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L’Irrationalisme au sein de l’écologie

Première parution : Stéphane François. « L’irrationalisme dans l’écologie », Humanisme, vol. 333, n°4, 2021, pp. 35-40.

LandArt par Spencer Byles

Biocontact, une publication gratuite française, largement diffusée dans les épiceries et supermarchés « bio » françaises, fait ouvertement la promotion de l’hésitation vaccinale, a pu soutenir l’idée que certains vaccins, comme celui sur la poliomyélite, peuvent transmettre le sida, affirmer que le brocoli peut soigner le cancer ou qu’une plante, le bacopa, peut prévenir de la maladie d’Alzheimer[1]… La majeure partie des articles sont le fait de « naturopathes » qui se présentent avec le titre de « docteur ». Le terme « naturopathie » désigne une forme de soin non-conventionnelle, alternative donc, qui prétend équilibrer le fonctionnement de l’organisme, « soigner », par des moyens proclamés « naturels ». Il n’y a rien de scientifique ou de rationnel dans ces pratiques. De fait, les naturopathes usurpent le titre de « docteur ». Cette pratique fait partie des approches qui se disent « holistiques ». Aucun de ses principes n’a été scientifiquement validé. De fait, la naturopathie est une pseudoscience, avec parfois des accents sectaires[2].

Comment de telles idées ont pu se diffuser dans les milieux écologiques ? Nous proposons de revenir ici sur les soubassements intellectuels contemporains du refus de la technologie et de la médication dans les milieux alternatifs et/ou écologistes. Notre propos se situe dans une approche rationaliste assumée et nous insisterons ici sur les aspects irrationnels de ce refus relevant fréquemment d’une forme de spiritualité. Pour ce faire, après avoir fait un travail de définition, notre démonstration se construira en quatre moments : nous montrerons que ces militants idéalisent la Nature, puis que ce type de discours, relevant du romantisme est ancien, qu’après une période relativement longue de marginalité ces thèses trouvent un écho grandissant à compter des années 1970 et qu’elles se manifestent aujourd’hui à la fois par un intérêt grandissant pour les postulats ésotériques de la Société anthroposophique et par un rejet des solutions médicales.

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de définir les deux termes importants de notre propos : alternatif et écologiste. Nous entendons par « alternatifs », les milieux qui se positionnent volontairement en marge de la société et cherchent à proposer un autre modèle, « alternatif » donc, de la société et de la science. Ce milieu est plus ancien que la contre-culture née de l’agitation estudiantine des années 1960 : on le trouve, par exemple, dans les tentatives de création de communautés utopiques du XIXe siècle. On le trouve également en Allemagne à travers le « mouvement de réforme de la vie » (Lebensreformer) de la fin du XIXe siècle et du début du suivant. La pensée de ce mouvement était fondamentalement ambigüe, à la fois réactionnaire et progressiste : émancipation individuelle, épanouissement personnel, réforme de soi mais également organicisme et intégration à la totalité. Ce mouvement critiquait l’urbanisation et l’industrialisation et prônait un « retour à la nature », son slogan. L’idée centrale était qu’un mode de vie plus proche de la nature était plus sain que celui des villes. Le mouvement prônait également l’utilisation des médecines douces/alternatives, le yoga, le naturisme et le végétarisme. Les assises intellectuelles des alternatifs sont souvent mystiques et antiscientifiques. Ces premiers mouvements alternatifs ont influencé, directement ou indirectement, la contre-culture. Le deuxième terme, écologiste, renvoie chez nous aux militants de l’écologie politique, qui se constituent dans les années 1970 à la suite des mobilisations contre le nucléaire (Fessenheim) ou l’installation de base militaire (le plateau du Larzac), agrégeant des milieux divers plus anciens, comme les environnementalistes, les protecteurs des animaux et/ou plus largement de la Nature, des contestataires issus de l’agitation des années 1960, etc.

