavira, Luis Fonseca et Constantino Lopes da Costa. On retiendra également la communication de Justino Pinto de Andrade qui a présenté un portrait sociologique des prisonniers angolais du camp. Dans la foulée, un symposium international, « Rota dos Presídios no Mundo Lusófono » – « Route des pénitenciers du monde lusophone », qui réunissait sur les lieux mêmes du « camp de concentration » Tarrafal, au Cap-Vert, des chercheurs portugais, capverdiens, angolais, mozambicains et bissau-guinéens s’est déroulé en mai 2009. Les différents participants ont plaidé pour une étude approfondie des prisons politiques installées dans les anciennes « provinces d’outre-mer », et proposé la mise en place d’un cabinet commun qui accompagne la création de musées à l’emplacement de ces camps de concentration de la sphère lusophone. Un réseau de chercheurs travaillant sur l’emprisonnement politique en espace lusophone se constitue ainsi « formellement ».
Peu après la tenue de ce symposium, dans les différentes cellules de prisonniers de Tarrafal-Chão Bom une exposition ainsi qu’une série de photographies des prisonniers d’Angola sous lesquelles il était possible de lire leurs réflexions sur le camp et la vie quotidienne qui y avait cours ont ainsi été installées, conjuguant initiative historienne et travail de mémoire. En 2010, est également sorti un documentaire réalisé par Diana Andringo intitulé « Tarrafal : Memórias do Campo da Morte lenta » – « Tarrafal : Mémoires du camp de la mort lente ». Tourné durant le symposium international sur le camp de concentration Tarrafal-Chão Bom, ce documentaire réuni de nombreux détenus qui y ont été déportés et internés – « antifascistes » portugais (1936-1954) et nationalistes d’Angola, Guiné-Bissau et Cabo Verde (1961-1974). Le film recueille le témoignage du portugais Edmundo Pedro, l’un des deux seuls survivants de la première période de fonctionnement du camp, d’angolais guinéens et cap-verdiens qui furent internés dans la période de la déflagration de la lutte de libération nationale pour s’émanciper du joug estadonoviste.
Quelques pistes pour comprendre le refoulement
Pendant longtemps, au Portugal, l’historiographie a traité les guerres coloniales uniquement sous le prisme de la stratégie militaire, de la mobilisation matérielle des hommes, de l’économie de guerre ou du sort des populations blanches. On peut citer quelques travaux emblématiques de cette approche : A Industria militar portuguesa no tempo da gerra, 1961-1974 de João Moreira Tavares, Angola, os brancos e a independência de Fernando Tavares Pimenta, As Memorias de uma Guerra Inacabada de Francisco Manuel Gomes, Salazar e de Gaulle – A França e a questão colonial portuguesa de Daniel Silva Costa Marcos ou A Estratégia de uma conflito – Angola 1961-1974 d’Henrique Gomes Bernado. Hormis Dalila Mateus, aucun des historiens cités ne s’est risqué à évoquer le cas de Chão Bom. D’ailleurs, il n’est pas anodin de souligner que plusieurs d’entre eux comme David Martelo, Aniceto Afonso et Matos Gomes ne sont pas, à proprement parler, des historiens mais des militaires qui font de l’histoire. Ainsi, les exactions commises durant les treize années du conflit colonial et, principalement l’activité dans les différents camps tenus par les militaires, reste un sujet tabou pour une partie de la société portugaise principalement parmi ceux qui ont été contraints de participer à la guerre. L’ambivalence de Tarrafal-Chão Bom apparaît comme difficile à saisir pour nos contemporains puisque ce camp ne parvient pas à rester dans la mémoire collective comme étant à la fois le lieu d’anéantissement par excellence de « l’antifascisme » portugais (entre 1936 et 1954) et le symbole de l’oppression coloniale à l’égard des nationalistes africains (1961-1974).

25 avril 1974 : la révolution des œillets
Au lendemain du 25 avril, s’est imposée une « histoire convenue » pour reprendre l’expression de l’historien Benjamin Stora, un discours unanimiste produit par le haut pour reconstruire « l’unité nationale ». À l’image du mythe « resistantialiste » d’une France qui aurait combattu d’un bloc l’occupant nazi forgée par le gaullisme au lendemain de la Libération, le Portugal post-révolutionnaire après 1974 a forgé son mythe du « povo unido » – « peuple uni » derrière le MFA ayant lutté d’un bloc contre le régime « fasciste ». La Révolution a engendré des « héros », icônes intouchables, qui, après avoir renversé la dictature « fasciste », ont été absout des exactions qui ont caractérisé ces treize années de conflit. C’est ainsi forgé le mythe que seule la Pide/Dgs pourchassait les « terroristes » tandis que les jeunes recrues de l’armée veillaient à la sécurité des populations aussi bien blanches que noires. Des « héros » qui avaient été contraints de « pacifier » les contrées africaines, deviennent à présent des victimes au même titre que les prisonniers qu’ils avaient pourtant ordre de poursuivre et de livrer à la Pide/Dgs ; des victimes qui auraient eu le courage de se retourner contre le véritable oppresseur c’est-à-dire l’Estado Novo. Des centaines de milliers hommes ont participé à ces guerres, des milliers y ont perdu la vie. L’Estado Novo avait imposé un service militaire pouvant aller de 2 à 4 ans et envoyé des centaines de milliers de soldats pour tenir l’Angola, le Mozambique, la Guinée Bissau et le Cap-Vert. Ainsi, près de 330 000 soldats portugais mourront durant ces treize années de conflit.
L’autre thèse largement propagée après la Révolution, dans le tumulte du « processus révolutionnaire en cours » – le PREC – est celle d’une incompréhension fondamentale entre les autorités politiques et la « caste » des officiers qui aurait été « abusée » par Salazar d’abord puis Marcelo Caetano ; les officiers voyant bien qu’une telle « guerre sale » était perdue d’avance face à la maîtrise du terrain par les indépendantistes et dénonçant la situation. C’est ainsi propagé l’idée que l’Armée aurait simplement accompli son devoir sans se compromettre avec la Pide/Dgs favorisant une occultation à dessein de l’étroitesse de « l’alliance idéologique » pour reprendre les termes de l’historien allemand Wolfram Wette[25] qui s’est nouée entre les responsables militaires et les autorités politiques dès la promulgation de l’Acte colonial dans les années 1930. C’est dans cette dynamique que doit être analysée la volonté d’inclure le régime de Salazar dans la catégorie des « régimes fascistes » et « totalitaires », volonté qui a encouragé de nombreux historiens du passé proche à comparer Tarrafal avec le système concentrationnaire nazi. Dans le débat sur la nature de la dictature salazariste qui a déchiré l’historiographie portugaise jusqu’au début des années 1990, on s’efforçait d’identifier les caractéristiques communes entre les régimes de Mussolini, Hitler et Salazar et on s’évertuait conséquemment à rapprocher ou non Tarrafal de Buchenwald ou Dachau.
Par exemple, dans ses mémoires déjà citées, Mário Soares écrit que « les violences pratiquées pendant cette période furent dignes de Dachau et de Buchenwald[26] ». Seulement, la réouverture du camp en 1961 par les autorités salazaristes dans le contexte de déflagration des guerres coloniales posait un sérieux problème moral aux historiens portugais. Comment, en effet, expliquer que de nombreux soldats et capitaines d’avril qui avaient renversé la dictature aient également secondé la Pide dans la « lutte contre le terrorisme » c’est-à-dire travaillé en étroite collaboration avec la police politique pour maintenir l’Empire ?
Dans O Império Colonial em Questão[27], l’historien António Araújo publie dans son intégralité un rapport militaire qu’il a trouvé tapis dans le fonds de la police politique de l’Arquivo Nacional da Torre do Tombo faisant état de la participation de l’Armée portugaise en Angola à une « action punitive » pendant laquelle des « terroristes » ont été décapités au cours d’une « cérémonie d’exécution » en avril 1961. Ce document vient ainsi donner corps à l’idée que l’armée portugaise menait surtout une « sale guerre » contre les différents mouvements de libération nationale sur le continent africain. Pendant longtemps, certains ont affirmé que l’on ne disposait pas des archives attenantes à cette période pour simplement évacuer le problème. Or, depuis 1993 et la promulgation de la loi 16/93 « Lei de Base dos arquivos portugueses » – « Loi fondamentale des archives portugaises », celles-ci sont pourtant facilement accessibles au grand public. Certes, à cause de procédures juridiques complexes, plusieurs de ces archives tombent sous le coup de la « protection de la vie privée des individus ». Mais, pareille impasse n’a nullement empêché les historiens de s’emparer de l’histoire du « Tarrafal des opposants antifascistes » portugais (1936-1954).
