Nouveau

« Il n’y a rien qui ressemble à un raz-de-marée des partis d’extrême droite en Europe »

japankapPropos de Jean-Yves Camus recueillis par Sandrine Guidon, La Marseillaise, 20 mai 2014.

Nombre d’observateurs prédisent une percée des partis d’extrême droite européens. Partagez-vous cette analyse ?

Jean-Yves Camus : Vous me donnez l’occasion de faire une mise au point qui me paraît indispensable. Il est effectivement probable que dans le prochain Parlement européen les partis de ces diverses catégories que l’on peut nommer eurosceptiques, droites radicales, extrême droite populiste etc. auront des représentants en nombre élevé voire peut-être en nombre plus élevé que jamais depuis que le Parlement européen existe.

Mais ceci étant, on oublie que se présentent à ces élections, nombre de partis qui eux aussi ont envie de changer l’Europe, simplement pas de la même manière. Ils proposent une réorientation radicale des choix politiques qui président actuellement à la construction européenne. Et finalement dans cette campagne, les forces de gauche qui veulent changer l’Europe ne sont plus audibles. On a l’impression que l’opposition à la politique conduite par la Commission européenne n’est constituée que des diverses formations de droite. Alors que l’on peut parfaitement vouloir changer les choix de cette politique sans pour autant désirer sortir de l’Europe et en ayant un projet de transformation sociale qui existe à gauche mais qui à mon avis ne reçoit pas l’attention voulue.

Alors effectivement, si on regarde le nombre de listes qui se présentent dans les 28 pays, il y a énormément de listes souverainistes de droite, eurosceptiques de droite, d’extrême droite proprement dite. Mais je suis certain d’une chose : elles ne seront pas majoritaires dans le prochain Parlement européen. Du même coup, les thèmes de campagne portés par le Parti socialiste européen et par les autres formations de gauche, n’intéressent pas les commentateurs. Or je le répète : actuellement, il n’y a rien qui ressemble à un raz-de-marée des extrêmes droites en Europe.

C’est-à-dire ?

C’est une vision des choses qui est absurde et démentie par les chiffres des pays où l’extrême droite n’existe pas encore comme l’Irlande, l’Espagne, le Portugal, le Luxembourg, la République tchèque, Chypre et Malte. Elle est démentie par le fait que dans un certain nombre de pays de l’Est contrairement à ce que l’on croit souvent, l’extrême droite baisse. C’est le cas en Roumanie, en Slovaquie, en Bulgarie et en Pologne. On a donc l’impression qu’à partir d’exemples réels, comme la percée de l’Aube dorée en Grèce, du mouvement Jobbik (Mouvement pour une meilleure Hongrie) et du Front national en France, on établit une généralité qui d’un point de vue scientifique ne se vérifie pas. Il faut apprendre à avoir une vision d’un phénomène contrasté en tenant compte des contextes nationaux.

Ceci étant, il faudra aussi voir les résultats du Front de Gauche en France, du Parti socialiste aux Pays-Bas, ceux de Die Linke en Allemagne… Et dans un certain nombre de cas et je pense en particulier à l’Espagne, il y a fort à parier que la gauche alternative ou radicale emportera infiniment plus de voix que l’extrême droite.

Mais alors comment expliquez-vous cette tendance ?

Je crois qu’il est toujours plus spectaculaire de parler de Jobbik et de l’Aube dorée que de parler de formations qui fondent leur politique sans assassiner leur adversaire et sans défiler en uniforme. Ensuite, on associe inévitablement le passé de l’Europe à la percée des mouvements d’extrême droite. Et c’est une raison supplémentaire pour mettre en avant les dangers qu’ils représentent. Mais du même coup, on oublie que l’Europe est traversée par des mouvements sociaux et politiques qui appartiennent à d’autres sensibilités et qui représentent pas mal de monde. Je distingue notamment l’euroscepticisme de la volonté de transformation de l’Union européenne. Il y a toute une frange de la gauche qui veut faire bouger le curseur. Pour autant, elle ne veut pas que les pays qu’elle représente sortent de l’Union européenne. Ce n’est pas par exemple le projet du Front de Gauche de quitter l’Europe mais d’essayer d’en transformer les bases. Et c’est là qu’il y a une confusion des commentateurs. S’opposer à la manière dont l’UE est dirigée et dont elle modifie le quotidien des individus, ce n’est pas nécessairement vouloir la quitter. C’est aussi agir politiquement à l’intérieur du prochain Parlement, peser sur la nomination du futur président de la Commission et mener un combat pour que les bases de la politique européenne ne soient plus celles du libéralisme et d’une Europe réduite à un marché de libre circulation des hommes et des marchandises.