Au-delà de l’exemple de cette publication alternative, il faut tenir compte du fait qu’il existe dans la mouvance écologiste et chez les consommateurs « bio » (qui ne sont pas forcément les mêmes) une très forte demande pour toutes les formes de pensées et les pratiques alternatives dédiées au mieux-être et à la santé. Ces personnes souhaitent « soigner », les guillemets sont de mise au vu des pratiques irrationnelles, leur corps avec des pratiques supposées « naturelles », mais qui relèvent surtout de l’ésotérisme et de l’occultisme, comme : l’aromathérapie, les élixirs floraux de Bach, la « gemmothérapie », les pratiques d’accumulation énergétiques, etc. Ces pratiques reposent sur l’idée, sophistique, de la bonté de la « nature » : ce qui est naturel est bénéfique, et ce qui ne l’est pas est néfaste. Ce qui n’est pas, parfois, sans paradoxe : ces « écologistes » du XXIe siècle continuent, à l’instar de leurs précurseurs de la fin du XIXe siècle ou de ceux des années 1970, à penser que la Nature est porteuse de « valeurs » mais en restant des urbains, sans chercher explicitement le retour à la campagne…

Enfin, l’une des difficultés majeures des textes sur l’écologie, et des nôtres évidemment, est de définir les catégories de militants écologistes, qui parfois se chevauchent : il y a les militants « anti-technologie » ; les adeptes d’une écologie mystique ; les décroissantistes, radicaux ou non ; les misanthropes désirant l’extinction de l’humanité ; les partisans d’une écologie des populations aux accents mixophobiques ; les théoriciens d’une approche environnementaliste et rationnelle, etc. Certains sont des militants de l’écologie profonde (« deep ecology »), d’autres de l’écologie superficielle (« shallow ecology »). Ainsi, le pharmacologue Jean-Marie Pelt était à la fois un scientifique renommé en biologie végétale et un militant écologiste conservateur qui estimait que la foi était nécessaire pour être écologiste – il était catholique et proche des thèses de l’anthroposophie.

Cependant, tous développent, à différents niveaux, un discours alternatif aux accents parfois irrationnels, qui nous intéressent ici. Il existe chez certains écologistes une forme de pensée irrationnelle, ayant des répercussions d’ordre à la fois sociétal, médical et politique. Cette forme de pensée est soutenue par des militants sincères, mais qui développent une vision biaisée et une connaissance intuitive de la science et de la nature : la science serait forcément « mauvaise » tandis que la « Nature » serait forcément « bonne » et mise en péril par la première. Cette réduction des champs du possible a une conséquence catastrophique : la promotion de l’idée que seules les substances naturelles sont scientifiquement acceptables a sérieusement entravé la capacité des scientifiques à fournir des solutions écologiques synthétiques significatives, notamment sur les solutions proposables pour sauver l’humanité de la famine et/ou de certaines maladies.

Cette restriction des champs du possible a parfois des conséquences concrètes : le débat sur les pesticides chimiques qu’il faudrait interdire pour n’autoriser que les pesticides naturels n’intègre aucune une réflexion sur les conséquences sur la biodiversité. Ainsi, il existe des champignons, qui sont des êtres vivants et qui donc sont naturels, qui tuent et que seul un fongicide chimique peut éliminer. Plus largement, ce type de posture est une négation du rôle des innovations scientifiques dans l’essor du bien-être sanitaire et de l’hygiène depuis le XIXe siècle. Il s’agit d’un archaïsme dangereux.

Contrairement aux agronomes qui cherchent à relever le défi de nourrir les futures dix milliards de la population mondiale avec de meilleurs rendements sur moins de terres et protéger les sols, les agriculteurs alternatifs rejettent la technologie au profit d’une agriculture idéalisée du XIXe siècle, aux rendements moindres, utilisant des pesticides inefficaces plus proches du placebo pour sol que du produit actif. D’ailleurs, l’agriculture « alternative » consomme plus de terres et de fumier issu d’un élevage consommant lui aussi de la surface, sans compter les circuits courts qui polluent davantage qu’on ne le croit en termes de CO2/tonne.