Il faut alors s’interroger sur l’image des mouvements libérateurs africains dans la société portugaise. La « compromission » de l’Exército dans les exactions tout comme le fonctionnement de Chão Bom doivent s’analyser à travers l’évolution de l’idéologie et de la caractérisation de l’ennemi, qui avait commencé bien avant l’année fatidique de 1961. La caricature des « terroristes » rejoignait celle du « bolchevisme russe » à laquelle contribuaient non seulement les services de propagande gouvernementaux mais aussi de puissantes voix cléricales dans un Portugal encore largement bastillonné, fortement encadré par l’Église catholique. Nul pan de la société n’a été épargné par cet endoctrinement. C’est dans ce phénomène que s’enracine la participation d’une partie des forces armées à la « lutte contre le terrorisme » et à l’activité de « Chão Bom ». Importent l’anticommunisme et le « lusotropicalisme », cette idée largement propagée après la révision constitutionnelle de 1951, selon laquelle la « mission civilisatrice » des Portugais se serait distinguée de l’action des autres puissances coloniales car elle aurait été « conviviale et métissée »[28]. Signalons également que suivant l’article 135 nouvellement introduit dans la Constitution de l’État Nouveau, « les provinces d’outre-mer [sont désignées] comme partie intégrante de l’État portugais, solidaires entre elles et solidaires avec la métropole ». De même, la révision de l’Acte colonial de 1930 a insisté sur une « théorie de l’intégration » : le Portugal et ses « provinces d’outre-mer » constituent un État « un et indivisible ». L’État portugais est pourvu d’un seul et même appareil administratif et juridique sur l’ensemble de ses territoires même s’il apparaît centralisé à Lisbonne. Fortement hiérarchisé, il se compose d’une société coloniale répartie entre colons blancs, « assimilados »– « assimilés » (catégorie intermédiaire constituée par des « »citoyens » portugais à la peau foncée[29] ») – et indigènes.
On le voit, de tels ressorts idéologiques, inlassablement rabâchés depuis l’avènement de l’État Nouveau en 1933, ont conditionnés les différentes vagues de soldats qui se sont succédées sur les différents fronts et ont permis que la politique ultramarine définie par le régime et le conflit ne soient pas remis en cause pendant près de treize années. De telles représentations officielles font qu’il n’a donc pas été nécessaire de forcer la main à l’Armée pour qu’elle participe à la réalisation des buts de guerre de l’Estado Novo en Afrique. Pétris de lusotropicalisme et d’anticommunisme, les généraux n’ont pas été victimes d’un détournement. Il n’est pas disproportionné dans ce cas de parler de « collaboration active » pour qualifier le rapport de l’armée régulière avec les unités de la Pide/Dgs chargées de traquer les « terroristes ». Les crimes rapportés n’auraient pu être commis sans un assentiment général à tous les niveaux des hiérarchies militaire et politique. Le comportement des soldats de base n’est pas en reste. Le contexte de la « lutte contre le terrorisme » a engendré un véritable climat de panique suscité non seulement par le sentiment d’encerclement entretenu par l’usure des combats mais également l’absurdité d’un conflit qui inéluctablement devait conduire à la défaite à plus ou moins long terme. Il s’avère ainsi nécessaire pour comprendre le malaise prégnant qui continue d’exister dans la communauté historienne portugaise à aborder le « Tarrafal des africains » d’expliciter le lien entre des idéologies exerçant un pouvoir politique, des actes qui s’enchaînent et des décisions prises par des chefs militaires à différents niveaux de la hiérarchie, autant d’éléments qui ont fait jouer à l’Armée dans la « pacification » des « provinces d’outre-mer », un rôle parallèle à celui dévolu aux organes spécialisés dans cette tâche, c’est-à-dire la police politique.
Ce que l’on ne trouve guère dans la plupart des études sur les guerres coloniales, c’est, en effet, l’attitude du soldat ordinaire obligé d’obéir décrit dans le contexte des limites et des aléas du système estadonoviste. Dans la perspective de l’ « homme ordinaire » la part des actes assumés par l’Exército dans cette division du travail et les éléments exprimant l’état d’esprit des généraux sont particulièrement flagrants – y compris lorsqu’il s’agissait de certains membres de l’opposition militaire. Au lendemain du 25 avril 1974, l’étude de la « guerre d’en bas » a prédominé occultant ainsi les contacts, relations qu’entretenaient l’Armée avec la police politique. S’est ainsi installée l’idée selon laquelle l’Armée qui a combattu en Afrique entre 1961 et 1974 ne pouvait être impliquée dans les atrocités commises par la Pide ; progressivement, s’est diffusée l’idée qu’il n’y avait plus que des victimes dans le corps de l’Armée dédouanant de leurs responsabilités ceux qui avaient participé à des exactions. La propagande salazariste a embrigadé des milliers de soldats, les entraînant à être témoins et acteurs d’une sauvagerie et d’une brutalité rares.