Vous soulignez le fait que l’extrême droite au sein des pays de l’Union est un phénomène contrasté. On ne peut donc pas parler d’une nouvelle extrême droite européenne ?

Si quand même. Parce qu’un certain nombre de formations ont su adapter leur discours et leurs méthodes et rompre avec les filiations avec l’extrême droite traditionnelle. Certains partis comme celui de Geert Wilders aux Pays-Bas (le Parti pour la liberté, PVV) n’ont objectivement aucun lien avec celle-ci mais en emprunte certains accents notamment sur les questions de l’identité.

Alors justement quels sont les éléments qui fédèrent ces partis ?

Il n’y a pas grand chose en fait quand on regarde dans le détail des programmes. Ce qui les rassemble, c’est une volonté que les Etats-nations conservent la maîtrise de ce qui se passe à l’intérieur de leurs frontières. Il y a une méfiance générale à l’encontre de tout ce qui est supranational. La deuxième chose, c’est l’impression que l’Europe est en train de vivre une mutation qui n’est pas simplement celle des structures économiques et sociales mais une mutation ethnique. Cette impression que le peuple européen est en train de changer de nature du fait de l’immigration extra européenne et de l’implantation durable de l’Islam. Cela est très clair dans le discours de Marine Le Pen. Et c’est peut-être finalement ce qui distingue le plus ces droites du reste des partis libéraux conservateurs européens.

Et au contraire, qu’est-ce qui les divise ?

A peu près tout… Le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (United Kingdom Independence Party) souhaite que la Grande-Bretagne sorte de l’Union européenne mais en même temps, Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland) veut simplement que le pays abandonne l’euro. Autre point important : le rapport à l’extrême droite traditionnelle. L’Aube dorée et le Jobbik sont des partis ouvertement racistes, antisémites qui n’ont pas changé le logiciel de l’extrême droite classique d’un iota. En France, le FN est dans une optique qui consiste à normaliser son image et donc à ne pas plus traiter les questions relatives à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et à l’antisémitisme.

Alors la constitution d’un groupe est-elle envisageable ?

Oui techniquement, elle l’est. Il y a deux conditions à remplir pour cela. La première est d’arriver à 25 députés. Incontestablement cela ne pose guère de problème. La deuxième clause, c’est que ces députés soient issus de sept pays différents de l’Union européenne. Et là c’est beaucoup plus compliqué. Précisément en raison de l’hétérogénéité importante des formations que les observateurs ont tendance à mettre dans le même sac. Après il faut bien voir aussi que constituer un groupe est un effet d’opportunité extrêmement fort car son existence même donne droit à des moyens financiers et à un temps de parole. On peut effectivement penser que ce groupe se constituera pour pouvoir bénéficier de ces avantages mais cela n’assure pas pour autant sa pérennité.

En France, un Front national qui arriverait en tête du scrutin changerait-il la donne au niveau national ?

C’est le souhait de Marine Le Pen qui explique que si son parti arrive premier le 25 mai au soir, ce qui n’est pas impossible, elle demandera au Président de la République de dissoudre l ’Assemblée nationale. Mais le président n’a aucune raison de dissoudre un Parlement où il a une majorité solide. Et pour l’instant, le FN n’a que deux députés à l’Assemblée nationale. Donc l’hypothèse de la dissolution est absurde. L’importance du 25 mai en terme de politique intérieure est à voir de deux côtés. Pour la droite, si le FN arrive devant l’UMP, cette dernière perd ipso facto tout le bénéfice de la vague bleue des municipales. Si le FN est à plus de 20% et que la gauche est très loin derrière notamment avec l’hypothèse d’un score très décevant du Parti socialiste incontestablement, c’est très inconfortable pour la majorité.

Les mobilisations de ces trente dernières années n’auront pas réussi à endiguer la montée de l’extrême droite. Aujourd’hui, ne pensez-vous pas que l’on pointe trop souvent du doigt les électeurs du FN tout en oubliant la responsabilité des politiques ?

Si les électeurs ont le droit de vote, ils ont le droit de choisir pour qui voter. Ils sont évidemment responsables du choix qu’ils font. Mais il n’y a pas de faute à voter pour le FN ou alors on arrête de faire de la politique et on n’émet que des jugements moraux. On caricature beaucoup les électeurs du FN et on leur parle peu. Le FN est un parti politique qui propose des solutions aux problèmes politiques, économiques et sociaux que la France rencontre. Et si on apportait des réponses proprement politiques ? Si les différents partis prenaient véritablement à bras le corps ce qu’on sait être les déterminants du vote frontiste. A partir de là, la meilleure réponse possible à ce vote qui s’incruste, qui perdure et qui progresse, c’est effectivement de donner à ces électeurs des raisons de se tourner vers d’autres formations. On est excessivement prisonnier du jugement moral sur le FN et sur ses électeurs.

