Récents

Pop culture et nazismes

Indiana Jones

Extrait d’Indiana Jones.

Propos de Nicolas Lebourg recueillis par Mathieu Dejean, « Indiana Jones, Shakira, “Fight Club” : comment les néonazis se sont immiscés dans la pop culture », Les Inrockuptibles, 9 juin 2019 à propos de Les nazis ont-ils survécu ?.

Dans votre livre sur les internationales fascistes depuis 1945, on se rend compte que les militants radicaux consacrent une bonne part de leur énergie à produire des biens culturels – romans, comics, fanzines, labels. Pourquoi la culture est-elle si importante pour ces militants politiques ?

Nicolas Lebourg – D’abord car ils sont fascistes et que le fascisme est fondamentalement une affaire culturelle : il s’agit de faire naître un homme nouveau, on invente un nouveau calendrier, on forge un Empire. Ensuite, car ils sont groupusculaires, et que face à l’impuissance médiatique, dès le début des années 1950, nombreux sont ceux qui décident d’investir dans ce que l’on nomme aujourd’hui le “combat culturel”. Enfin, parce que ce sont des marginaux et que les marges se polarisent, s’attirent, s’hybrident entre elles. Ainsi l’ancien Waffen-SS autrichien Wilhelm Landig, investi dans les Internationales néonazies, projette-t-il dans ses romans de science-fiction les trips ésotériques qu’il a intégrés à son aryanisme [c’est lui qui a lancé le “Soleil noir”, symbole d’un Âge où serait instauré un Quatrième Reich, et repris de manière fortuite par Live Nation, qui a produit la tournée de Shakira en 2018, ndlr].

Pratiquement au même moment où l’organisation Hydra apparaît dans l’univers Marvel (en 1965) pour représenter l’“Internationale noire”, un militant néonazi américain, George Lincoln Rockwell, créé des comics de propagande. Est-ce une manière de s’adapter à la société du spectacle ?

Rockwell est un dessinateur de comics raté, et il est assassiné par un de ses camarades lui-même dessinateur de comics où un super-aryen épure racialement l’Amérique. Rockwell a fondé son Internationale noire en 1962, et il veut un néonazisme mobilisateur, parlant à la nouvelle jeunesse avec des codes qui ne soient pas justes ceux des années 30 européennes. Et puis, si depuis 1963 Hitler est vivant dans les bédés Marvel, Hydra apparaît en 1965, un mois avant qu’un sénateur new-yorkais [Jacob Javits, ndlr] n’explique au Sénat le danger pour la démocratie que représenterait l’Internationale noire, composée de jeunes et vieux fanatiques… La radicalité et la pop culture ne vont cesser d’échanger, de discuter entre elles. Les militants s’adaptent à la société du spectacle mais en émanent aussi. D’ailleurs, le terme de “contre-culture” apparaît aux Etats-Unis en 1966 du côté des opposants de gauche à la guerre du Vietnam, mais il correspond parfaitement au phénomène culturel vécu aussi de ce côté-ci de la politique.

Un autre idéologue d’extrême droite américain, William Pierce, est l’auteur d’un best-seller en 1978, baptisé The Turner Diaries (Les Carnets de Turner, en français). Quels effets sur le réel a eus ce livre ?

Cet ouvrage a eu un impact dans sa façon de mobiliser ses lecteurs pour la guerre raciale. Il a influencé l’auteur de l’attentat d’Oklahoma City, qui fit 168 morts en 1995, ainsi que Breivik, auteur des massacres de 2011 en Norvège. L’ouvrage a aussi mené à la création du groupe terroriste The Order en 1983. C’est David Lane, un de ses membres, qui a inventé les “14 mots” (en français : “Nous devons assurer l’existence de notre race et un futur pour les enfants blancs”) qui sont devenus une référence mondiale – d’ailleurs les terroristes qui ont frappé cet automne dans une synagogue aux États-Unis et cet hiver dans des mosquées en Nouvelle-Zélande y ont chacun fait allusion.

En France, vous évoquez notamment les livres mi-romanesques mi-historiques de Jean Mabire ou Marc Augier (alias Saint Loup) qui réhabilitent les Waffen-SS. Quelle a été l’influence de ces livres sur les jeunes militants ?