On peut parler d’un refoulement généralisé, voire d’une stratégie d’étouffement, qui exerce un effet durable sur la science historique à travers le fait que la recherche en histoire militaire et sur les crimes de guerre, dont Tarrafal-Chão Bom n’est qu’un des aspects, ont suivi des « chemins séparés » et que le tabou commence tout juste à tomber. Ce n’est qu’en étudiant les origines et la mise en œuvre de cette légende d’une conduite « propre » de l’Armée, construite dans le cadre de la Guerre Froide afin de ménager les hauts gradés portugais que l’on pourra véritablement écrire l’histoire de Chão Bom.
Cependant, la difficulté d’écrire l’histoire de Chão Bom relève également des conflits politiques internes qui ont déchiré et déchirent encore aujourd’hui le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, le Mozambique et l’Angola. Avec la Révolution des Œillets du 25 avril 1974 au Portugal est venue la fin des guerres coloniales et, par conséquent, l’Indépendance du Cap-Vert et des autres colonies portugaises. Dans la période après la décolonisation du Cap-Vert, le camp de concentration de Tarrafal-Chão Bom a été réutilisé par les nouvelles autorités publiques afin de purger le pays c’est-à-dire pour enfermer les « collaborateurs », complices de l’appareil répressif colonial, ennemis de l’indépendance et du PAIGC. L’objectif était alors le même que sous la période de l’occupation portugaise : confinement et anéantissement des opposants politiques. Ensuite, après qu’une loi de juillet 1975 n’interdise définitivement l’exploitation pénitentiaire de Tarrafal, le camp a successivement été transformé entre 1975 et 1985 en centre de recrutement et caserne militaire, hébergeant les troupes régulières de l’Armée cap-verdienne, en école primaire, en entrepôt, pour finir à l’abandon le plus complet. Plusieurs anciens prisonniers s’étaient alors constitués en association pour demander la classification du lieu en monument historique, soutenus dans leur démarche par des hommes politiques. Ils luttaient ainsi pour que Tarrafal-Chão Bom soit reconnu comme un « lieu de mémoire » selon l’expression de Pierre Nora. Ce n’est qu’en 2006 que le Conseil des ministres cap-verdiens « reconnaît l’ancien camp de concentration de Tarrafal et ses dépendances respectives comme patrimoine national de la République du Cap-Vert » et décide de l’ouverture d’un musée dans l’enceinte du camp.
Les États qui ont accédé à l’indépendance en 1974 ne se sont malheureusement pas préoccupés de stocker leurs archives. L’urgence était d’en finir avec l’occupation portugaise et de bâtir un État, un pays, non de conserver une histoire jugée infamante comme la séquence coloniale. Cela peut expliquer la réutilisation du complexe Tarrafal-Chão Bom à de nouvelles fins. Dans la plupart des anciennes colonies portugaises d’Afrique, les lieux de conservation d’archives sont dérisoires et privés de moyens. De plus, la dépossession des archives, transférées dans l’urgence et « capturées » par l’ancien colonisateur, pèse toujours sur l’écriture de l’histoire du « Tarrafal des africains ». L’histoire des archives, et de leur restitution, se confond avec un processus de repossession/réappropriation de mémoire nationale. En 1974, le Portugal a rapatrié la quasi-totalité des archives, des renseignements policiers (de la Pide/Dgs) aux cadastres. Les archives apparaissent ainsi comme des enjeux culturels, identitaires.
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L’histoire de Chão Bom pose, au-delà de la déclassification des archives étatiques, le problème de l’engagement citoyen des historiens. Ces derniers ont trop laissé la place aux journalistes pour traiter, par ailleurs légitimement, du passé proche. Sur le « Tarrafal africain », qui touche des personnalités impliquées dans le débat public portugais et remet en cause le comportement de certains officiers d’active et soldats qui ont pourtant renversé le régime dictatorial salazariste, le travail des historiens reste faible. L’histoire de la Pide/Dgs dans les anciennes colonies ne peut être négligée et, sur cette question je renvoie ici aux travaux de Dalila Cabrita Mateus et Irene Pimentel, mais elle ne doit pas laisser de côté les relations que l’Armée régulière entretenait avec elle, ni l’implication des soldats dans les atrocités commises en Afrique. Un retard sur ces questions a été pris par la communauté historienne même s’il n’est pas sûr que la société civile portugaise exprime, à l’heure actuelle, une exigence pour une histoire plurielle. Parce que le Portugal sort d’une grave crise économique et financière, l’heure est davantage à la glorification de la Révolution des Œillets et à la dénonciation des promesses d’avril non tenues. Des récits ont toujours existé sur cette triste période, mais pour qu’une parole soit entendue par la société, encore faut-il que le présent l’exige, et que la société soit prête à l’écouter.