Des électeurs qui sont…

Principalement des hommes et des femmes qui appartiennent aux catégories les plus modestes de la population : ouvriers, employés, classes moyennes inférieures qui tendent à voter FN de manière de plus en plus régulière et à tous les niveaux de scrutin. Ils ont pour préoccupation principale l’économie, l’emploi, le pouvoir d’achat, la critique des élites socio-économiques et des partis politiques qui ont alterné au pouvoir depuis 1980, donc gauche de gouvernement et droite de gouvernement. Ils ont une vision beaucoup plus centrée sur les questions d’immigration et d’identité nationale que la moyenne des électeurs et ont un sentiment de leur déclassement personnel et du déclin national.

Sur quoi Marine Le Pen fait campagne…

Evidemment. Mais d’un autre côté, allez expliquer dans des régions qui connaissent depuis 30 ans une désindustrialisation massive et un taux de chômage galopant qu’il n’y a pas déclin ! C’est une réalité incontournable. Il y a non seulement déclin industriel incontestablement, mais un retard à la mise en œuvre de politiques de formation professionnelle et de reclassement professionnel, des erreurs de stratégie dans la politique industrielle, la disparition du rôle de l’Etat dans les choix industriels et économiques. Il n’y a plus de planification, l’Etat s’est replié sur un rôle d’arbitre de plus en plus distant. Dès 1983, on a mis fin aux nationalisations et même de manière exceptionnelle, elles ne sont plus pratiquées. Marine Le Pen a beau jeu d’expliquer qu’elle est favorable à des nationalisations temporaires d’entreprises qui sont fermées par leur direction à la suite de décisions motivées purement et simplement par les plus-values boursières.

Ce langage est audible puisqu’il n’est tenu par aucune autre formation de gouvernement. Donc effectivement à partir du moment où les partis qui alternent au pouvoir expliquent aux électeurs qu’il n’existe en fait aucune possibilité de changer de politique, c’est assez naturel qu’une fraction de l’électorat se tourne vers la seule formation qui vous dise : je vais radicalement renverser la table. Le drame, c’est que des formations qui veulent changer de manière radicale les choses il y a en d’autres ! Mais disons qu’elles patinent à regagner les électeurs partis vers le FN. Et c’est un énorme problème car de plus en plus celles et ceux qui votent pour le FN ne reviennent pas vers d’autres partis politiques. Soit ils confirment leur vote, soit ils passent ensuite à l’abstention. Et puis, il existe ce phénomène extrêmement complexe par lequel chaque percée du FN créé une exposition médiatique encore plus importante du FN. Laquelle à son tour nourrit une percée supplémentaire etc. C’est aujourd’hui une sorte de mécanique infernale que personne n’arrive à casser.

Quels sont les objectifs de l’Observatoire des radicalités politiques que vous dirigez au sein de la Fondation Jean Jaurès ?

Un objectif simple qui est d’analyser l’ensemble des phénomènes de radicalisation politique en France aujourd’hui. Nous allons aussi nous livrer à un travail de décryptage des résultats de l’ensemble des échéances électorales y compris les élections européennes dans l’ensemble des pays qui auront voté. Il s’agit de mettre en relation des chercheurs qui appartiennent à différents champs de spécialités, historiens, politologues, sociologues, qui vont essayer de déterminer les motivations de l’électorat frontiste, les transformations du FN en tant que parti… On tentera d’expliquer l’ensemble des phénomènes qui sont appelés indistinctement populisme de droite, droite radicale etc. Et puis surtout, on suivra l’évolution de l’ensemble du paysage idéologique des droites. Car ce que je retiens de la dernière décennie, c’est le bouleversement complet du paysage idéologique des droites françaises avec la montée en puissance de thématiques telles que l’identité, l immigration, les petites failles qui commencent à s’introduire dans l’unanimisme sur la question européenne.

Aujourd’hui, le paysage des droites européennes est en train de muter. Il y a actuellement une sorte de compétition au sein de l’Europe entre deux types de droite : les droites libérales et conservatrices traditionnelles et les droites plus identitaires, plus autoritaires sur des questions sociétales, plus attachées à la démocratie directe qu’à la démocratie participative. Certains diront plus populistes mais qui en tout cas ont des racines idéologiques différentes.

Cela ne veut pas dire qu’on s’interdit de regarder d’autres radicalités politiques. Simplement nous ne partons pas du principe que la gauche radicale et la droite radicale sont équivalentes dans leur nature et dans leur projet.