Forte, parce que dans les années 60-70 cela se vend extrêmement bien. Saint-Loup [collaborationniste, ex-Waffen SS, ndlr] joue du prestige de l’ancien SS et se donne le rôle du guerrier écrivain. En fait, s’il a survécu à la guerre c’est surtout qu’il s’est tenu plus près des biens juifs spoliés en France que du front de l’Est. Saint-Loup invente qu’il y aurait eu une société secrète aryenne depuis des siècles, et que le III Reich ne fut qu’un moment de cet ordre noir secret. C’est mobilisateur, ça vous déconnecte des crimes nazis en vous offrant des siècles d’histoire, ça vous donne de l’espoir car cela dit que les sectes groupusculaires changent le monde. Et puis Saint-Loup fait dans ses livres des mélanges entre le nazisme tel qu’il était, avec sa hiérarchie raciale entre Aryens et Slaves, et tel qu’il devient, avec un néonazisme qui croit dans l’unité de la race blanche. On retrouve aussi ces glissements chez Mabire : les idéaux néonazis sont prêtés aux personnages nazis de ses romans. Et ils sont de virils chevaliers d’une cause perdue, pas des agents d’un génocide. En fait, on remonte le temps : les militants croient que le nazisme serait à l’image qu’ils ont de leur néonazisme. C’est pourquoi le néonazisme ressemble souvent plus à sa représentation pop culturelle qu’aux rêves d’Hitler.

Vous expliquez que ces militants radicaux cherchent à connecter les marges entre elles. Est-ce la raison pour laquelle il y a des rencontres entre certaines scènes musicales et le milieu skinhead ? Vous citez même une Internationale skinhead, les Hammerskins, qui ont emprunté leur nom et leur symbole au film The Wall des Pink Floyd. Pourquoi donc ?

Les Hammerskins sont nés à Dallas en 1986 et ont essaimé dans les pays de l’Est dans les années 1990, pour implanter une contre-culture suprémaciste dans les milieux souffrant de la désindustrialisation. Dans ces milieux, se déclarer nazis, c’est se dire blancs racistes et violents avant tout – cette provocation allant ici avec une revendication du discours nazi du personnage de The Wall, mais avec une symbolique qui joue avec la pop culture plus qu’avec le nazisme historique. Ceci dit, ces hybridations entre marges sont aussi marginalisantes à un certain niveau. Lorsqu’en 1996 de jeunes néonazis proches des Hammerskins profanent une tombe à Toulon pour enfoncer un crucifix à l’envers dans le thorax de la défunte et lui défoncer le visage, ou que, quelques semaines après, un de leurs amis assassine un curé de 33 coups de couteau, on est dans des faits qui sont politiquement construits, mais dont l’effet est antipolitique tant ces personnes se séparent elles-mêmes de la société.

Pourquoi l’extrême droite a-t-elle fait de Fight Club l’un de ses films cultes ?

On est vraiment dans la mise en abyme. Le roman et son adaptation filmique sont des chefs-d’œuvre qui au fond parlent amplement des débuts du fascisme, quand il porte encore une dimension subversive, et quand les artistes futuristes y participent. Fight Club allie cela à une critique de la société matérialiste de l’Amérique ayant gagné la guerre froide. Ces dimensions de haine du monde moderne, de rejet de l’aliénation matérialiste, d’apologie par les personnages de leur microsociété organique, sont un usage extrêmement subtil de l’histoire du fascisme. A l’extrême droite radicale, cela a fait que beaucoup ont considéré que c’était un film pour eux : même s’ils ne connaissent pas forcément tous l’histoire du premier fascisme, ils ont ressenti cette énergie à juste titre.

Vous considérez le film Iron Sky comme l’aboutissement d’un processus d’intégration des représentations des nationalistes-européens à la pop culture, mais vous soulignez que la référence politique au nazisme est inefficiente. L’affaire politique est donc classée ?

Iron sky n’est pas qu’une satire délirante. Le scénario montre que ses auteurs connaissent très bien toute la production ésotérique, conspirationniste et pop culture à propos du nazisme. Et, chose formidable, le film en parlant d’un Quatrième Reich planétaire et américano-centré, est une production australo-germano-finlandaise : on est complètement dans la question de la globalisation, déjà totalement posée dans la façon dont les Internationales noires, en rêvant d’une unité mondiale de la race blanche, étaient sorties des problématiques nationalistes. En revanche, ce que fut le nazisme, le fantasme d’un parti milice accouchant d’un homme nouveau, maître d’un empire pluri-continental, en finissant une guerre raciale multimillénaire, oui, c’est une affaire close.

Ce qui est devant nous, c’est l’ombre de ses redéploiements. Pendant des décennies l’idée qu’un projet mondialiste organisait la destruction de la race blanche par la société multiethnique était répétée dans les Internationales noires. Sans, comme elles, dire que c’est l’œuvre d’un complot juif, c’est une idée qui se dit aujourd’hui sur les ondes et dans les salons de la bourgeoisie, en invoquant le vocable de la Résistance, et non les éléments du nazisme. Alors l’histoire ne se répète pas, nous ne vivons pas le “retour des années 30”, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas à portée de main des massacres au nom de la race.

 

En savoir plus sur Fragments sur les Temps Présents

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture