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Pour une anthropologie de « l’entre pauvres » ou « POOR TO POOR » apparenté au « PEER TO PEER » (entre experts)

Par Alain Tarrius

L’entraide « horizontale » pour l’expertise entre consommateurs ou la collaboration gratuite pour des travaux d’auto construction, la libre organisation de courses à pied ou de natation, et toute sorte d’activités productives, commerciales ou de loisirs librement consenties et partagées, se sont particulièrement développées dans les pays anglophones sous la dénomination de « PEER to PEER », « l’entre pairs », « l’entre experts » : chacun, qui a une expérience de l’activité concernée devient l’expert des nouveaux venus dans des associations informelles de pairs et le fait souvent connaître à une multitude de partenaires par des forums internet : par exemple, pour l’auto-construction, des procédures libérées des normes et conditions des fournisseurs, sont suggérées et aboutissent à des assemblages, des savoir-faire, originaux1.

Le choix d’appareils électroniques est soumis aux avis motivés d’usagers, au cours de ces mêmes « forums », et il en va de même pour la santé, pour l’auto-organisation de voyages, le choix d’appareils ménagers, photographiques, etc.

Le « POOR to POOR», « l’entre pauvres », traduit une aspiration à l’entraide entre pauvres afin d’obtenir des produits peu accessibles dans les conditions usuelles de distribution commerciale officielle et hiérarchisée : le « marché entre pauvres » suppose une organisation spécifique des échanges, constat étant fait que « the poor gets poorer, the rich gets richer », la résolution des problèmes posés par la mise à disposition de biens en évidence sur le marché international, -tels les appareils photographiques numériques, les caméras, les mp3, les micro-ordinateurs et leurs compléments, clefs USB, imprimantes, scanners, etc-, passe par la reconnaissance d’un vaste marché des pauvres et l’organisation de circuits originaux coupant court aux divers contingentements et taxes, locaux comme internationaux, les plus-values liées aux aménagements de stockage et de vente, aux salaires de commerciaux, de divers experts patentés…bref de nombreux réseaux hiérarchisés et couteux qui n’ont souvent pour fonction que répéter les quelques lignes descriptives du produit, figurant sur les publicités usuelles. Autant d’informations dont peuvent s’emparer les clients du poor to poor / peer to peer.

La récupération de matériaux de construction et l’organisation efficace d’équipes « au noir » relève encore des compétences de ce « peer to peer – poor to poor » Les populations de pauvres, aux moyens relatifs de consommation, ne connaissent pas les frontières2 : pauvres dans les nations riches, et pauvres dans les nations pauvres, s’ils ne sont pas situés sur les mêmes échelles des hiérarchies sociales -pauvre avec quatre cents euros par mois en Europe de l’Ouest et « classe moyenne » avec les mêmes revenus en Europe de l’Est- se trouvent aussi démunis lorsqu’il s’agit d’acquérir les produits précédemment cités, aux prix de vente déterminés par un marché international transversal plus ou moins régulé par des organismes aux compétences mondiales3.

« Quand nous passons [Kurde Iranien]en Bulgarie4 par la Mer Noire, les Syriens qui tiennent pas mal de boutiques d’électronique à Bourgas et à Sofia, nous achètent les appareils que nous venons de passer depuis Koweit City -on dit ‘Dubaï’, le mot magique- : nous sommes alors à moins cinquante-cinq pour cent du prix de vente5 dans les magasins pour les mêmes produits, emballés d’origine et sous garantie internationale. Soixante pour cent à Koweit pour toutes les grandes marques importées en « destination finale ». Donc un Bulgare qui gagne deux cents euros par mois et ne peut pas se payer un Panasonic d’entrée de gamme à quatre-vingt-dix euros (prix allemand ou français de grande distribution), sera intéressé par une offre à quarante-trois ou quarante-sept euros. (…)Mais on ne peut pas tout vendre aux Bulgares, nos premiers européens rencontrés : partout il y a des clients, même en France (…). Et, même si, là, les clients sont moins nombreux, ils rapportent plus (voir infra). (…) C’est pas qu’on veut faire le bonheur des pauvres : mais c’est notre marché direct, sans problèmes et partout tu en rencontres qui savent revendre en direct pour 2 ou 3% de bénéf, des Turcs et des Polonais nous attendent à Burgas, des Marocains attendent les Turcs en Belgique et en Allemagne.