De fait, il existe une continuité idéologique et parfois intellectuelle entre les écologistes alternatifs condamnant les vaccins, faisant la promotion des médecines douces et de la « méditation de pleine conscience » et les écologues scientifiquement solides et rationnels, qui défendent pourtant des positions écologistes quant à l’alimentation « biologique » et aux énergies renouvelables. Surtout, tous ont une méfiance vis-à-vis de la science et du savoir, qualifiés de « science officielle » ou de « savoir officiel », avec un rejet de la technologie, ancien par ailleurs[3]. C’est ainsi qu’outre le refus du nucléaire qui peut sembler légitime, ils rejettent aussi les vaccins (l’hésitation vaccinale est très ancienne chez les alternatifs), les ondes émises par les réseaux 5G (après le wifi, d’ailleurs) ou encore les Organismes génétiquement modifiés (OGM). Parfois à juste raison, comme dans le cas des perturbateurs endocriniens dont les effets néfastes ont été étudiés scientifiquement. Ces écologistes radicaux contestent le fait que « les sciences et les techniques recèlent le moyen de transmuter du tout au tout la condition humaine »[4]. D’un autre côté, ils font la promotion de l’« hygiène naturelle », de la « médecine écologique » [sic], des médecines dites « douces » ou de l’agrobiologie, déjà proposées par les militants du mouvement de réforme de la vie ainsi que par les technophobes de la fin du XIXe siècle.

La promotion de ces « sciences alternatives », qui ne sont pas des sciences nous le répétons, fait qu’il y a une opposition forte de la part des milieux scientifiques. Ainsi, les institutions scientifiques, l’Académie des sciences ou celle de médecine, sont les structures les plus en conflit avec la mouvance écologistes et les milieux alternatifs, suivi par des groupes plus militants comme l’Association française d’information scientifique. Les positions scientifiques et rationnelles, au sein de l’écologie (en Allemagne, en Autriche ou en France par exemple), deviennent minoritaires, au profit de conceptions plus mystiques, ou du moins marquées par l’intuitivité, inspirées notamment des pratiques anthroposophiques, telles celles prônées par Pierre Rahbi. Une part de plus en plus importante des militants écologistes, surtout parmi les néoruraux, acceptent ces discours au nom d’un retour à la nature, largement idéalisé, et d’un rejet des solutions scientifiques.

Les origines de ces thèses viennent explicitement de l’ésotérisme occidental, aux fondements anti-scientifiques et irrationnels. On en retrouve l’origine en particulier dans certains courants illuministes allemands du XVIIIe siècle, de nature romantique, qui se sont largement construits en opposition à la rationalisation du monde alors à l’œuvre. Ainsi, les médecines dites « douces » considèrent, à l’instar de l’ésotérisme, qu’il existe des correspondances entre le monde physique, le monde spirituel/le divin et la Nature, les maladies apparaissant lorsque l’harmonie entre les trois est rompue. On retrouve ce genre de postulat également dans la « médecine holistique » et dans la pratique homéopathique. En outre, les deux parent leurs postulats réactionnaires, ou du moins antimodernes, d’un habillage pseudo-scientifique… Il s’agit également, dans les deux cas, d’un discours anti-Lumières, qui cherche à ré-enchanter le monde par le recours à des formes de pensée pré-modernes, fondamentalement irrationnelles.

De fait, la logique alternative et la structuration de l’ésotérisme sont similaires sur plusieurs points : dans l’un et l’autre on retrouve la même idée de correspondance (l’agriculture biodynamique, l’homéopathie par exemple) ; celle de la nature en tant qu’être vivant (pensons par exemple aux thèses de James Lovelock) ; celle d’une transmission initiatique d’une forme de connaissance sacrée (les chamans et autres gourous chez les alternatifs/écologistes radicaux ; les maîtres inconnus chez les ésotéristes), etc. Et, enfin et surtout, l’idée d’une décadence des sociétés depuis un Âge d’or révolu, le monde étant chez les uns comme les autres, la manifestation d’un monde ayant perdu ses repères et sa sagesse primordiale, dont il faudrait retrouver les traces… À cela, il faut ajouter, pour les militants écologistes, dans leur ensemble, une collapsologie fortement imprégnée de millénarisme.