Notes
[1]Cécile Gonçalves, « Salazar et la Guerre civile espagnole », Diacronie[Online], N° 7, 3 | 2011, document 8, Online since 29 July 2011. URL : http://journals.openedition.org.janus.biu.sorbonne.fr/diacronie/3255 ; DOI : 10.4000/diacronie.3255
[2]C’est ainsi que le poète Fernando Pessoa appelait Salazar
[3]Dalila Cabrita Mateus, A PIDE na guerra colonial (1961-1974), Lisbonne, Terramar, 2004, p. 125.
[4]António Lobo Antunes, Lettres de la guerre, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 2006.
[5]Lídia Jorge, La couverture du soldat, Paris, Éditions Métailié, 2000
[6]Manoel de Oliveira, Non, ou la Vaine Gloire de commander, 1990
[7]Dalila Cabrita Mateus, op. cit., 2004
[8]Entretien disponible ici : http://www.courrierinternational.com/article/2013/11/08/les-prisons-de-salazar-au-patrimoine-de-l-humanite?page=all
[9]En français, on consultera avec profit Yves Léonard, Histoire du Portugal contemporain de 1890 à nos jours, Paris, Éditions Chandeigne, 2016.
[10]L. N. Rodrigues, A Legião Portuguesa : a milícia do Estado Novo (1936-1944), Lisbonne, Estampa, 1996.
[11]María da Conceição Ribeiro, A Polícia Política no Estado Novo (1926-1945), Lisbonne, Estampa, 1995
[12]Eugen Kogon, L’État SS, le système des camps de concentration allemands, Paris, Point Seuil, 1970.
[13]Irene Flunser Pimentel, A história da PIDE, Lisbonne, Circulo de Leitores-Temas e Debates, 2007.
[14]Fernando Rosas, Pedro Aires Oliveira (dir.), Tribunais políticos. Tribunais militares especiais e tribunais plenários durante a ditadura e o Estado Novo, Lisbonne, Círculo de Leitores, 2009.
[15]Dispositions légales citées et traduites par Guya Accornero, « La répression politique sous l’Estado Novo au Portugal et ses effets sur l’opposition estudiantine, des années 1960 à la fin du régime », Cultures & Conflits [Online], 89 | printemps 2013, URL : http://journals.openedition.org.janus.biu.sorbonne.fr/conflits/18664
[16]Annette Wieviorka, « L’expression »camp de concentration » au 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°54, 1997, pp. 4-12. On consultera également avec profit, Annette Becker, « La genèse des camps de concentration : Cuba, la guerre des Boers, la grande guerre de 1896 aux années vingt », in Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 189, no. 2, 2008, pp. 101-112.
[17]Jacques Sémelin « Analyser le massacre. Réflexions comparatives », Questions de Recherche/ Rechsearch in Question, n° 7, Septembre 2002, p. 12
[18]Mário Soares, Le Portugal bâillonné, Paris,Calmann-Levy, 1972, p. 37
[19]Henry Rousso, « La guerre d’Algérie, la mémoire et Vichy », L’Histoire, n° 266, juin 2002
[20]Denis Leroux, « Promouvoir une armée révolutionnaire pendant la guerre d’Algérie. Le Centre d’instruction pacification et contre-guérilla d’Arzew (1957-1959) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 120, no. 4, 2013, pp. 101-112.
[21]Slogan popularisé par le régime salazariste
[22]Benjamin Stora cité par Annette Wieviorka, « L’expression – camp de concentration », op. cit., p. 8.
[23]Joël Kotek, « Camps et centres d’extermination au XXe siècle : essai de classification », Les Cahiers de la Shoah, vol. no 7, no. 1, 2003, pp. 45-85.
[24]Victor Barros, Campos de Concentração em Cabo Verde : As ilhas como espaços de deportação e de prisão no Estado Novo, Coïmbra, Imprensa da Universidade de Coïmbra, 2009, pp. 47-48.
[25]Wolfram Wette, Les Crimes de la Wehrmacht, Mannoni, Perrin, 2009
[26]Mário Soares, Le Portugal bâillonné, op. cit.
[27]António Araújo, « Sanzala Mihinjo, Abril 1961 », in Miguel Bandeira Jerónimo, O Império Colonial em Questão, Lisbonne, Edições 70, Colecção História & Sociedade, 2012, pp. 37-57.
[28]Yves Léonard, « Salazarisme et lusotropicalisme : histoire d’une appropriation », Lusotopie, 1997, pp. 211-226.
[29]Ibid, p. 217.