Ce sont des amis et des clients sûrs, qui fonctionnent comme nous.(…) tu vois, ils nous le rendent en nous logeant quand on continue le voyage. (…) Pour nous il n’y a pas de culbute des prix parce qu’il n’y a pas des réseaux d’experts, de chefs des ventes, et toutes ces organisations verticales, avec l’acheteur tout au bas, face à un vendeur généralement nul mais qui fourgue le maximum, pour justifier son salaire. Nous, tout est « horizontal » ; nous sommes aussi pauvres que les acheteurs : la qualité de nos appareils est garantie car ce sont les plus récents importés à Dubaï, et parce que nous achetons tellement que les commerciaux des grandes marques nous considèrent comme un marché à soigner tout particulièrement : en vendant directement les meilleurs appareils d’entrée de gamme aux pauvres, nous provoquons chez les autres acheteurs, ceux qui vont dans les grandes surfaces, le désir d’avoir mieux.»

Dans la suite du texte, nous reprenons les catégorisations d’ « échanges verticaux » et d’ « échanges horizontaux » pour caractériser les échanges marchands de l’officialité et de l’économie souterraine.

En 2005, j’eus l’occasion de parler à un ingénieur commercial représentant, dans les Emirats, un grand industriel de matériels électroniques du Sud-Est Asiatique. C’est la première fois que j’entendais parler littéralement du poor to poor6 l’expression étant rarement utilisée par les transmigrants ;

« … nous ne sommes pas aveugles : les centaines de milliers d’appareils « ouverture de gamme » que nous exportons vers les Emirats, légalement sans réexportations possibles7 ne sont pas destinés aux habitants, ni aux touristes, qui recherchent des séries haut de gamme à prix avantageux -par exemple un XXX (marque japonaise) et ses objectifs à six cents euros alors qu’il est vendu treize cents euros en Allemagne-. Et puis, si vous divisez les produits importés par le nombre de résidents, chaque habitant devrait disposer de 500 téléviseurs, d’autant de micro-ordi, etc (…) Tous ces bons appareils photo d’entrée de gamme, à cent euros dans les circuits officiels européens8 et quarante euros livrés en poor to poor repartent sans déclaration de réexportation, en avion vers Bakou, Azerbaïdjan ou vers les ports turcs de la Mer Noire, par les petits aéroports côtiers… après c’est des Iraniens, des Géorgiens, plein d’Afghans, des Kurdes, qui se chargent de passer les frontières chargés à bloc, des cargos ukrainiens qui chargent à Odessa des containers passés par Samson et débarqués ensuite à Varna ou Burgas, à l’arrivée des Afghans. (…) Il y en a même qui font tout par voie terrestre, par l’Arabie Saoudite et la Syrie –l’Irak est devenue impossible-.(…) Et toutes les marques sont concernées, alors tu vois le tsunami d’appareils. On ne pourrait jamais organiser de telles logistiques (…) Les pauvres en demandent partout, alors c’est un gigantesque marché mondial du « main à main ». (…) Nous fournissons le premier importateur en ‘terminal’, en gros soixante pour cent -ou plus même- en dessous du prix « réimportation zone euro ». Et nous sommes débarrassés de tous les soucis de distribution, de passages de frontières, d’après-vente… Nous sommes, pour l’officiel, des victimes de trafics incontrôlables (…). Mais tu comprends bien que c’est désormais pour nous un extraordinaire marché : le « poor to poor ». Des centaines de millions de consommateurs potentiels : « peer to peer », « poor to poor », même combat. (…)