Ainsi, ces militants nous abreuvent de propos sur l’augmentation des cancers, sur le changement climatique, qui nous conduira forcément à l’extinction, sur l’effondrement des colonies d’abeilles qui entraînera la chute de la productivité des récoltes et à la famine, sur la montée des eaux des océans, ou sur la stérilité croissante des humains. Mais, au lieu de soutenir des solutions innovantes, ces militants exigent l’abandon de la plupart des activités et des pratiques qui définissent la culture occidentale… Ce qui ne sauvera d’ailleurs pas l’humanité selon eux. Seule une religion, panthéiste, assez forte le pourrait. Cette volonté de repentance en attendant la fin du monde se retrouve par exemple chez les activistes d’Extinction Rébellion, qui a conduit une génération d’adolescents et de jeunes adultes à pleurer dans les rues à l’idée qu’ils seront la dernière génération d’humains sur la planète. Ces personnes ne manifestent pas pour trouver une solution aux enjeux écologistes, mais pour arrêter la technologie… Un millénarisme, d’ailleurs présent chez les premiers alternatifs, notamment allemands. Pensons, par exemple, à l’expérience au début du XXe siècle de Monte Verità (un sanatorium suisse promouvant des soins « alternatifs » pour soigner la tuberculose et devenu rapidement un des hauts lieux européens d’une sorte de contre-culture).

Ces thèses antimodernes et irrationnelles, comme nous venons de le dire sont anciennes. Elles se sont exprimées bruyamment dans l’Allemagne du début du XXe siècle, lieu de naissance de la première « alternative ». L’Allemagne, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, s’est singularisée par une prolifération d’initiatives non-conformistes de réformes telles que les communautés à la campagne, le naturisme, le végétarisme, la théorisation des médecines alternatives, l’attrait pour de nouvelles formes de spiritualité, etc. en réaction à l’industrialisation et à la modernisation très rapide de l’Allemagne entre les années 1870 et le début du XXe siècle.

Ces thèses et postulats sont restées en marge de la société, développées et préservées par les différents groupes ésotérico-alternatifs des années 1930 et 1950, matrices du futur New Age, diffusées par une littérature relativement confidentielle. Elles se diffuseront après la Seconde guerre mondiale, trouvant un écho important dans une jeunesse cherchant de nouvelles formes d’épanouissement politique et spirituel. L’époque est aussi à l’heure des gourous et des sectes. Cette période charnière est importante pour notre propos car elle est le moment de la maturation des idées qui nous intéressent. Les années 1930 voient aussi les premières réflexions du très völkisch Martin Heidegger, de celles du personnaliste Bernard Charbonneau ou de son ami Jacques Ellul.

La référence à cette période charnière est importante pour comprendre l’actuel rejet écologiste de la science et du progrès. Et pour comprendre la promotion de pratiques « alternatives » au sein de la mouvance écologiste, il est nécessaire aussi de revenir sur les références intellectuelles des militants des années 1970 et 1980, et donc de s’intéresser aux hippies et à la contre-culture des années 1960 et 1970. Les discours hippies relèvent explicitement d’une sorte d’« archaïsme utopique » : ceux qui le formulent cherchent un retour à une vie saine et très souvent symbolisée par les modes de vie des peuples premiers, par une paysannerie médiévale ou par le modèle indien, très largement idéalisé au prisme de l’indomanie postromantique.

Si le mouvement hippie est globalement vu aujourd’hui comme se positionnant à « gauche » de l’échiquier politique, il a pourtant intégré dans son discours un certain nombre d’auteurs réactionnaires et antimodernes au rang desquels nous trouvons les ésotéristes de la « Tradition » comme René Guénon et Julius Evola, comme l’historien des religions Mircea Eliade, proche intellectuellement des deux précédents. Ainsi, Jean-François Bizot cite d’ailleurs, dans son anthologie d’articles d’Actuel, des ouvrages de René Guénon (La Crise du monde moderne) et de Julius Evola (Le Yoga tantrique)[5]. Le très peu moderne Mircea Eliade avait d’ailleurs très bien cerné l’aspect archaïque et magique de la mouvance hippie. Fasciné par elle, il a reconnu publiquement qu’il était sous le charme de leur mouvement. Il se reconnaissait en eux, non sans enthousiasme, car il défendait une vision similaire, la résurgence d’une religiosité archaïque, « cosmique », préchrétienne, antimoderne et antilibérale.