Pour nous il nous revient de trouver les bonnes accointances banques-importateurs pour que le commerce puisse exister, je parle des lignes de crédit les quatre mois nécessaires à la diffusion vers les populations pauvres par les migrants, et de faire passer partout les messages sur les qualités des derniers produits « poor ». (…) Il est impératif, encore, de vendre aux passeurs-commerçants, quelles que soient leurs origines et leurs destinations, des produits neufs et nouveaux : nous produisons des entrées de gammes très bien cotées par la presse pour le marché des pauvres ; les acheteurs ont le sentiment d’être « dans la course » à la modernité technique.(…) Pour eux, qui font fonctionner l’économie des pauvres, il n’y a pas de têtes de réseaux commerciaux comme dans le commerce « normal ». Ils sont des milliers à saisir une information sur du matériel disponible et les plus débrouillards se présentent les premiers. Commande dans les émirats, livraisons sur les aéroports de la Mer Noire, ou à Djedda. Ils fonctionnent en moyenne sur trois ou quatre mois entre livraison et paiement et nous devons donc nous porter informellement garants pour les avances consenties9. Informellement, c’est-à-dire que nous désignons des importateurs qui n’ont jamais fait défaut et qui dealent avec les contrebandiers du poor to poor. Ils doivent veiller aussi à une diffusion la plus large possible : pour l’Europe, arriver jusqu’au bout de l’Espagne, (…) la voie Moyen-Orient / Balkans n’est bien sûr pas la seule ; les Chinois s’y sont mis avec leurs produits et les nôtres mais leur matériel « made in China » ne tient pas le « peer to peer »: voie Russie, Pologne, Europe du Nord (…). Pour l’Afrique, Djedda, pendant le pèlerinage, vend autant que tous les Emirats du Golfe. (…) L’Arabie Saoudite, la Syrie, la Turquie et même le Yémen sont constamment traversés par ceux que vous appelez « les fourmis ». C’est partout des deals vers l’Europe ou l’Afrique. Et surtout le matériel de base que nous leur fournissons doit être impeccable. Surtout pas d’appareils jetables, les pauvres n’en veulent pas, c’est pour les jeunes fils de riches : par contre ils nous aident beaucoup pour la vente du matériel supérieur en visibilisant une marque. (…) C’est le bas, directement desservi, qui pousse le haut vers les magasins…»10

« (…) A votre question sur l’immense écart entre la formation de nos commerciaux et nos revendeurs dans les circuits commerciaux officiels et l’absence totale de ces qualifications chez les migrants des économies… comment les qualifier ? pas informelles car sous leur désordre apparent elles sont bien organisées, invisibles ou souterraines ?, je vous réponds encore une fois par le « peer to peer » : des clients de nos « passe-frontières » sont experts, consommateurs qui lisent des revues spécialisées que nous informons, revendeurs officiels qui font du « noir », jeunes qui vont sur les forums des marques ; ce sont les experts du peer to peer ! nous ne mettons pas un pied dans ce monde « auto-organisé » en dehors des règles officielles ; c’est trop risqué, même si nous avons tout intérêt au développement du « poor to poor » dans ce « peer to peer ». D’autre part nos ingénieurs commerciaux formés dans les grandes écoles sont totalement incapables de se débrouiller au milieu des populations pauvres (…) Il s’agit désormais d’un marché majeur, déjà dominant dans certains pays. Mais les vitrines qui exposent nos produits sont bien dans les réseaux commerciaux officiels, que nous devons choyer (…) Notre constat, c’est que le « poor to poor » rétablit de l’égalité entre consommateurs d’un pays où les salaires sont plus de deux fois inférieurs à un autre non touché par le p&p. (…) Mon point de vue tout à fait personnel, puisque je vois fonctionner cette économie mondiale depuis cinq ou six années, c’est que le monde commercial régulé par des lois, des conventions, des organismes douaniers, policiers, etc.., se réduit comme une peau de chagrin ; il ne tient que par les menaces et les répressions : pour combien de temps ? Déjà les majors de l’électronique multiplient les productions pour le « poor to poor ». La logique marchande ultra-libérale du poor to poor est trop alignée sur la philosophie de la globalisation pour céder la première. (…) et la corruption des autorités est une arme terrible qui transforme les frontières en fromage devant des hordes de souris (…) Les pauvres, entre eux, maîtrisent mieux le libéralisme économique, avec leurs accords de poignées de mains, leurs transports par des foules de miséreux, leurs corruptions aux frontières, leurs confusions entre argent sale et presque propre, que les « officiels » qui inventent année après année des règles de protection et, en même temps, les astuces bancaires pour les contourner, qui inventent des profils de spécialistes de plus en plus déconnectés de la réalité des échanges, qui ont remplacé le face à face par la communication électronique bien hiérarchisée. (…) Je rêve parfois de plonger chez ces Kurdes qui traversent l’Iran et la Turquie, après que certains d’entre eux soient passé par les Emirats, et s’associent avec tous les pauvres des nations qu’ils traversent, Azerbaïdjan, Géorgie, Ukraine, Balkans, avec une mention pour l’Albanie, Italie, pour la voie nord-méditerranéenne, celle qui vous intéresse.

(…) Notre intervention se limite à rassurer certains banquiers sur le grand intérêt du « poor to poor » en leur désignant -bouche à oreille- des partenaires fiables qui leur ménageront des entrées dans cette jungle, des « commerçants intermédiaires » si vous préférez : ils réceptionnent chez les importateurs, affrètent les transports si nécessaire11, et se portent garants. Ils savent alors comment consentir des avances « sur parole » : n’est-ce pas comme cela que la banque s’est développée au XVIème siècle en Europe entre banquiers Juifs Génois, Espagnols, Rhénans ? (…) en fait, ces pouilleux passe-frontières du « poor to poor » renouent avec des siècles d’échanges sauvages, les colporteurs par exemple, avant la codification récente des échanges marchands.(…) mais aux banquiers on n’y touche pas ; c’est actuellement plus risqué que de lointains contacts avec ces miséreux contrebandiers. (…) nous ne brassons que l’argent de nos productions, jamais avec celui des innombrables blanchiments bancaires…par exemple, vous m’avez parlé de la présence de la banque anglaise xxx partout où se nouent les relations entre « poor to poor » et échanges officiels : je confirme…»

Lors d’enquêtes, en 200812, sur le financement de leurs achats auprès de grossistes koweitiens (environ 40% du prix détaxé doit être payé à la réception, soit 16% du prix dans la grande distribution européenne) par des transmigrants Afghans, Kurdes iraniens et Géorgiens, prêts à s’embarquer pour la Bulgarie dans les ports de Trabzon, Samson et Poti, j’ai pu mettre en évidence le rôle de « centrales d’achat » au capital constitué par des placements de particuliers (environ 20 000 euros par personne, 200 à 250 personnes par centrale) et abrité par des banques : en réalité cet argent provenait des trafics d’héroïne et de morphine, et était ainsi blanchi. Les personnes sollicitées pour placer l’argent qui leur était transmis par les trafiquants étaient rémunérées par le revenu annuel de « leur » investissement. Les banques qui prélevaient cette « épargne » étaient présentes dans les Emirats. Faut-il préciser que les transmigrants les premiers financés étaient ceux qui, durant leur itinéraire, participaient, comme ouvriers agricoles, à des phases culturales du pavot somniferum en expansionillégale en Turquie et en Géorgie13 ?

Déduire de ces observations et des propos de responsables commerciaux que les transmigrants relèvent d’une mobilisation internationale de main d’œuvre sur le mode de la mobilité transfrontalière et non de la classique sédentarisation auprès d’unités de production, n’est certes pas hasardeux. Processus « heureux » pour les nations qui n’ont pas à accueillir longuement des migrants internationaux désormais de passage.

L’alliance de fait entre grandes entreprises, banques internationales et milieux criminels pour gérer cette mobilisation est non moins patente, en phase avec l’omniprésente mondialisation. Et tolérée par des Etats qui ne reconnaissent pas cette nouvelle forme migratoire. L’équivalence entre tout lieu de passage, entre tout lieu de vente et donc de circulation correspond bien à la banalisation des espaces, à leur ‘dé hiérarchisation’ par la logique capitaliste moderne.

La « moins-value positive ». Perdre plus pour gagner plus : transfert de l’illicite vers le licite…

Lors de nos conversations dans le triangle Nîmes-Avignon-Arles en février, mars et avril 2011,14 nos interlocuteurs transmigrants ont spécifié des aspects essentiels de cette économie du « poor to poor » en employant rarement (six fois en quinze heures d’entretien sur le commerce) l’expression, et jamais celle de « peer to peer ». Par contre la conscience de permettre, pour des populations pauvres, l’accès à des biens inaccessibles dans les conditions usuelles du marché, est vive, mais pas exclusive d’autres clientèles. Comme l’est celle de la capacité d’expertise commerciale pour le choix des produits, et qui nous rapproche du « peer to peer ». La notion très fréquemment utilisée est celle, apparemment plus complexe et spécialisée, de « moins-value positive ».

« Poor to poor : on serait collés aux pauvres. C’est vrai et faux. Oui, nos marchés les plus intéressants sont par exemple les immenses marchés de Casa, où nous livrons des « Adidas » vraies à quarante pour cent de leur prix. (…) certains ont su monter une moins-value positive avec l’argent à blanchir des deals d’herbes. Alors, vendre aux pauvres, c’est faire le bien, et se débarrasser de tous les problèmes d’après-vente ; au Maroc et en France aussi, dans les « logements sociaux » : ça ne sort pas. C’est pour les pauvres qui n’ont pas à s’endetter avec nous. Mais il y a, sur commande, des appareils pour riches (…) ou bien plutôt des médicaments d’internet commandés directement en Amérique pour des docteurs.(…) il faut dire que pour les riches c’est du coup par coup et pour les pauvres c’est en continu. Et ça leur donne des idées de petits commerces. »

Cette expression, « la moins-value positive », et les analyses économiques qu’elle permet, est particulièrement utilisée par les transmigrants Afghans qui dominent, en Bulgarie, le commerce des produits « passés par Dubaï ». Elle fait florès chez les transmigrants qui associent les commerces de produits d’usages licites aux commerces de psychotropes15 ou de diverses contrefaçons. L’expression, paradoxale pour un économiste, est utilisée comme registre quasiment unique d’une culture endogène, d’une conception originale de l’économie des échanges développée par tous les transmigrants : le peer to peer n’est pas loin, avec sa construction de registres d’expertise originaux.

« La moins-value positive nous permet de tenir des prix à moins cinquante ou cinquante-cinq pour cent, prix nets à Dubaï, de Bucarest ou Sofia à Marseille ou Barcelone pour les appareils les plus demandés. (…) Ceux que tu trouves sur les rayons de la Fnac et que nous vendons dans leur emballage avec garantie internationale16. Pour cela, nous devons revendre aussi des produits qui donnent de l’argent à blanchir, par exemple des montres, des parfums, des sacs en contrefaçon17.

« Tu comprends, quand on vend une Rolex chinoise 120€, de la très belle camelote, nous réalisons 90€ de bénef, quarante pour nous, cinquante pour l’intermédiaire. Pour lui, c’est de l’argent noir, à blanchir : alors il préfère que nous lui donnions vingt-cinq ou trente avec un justificatif, de l’argent identifié qu’il peut déposer à la banque. Pour de fausses factures des quelques vrais produits qu’il vend… donc vingt pour cent possibles sur les produits « interdits » qui peuvent permettre de tenir les prix des autres appareils, les vrais, les clefs Usb, les appareils photos, etc.. Malgré l’allongement de la distance, et même de gagner plus. Vases communicants. (…) l’argent « coulé » dans le blanchiment permet de vendre à bas prix les appareils passés par le Golfe (…) pour le fabricant, pas de problème : ceux qui achètent des Rolex à cent vingt euros n’en achèteraient jamais à neuf mille. Et ces contrefaçons maintiennent la notoriété des vraies montres. Publicité par les émissions de télé où tu vois des douaniers qui font des saisies, des flics qui parlent de réseaux, etc.. Et c’est la même chose en Italie pour les sacs à main Gucci, Dolce et Gabanna, Vuitton. Pour les sacs, en Italie, nous sommes sûrs que des quantités sortent de chez les fabricants d’originaux, avec des défauts peu visibles –le plus souvent des pièces de cuir trop peu épaisses.

« Ceux qui prennent le risque de passer de l’héroïne depuis la Turquie, la Géorgie ou l’Ukraine font des formidables « moins-values » qui leur permettent de vendre les appareils « Dubaï » jusqu’à moins soixante-dix pour cent sans problème. (…) un gramme de bonne blanche afghane coûte huit euros à Trabzon ou Poti, quinze à Bourgas ou Sofia, trente-cinq en Italie et cinquante en France : plus tu avances, plus tu passes des frontières, plus ton bénef augmente, plus tu as d’argent à blanchir ; et sur cet argent-là, tu peux sacrifier jusqu’à quarante pour cent en faisant encore du bénef et surtout en constituant une cagnotte pour les appareils passés par le Golfe, à condition de blanchir. Donc plus tu vends des appareils ‘légaux’ et plus tu peux baisser les prix pour blanchir ! (…) on fonctionne à l’envers des marchands officiels. L’appareil photo .XX. de 100 euros-Fnac18, acheté à Koweït quarante euros et revendu quarante-cinq à Sofia ou Damas, on peut le passer à trente euros en Espagne où on a trop d’argent de la dope ou des contrefaçons à blanchir. Comme les vraies godasses de sport à Casa où l’herbe du Rif permet des blanchiments impressionnants. (…) Mais voilà : tu dois choisir, risquer une amende des douanes pour ce qui passe par le Golfe, ou la prison pour les produits à moins-value positive. Alors, ce qu’on cherche, c’est de l’argent cash à blanchir, sans nous mêler les trafics de dope ou d’armes. Ce n’est pas si simple, des produits autorisés dans ce pays sont interdits dans l’autre, et ce qui est amende douanière ici est prison là-bas : il faut avoir ça présent à l’esprit. La grande règle c’est : on ne fait pas prendre de risques aux fournisseurs, aux clients, aux compagnons de route. Et la conjugaison entre délit et crime n’est pas la même ici et là : tu comprends que ceux qui portent les ventes à travers plusieurs frontières doivent sacrément jongler avec les prix et les risques ? (…)

Dans l’autre sens ce n’est pas intéressant : la coke est stockée en Italie et, quand nous retournons chez nous, nous n’avons plus de marchandises intéressantes ; alors risquer de devenir des vrais trafiquants de drogues, pour passer de la coke dans les pays de l’héroïne, ce n’est pas pour nous. Ce n’est pas notre monde, notre commerce chez les pauvres, dans notre monde ; (…) dans les trafics de dope il y a des chefs et des sous-chefs, et des sous-sous-chefs, c’est la FNAC plus des coups de couteaux serbes, albanais, bulgares et géorgiens. Un monde de fous qui gèrent le passage de dix euros le gramme de bonne héro afghane à Trabzon à soixante euros rendue à Bari ; à l’inverse, de quarante euros le gramme de coke en Italie à quatre vingt euros en Turquie ; autant dire le naufrage de la coke, avec pas mal de morts quand les Italiens demandent à Trabzon ou à Poti huit grammes d’héro contre un de coke à des Afghans, pendant que des Géorgiens en proposent dix, des Abkhazes douze, et des Ukrainiens quinze, mais c’est de l’héro qui te tue avant même que tu la consommes. Non, c’est pas notre monde. Nous ne connaissons pas ça ; pour nous un peu d’argent à blanchir c’est bon, mais une fois qu’ils ont fait le trafic et enterré leurs morts.(…) Quand on nous oblige à cultiver le pavot, surtout vers Erzeroum, on va dormir chez des amis Kurdes qui vivent honnêtement là-bas (…).

Donc ici, nous sommes dans des logements parmi nos frères devenus français et il ne faut rien faire qui leur donne mauvaise réputation du point de vue de la morale : des jeunes travaillent sur les ordi pour des femmes qui ne viennent jamais ici, et qui donnent des rendez-vous par ordi et téléphones portables-jetables, problème de voisins qui ne doivent pas nous prendre pour des souteneurs que nous ne sommes pas ; au contraire, les docteurs occupent parfois la moitié des apparts. Et les jeunes qu’on fait travailler les uns et les autres sur les ordi nous sont mille fois reconnaissants. Au bout de quelques mois et plus vite pour ceux qui sont doués, ils prennent la route pour des bons revenus. « Sapere la strada » disent les Italiens. C’est nous qui leur apprenons la ‘strada’ : par ici la sortie. Et laisse-moi dire qu’ils la connaissent vite la Strada : on leur indique des lieux et tel commerçant à trouver ou à brancher ; parfois avec le nom d’un autre qui est à 50 km. Ils demandent par Skype, font une copie d’écran qu’ils nous montrent « oui, c’est lui, vas-y » et tout le reste.(…) c’est comme s’ils faisaient la route : pas celle du gps mais la nôtre, celle des commerçants connus, des frères, des amis. Le soir s’ils ont bien trouvé, on leur raconte plein d’histoires qu’on a vécues là-bas (…)

« Tous les compagnons que tu trouveras dans les appartements partagés donnent leur parole qu’ils ne touchent pas à la dope quand ils dorment ici, et surtout rien comme cela dans les colis qu’ils déposent. Ils n’en portent pas et ils n’en parlent pas sur les ordi. Ou bien avec d’autres et ailleurs. En Serbie et en Albanie c’est pas pareil et en Turquie, en Géorgie ou en Ukraine, tu es obligé d’en passer par les trafiquants de dope, sinon pas de matériel « passé par Dubaï »…Alors nous achetons des appareils passés par le Golfe par des trafiquants qui les liquident à moins soixante pour cent pour blanchir.(…) tu vas commencer à comprendre que nous avons besoin des ordinateurs dans ces appartements pour repérer toutes les occasions, nouveaux produits, argent à blanchir, origines est, nord, sud -on parle de Dubaï ou Koweït vers la Mer Noire, mais il y a l’ Arabie Saoudite, Djedda, vers l’ Afrique : pour le pèlerinage tous les revendeurs du Golfe sont là-. (…) nous avons besoin des ordi et de jeunes pas du tout bêtes pour les faire marcher en continu : c’est comme ce qu’on voit de la Bourse à la télé (…) A Nîmes ils sont plus de quarante à faire tourner les engins : ils gagnent sur chaque affaire : ils fonctionnent comme des radars tous azimuts ; quand ils repèrent une affaire, ils s’engagent pour celui qu’ils connaissent qui est le mieux placé pour ce marché, et tu as intérêt à les suivre, c’est comme une promesse passée devant le vendeur. Si le vendeur à l’autre bout ne connait pas le nom, alors l’Afghan ou le Turc à Nîmes ouvre Skype et en face à face règle le problème, souvent en montrant la photo d’un intermédiaire que les deux connaissent. Informatique ou pas on doit se voir.. Et les filles sur les médicaments19, c’est pire, elles doivent choisir dans des centaines de milliers de sites chinois, brésiliens, africains, indiens, préparer des fiches pour les docteurs qui circulent et bien rechercher, qualité et prix pour les clients…en vérifiant qu’elles ne sont pas sur un faux site-médicaments et un vrai lien armes ou dope ou porno enfantine ; une erreur, tu es repéré et tous ceux qui sont là ou qui passent coulent ; alors il faut être strict avec la morale ; flouer le fisc, oui, flirter avec des criminels, non, pas en France. Les jeunes qui tiennent les claviers des ordi pour les rendez-vous, les passes, quoi, des filles venues d’Espagne, utilisent trois sites russes qui fournissent les images pour attraper les clients et un site de Nîmes pour les localisations GPS des rendez-vous. Je n’y connais pas grand-chose mais ils disent qu’il faut repérer des liens qui mènent à toutes les contrebandes : ça passerait par des sites .php , puis .ru : par exemple, première couche les génériques .php, puis en .php la pornographie enfantine et tu files sur les russes (.ru) ; mais lien possible avec .isr, .br, les armes de poing, et en crypté, par exemple des itinéraires GPS, la dope aux prix successifs… on a de sacrés antivirus parce que les défenses arrivent par poignées de « chevaux de Troie », de virus. Donc faire tourner vite les ordi avec des occasions volées ; les flics du net identifient très vite les IP de chaque ordi qui tripatouille ces liens. Flics ou voyous, ils ont des « trojan » qu’ils placent avant même l’ouverture de windows pour que les anti-virus ne voient rien ; et eux ils voient tout en direct (…) dis-toi que les ordi, c’est des mouchards, c’est que de la mémoire de tout ce que tu fais, même si tu crois l’effacer ; les box sont dangereuses, c’est comme si tu avais un douanier branché sur l’ordi ; les flics lisent tout ce que tu fais, sur internet ou pour toi dès qu’ils t’ont repéré. Chaque fois que j’arrive ici j’apporte de dix à quinze portables repris pour rien en route. Cette fois huit repris en Italie. (…) des copains doués créent des séries de liens qui les protègent un temps ; ici on ne sait pas faire. Sur la toile, tu trouves des sites qui vendent des logiciels de brouillage de ton IP. (…) tu vois on devient vite des experts, pas besoin d’un stage chez les grands commerciaux.»

L’articulation licite/illicite, acte délictueux/acte criminel, variable donc selon les produits proposés et les nations concernées est structurante de cette économie d’une mondialisation par le bas. L’engagement sur l’honneur via internet est aussi contraignant que la parole donnée en face à face. Les relations multipolaires permettent constamment de connaître de nouvelles occasions de transactions avec de nouveaux étrangers : quelles que soient les distances il y aura toujours quelqu’un, connu et joignable, à proximité du nouveau fournisseur. La multitude de polarités en mouvements annule les distances : objets lointains mais logistiques immédiatement proches. Comment aborder la notion de « réseau » dans le cas du « poor to poor » ? Le fait que les transmigrants ne l’utilisent pas ne suffit pas à exclure sa réalité ; il en va de même pour le peer to peer, ou encore pour la ‘mobilisation internationale du travail’ que les transmigrants comprennent bien pour leurs proches partis en migration de travail ; eux-mêmes, sujets de leur migration échapperaient à la mobilisation : « je pars si je veux, et je reviens toujours, je travaille en route et je choisis mes clients » sont des propos constamment entendus : les contraintes du type de celles que nous signalons pour les Baloutches, Kurdes, etc.. lors de leur passage en Turquie (travailler à la culture des pavots pour obtenir des crédits d’achat de matériel électronique) ne s’exercent qu’à la demande des transmigrants eux-mêmes et nulle part ailleurs que sur les lieux de culture, avant la transformation des résines…