Concrètement, le mouvement hippie peut être vu comme un mouvement s’inscrivant dans une inversion du progrès. Ainsi, il a également intégré les pratiques alternatives irrationnelles nées au début du xxe siècle comme les médecines douces, l’homéopathie, l’acuponcture, le naturisme, la lithothérapie, etc. parfois nées dans les milieux occultistes. Ces pratiques, associées à l’attrait pour les religions orientales et le yoga, pour les spiritualités amérindiennes et autres « sciences alternatives » donneront également naissance à la nébuleuse du New Age. Celui-ci peut être envisagé comme un phénomène de société remontant aux subcultures des années 1950. Ses croyances reposent sur un syncrétisme occultiste dans lequel la théosophie chrétienne, l’anthroposophie et les spéculations orientalisantes se trouvent liées à la conviction que les ovnis sont des astronefs peuplés par des habitants d’un autre monde (provenant de l’espace ou d’une autre dimension), là pour sauver les hommes. Les personnes arrivées à une compréhension véritable des lois spirituelles de l’univers seraient appelées à devenir les pionniers d’une ère nouvelle : le New Age.

Autre référence importante, le rapport aux thèses anthroposophiques est l’un des liens les plus flagrants entre la mouvance écologiste et les pratiques ésotériques antimodernes. Le fondateur de la Société anthroposophique, l’Autrichien Rudolf Steiner est un ésotériste qui a développé dans les années au début des années 1920 une approche spiritualiste de l’être humain et de l’univers, en particulier dans le domaine agricole, et a été l’un des premiers promoteurs de l’antispécisme. Il a théorisé une sorte d’agriculture respectant les réciprocités et les interactions entre l’être humain, l’animal, la plante et la Terre : l’« agriculture biodynamique ». Celle-ci est conçue en réaction à l’essor des premières tentatives d’agriculture intensive, censée assurer la santé du sol et des plantes pour procurer une alimentation saine aux animaux et aux êtres humains. Par là même, la pratique « biodynamique » rejette l’agriculture intensive et industrialisée et se fonde sur une compréhension des lois du « vivant » acquise par une vision qualitative-globale de la nature, et sur le concept ésotérique de correspondance. Les postulats de Steiner sont hérités des spéculations de Paracelse, dont les aspects alchimiques et mystiques ont également permis l’apparition de l’homéopathie. En outre, Steiner, en considérant que la Terre est un être vivant, anticipe l’« hypothèse Gaïa » de Lovelock ainsi que les théoriciens de l’écologie profonde. On retrouve aujourd’hui ces postulats un peu partout, notamment chez Pierre Rabhi.

Surtout, l’anthroposophie met également en avant les médecines douces. Il existe ainsi une section médicale au sein de l’Université libre, la structure scientifique de la Société Anthroposophique, dont les missions sont de se consacrer à la « recherche » médicale et pharmaceutique et de former les thérapeutes à la médecine anthroposophique, souvent homéopathique et fonctionnant par analogie. Cette section promeut le droit des patients au libre choix de leurs soins et se bat pour la défense des médecines « complémentaires ». Rudolf Steiner était convaincu qu’il existait une physiologie occulte. Les questions médicales l’intéressaient depuis les années 1910. Un an avant son décès dû à un cancer du tube digestif mal soigné, Steiner créa sa société de produits pharmaceutiques anthroposophiques (homéopathiques, phytothérapie et herboristerie), Weleda. Elle participe aussi, en soutenant l’idée de la toxicité des contenus, aujourd’hui à la campagne anti-vaccins qui fait des ravages dans les pays occidentaux au péril de la santé publique. En 2015, des enfants scolarisés dans une École Waldorf alsacienne ont fait un voyage à Berlin et ont ramené la rougeole, créant une polémique sanitaire, largement reprise par la presse locale : 93 d’entre eux ont contracté la maladie en conséquence du refus de la vaccination par les parents[6].

Les positions antimédicales d’une part non négligeable des écologistes et des alternatifs sont des formes de pensée très construites, ayant leurs cohérences propres, une sorte de « rationalité irrationnelle », c’est-à-dire qu’ils développent une critique et des arguments très serrés, rationnels en somme, de la modernité technico-scientifique à partir de faits réels analysés avec des postulats irrationnels : par exemple une science qui serait intrinsèquement dangereuse. Ce qui augmente leur dangerosité car elles induisent un doute, voire une hypercritique, dans d’autres segments de la société, surtout lorsqu’elles sont combinées avec l’idée d’un supposé complot, par exemple, de « big pharma », c’est-à-dire l’idée d’un complot, ou d’une entente, entre les grandes entreprises de l’industrie pharmaceutique, qui chercheraient à la fois à imposer une vaccination superflue et à inventer de nouvelles maladies, notamment psychiatriques/neurologiques, pour augmenter leurs ventes. En ce cas, les scandales bien réels impliquant des laboratoires gérés par les profits (Servier et le Médiator ou Sanofi et la Dépakine par exemples) servent de points de départ crédibles au développement d’une pensée complotiste, sans parler des scandales alimentaires comme la crise de la « vache folle ».

Les médecines dites douces jouent sur cette peur en proposant des « médicaments » qui respecteraient l’harmonie des malades, dans un contexte plus global de rejet de l’idéologie du Progrès héritée du scientisme du XIXe siècle. Cela explique leur succès actuel, surtout dans le contexte d’une communication médicale et/ou sanitaire parfois déplorable, il faut bien le reconnaître.

Les milieux analysés ici, bien qu’ils se présentent comme progressistes, relèvent plutôt d’une forme de conservatisme car ils refusent de faire confiance aux êtres humains et au temps (compris dans un sens progressiste de l’Histoire) et sont nostalgiques d’un passé à la fois révolu et largement idéalisé… Surtout, leur modèle est dévolutif : l’avenir est une décadence éloignant sans cesse les humains d’une Nature généreuse et nourricière. Dans ce type de discours, le présent devient odieux, car il est une étape de la dégradation d’un modèle d’origine, caractérisé par la vie en harmonie avec la « mère Nature », et valorisé comme un paradis, un Âge d’or perdu sous les coups de la modernité et de son ingénierie médicale et sociale.  En ce sens, la « rationalité irrationnelle » mise en avant et même revendiquée peut, et d’ailleurs doit, être vue comme une volonté de retour à un état premier, c’est-à-dire à un état de nature, de type rousseauiste, dans lequel l’homme vivrait en harmonie avec une Nature qui lui donnerait tout, y compris les réponses aux maladies. Si leur conception du monde est irrationnelle, au sens propre du terme, elle rencontre aujourd’hui des échos à la fois dans les partis politiques et dans la société civile. Ainsi, nous pouvons nous demander légitimement si le succès de cette « rationalité irrationnelle » des alternatifs et écologistes n’est pas encore amplifié par le contexte politique et sanitaire d’aujourd’hui.


Notes

[1] Valérie Vidal, « Le Bacopa », Biocontact, https://www.biocontact.fr/cote-naturo/685. Consulté le 25/11/2019.

[2] Voir le rapport de la Miviludes, « Qu’est-ce qu’une dérive sectaire », https://www.derives-sectes.gouv.fr/quest-ce-quune-derive-sectaire/comment-la-deceler/les-derives-sectaires-dans-le-domaine-de-la-sante/quand. Consulté le 25/11/2019.

[3] Anne Rasmussen, « Critique du progrès, “crise de la science” : débats et représentations du tournant du siècle », Mille neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle (Cahiers Georges Sorel), 1996, n°14, pp. 89-113.

[4] Dominique Bourg, Nature et technique. Essai sur l’idée de progrès, Paris, Hatier, 1997, p. 19.

[5] Jean-François Bizot, Underground. L’histoire, Paris, Denoël, 2001, p. 172.

[6] Anne-Camille Beckelynck, « 169 cas de rougeole », Dernières nouvelles d’alsace, 03/06/2015, https://www.dna.fr/sante/2015/06/03/169-cas-de-rougeole. Consulté le 25/11/2019.

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