Les TIC20 sont utilisées comme un nouveau vecteur de mise en proximité, le virtuel est en quelque sorte soumis aux proximités humaines –reconnaissances visuelles, contrats de parole par honneur, etc.., en face à face-. L’univers des choix de fournitures s’étend, mais, ce faisant, représente un danger de repérage policier ou douanier majeur. La seule parade à ce risque semble être la rotation très rapide des ordinateurs, le plus souvent par rachat à très bas prix d’anciens portables dès lors qu’une vente d’un ordinateur « tombé du camion » est effectuée.  

Le « peer to peer » englobe le « poor to poor »

Dès que tu as la marchandise, en Turquie, en Géorgie ou même en Ukraine, [un Azéri] tu n’as plus à te casser la tête avec des banquiers, des marchands ; aller là parce qu’ils vendent plus moderne,ou là parce qu’ils remplacent vite les marchandises abimées. (…) Tu es appelé de partout et tout le temps. (…) Quand j’arrivais à Burgas, le port de Bulgarie et que je sortais de la douane et récupérais ma marchandise que des pêcheurs avaient prise sur les cargos qui nous transportaient, c’était la foire d’empoigne : les Polonais qui viennent prendre de la marchandise, les revendeurs de Sofia, les Turcs qui retournent à Istanbul ou bien vont vers l’Allemagne. (…) Ils jettent un coup d’œil sur ton chargement et vont directement à un produit ; si tu leur dis, par exemple pour un lecteur de DVD, « tiens j’en ai d’autres de chez XXX pour moins cher », ils te répondent que celui qu’ils veulent à ceci de mieux, ou cela, que je ne connaissais pas. Et c’est comme ça avec tous les autres, même les paysans dans les villages sur la route de Sofia, ou dans les Balkans. Et alors, en Italie, je te dis pas.(…) Les clients -n’importe qui- choisissent au fur et à mesure dans ce qui reste. A la fin on te dit « tu aurais pu prendre ça ou ça », eh bien, tu l’avais mais il était parti. Et on te prend les derniers appareils.(…) C’est comme s’il y avait seulement des connaisseurs dans tous les pays que tu traverses, chez tous les pauvres qui veulent acheter. (…) A Koweït ou à Dubaï les marchands reçoivent les derniers appareils, qui souvent ne sont pas encore exportés vers l’Europe ; alors ils voient une annonce d’une revue avant que ce produit soit en vente dans les grands magasins. Donc il n’y a pas que le prix, souvent la moitié du prix local, qui attire. (…) On ne vend que des marchandises de ‘pointe’. »

En somme les populations clientes se comportent comme autant d’experts : d’autant plus passionnés qu’ils participent d’une culture très généralisée –revues- et voient, charriés par des contrebandiers qui évoquent la disparition des frontières d’Orient, des trésors technologiques hors de portée de leurs moyens, dans les conditions ‘officielles’ du marché. Nous sommes bien dans le « peer to peer » : l’horizontalité du « peer to peer » s’oppose aux analyses en termes de « carrière », où quelques individus se positionnent sur une échelle de compétence à partir d’une antériorité d’usages. Cette notion de « carrière » a beaucoup apporté dans les études de diffusion des psychotropes ; mais là, la diffusion des produits psycho tropiques dans la société rencontre les hiérarchies instituées ; nous sommes loin du cadre du « poor to poor ». Quant à la spécification « poor to poor », elle irait de soi, comme une protection pour l’exercice de la vente internationale à l’initiative de transmigrants eux-mêmes pauvres.

« Chez nous [Kurde iranien] pas de « chefs des ventes », pas de « techniciens », etc..Tu passes et tu choisis un quartier où il y a déjà des trafics, ou bien, tu connais de ton passage précédent, un immeuble avec des jeunes qui « se débrouillent », et forcément tu rencontres des clients prêts à tout prendre et à faire leur propre revente. Mais il n’y a pas de « circuit spécialisé » ; sauf dans le cas des Syriens de Sofia : ils sont installés dans des magasins surtout dans la vieille ville, au centre, et nous aident beaucoup à passer les frontières. Ils nous font des commandes qui nous permettent d’avoir vite les 40% de l’avance pour la marchandise, quand on n’a pas utilisé les « coopératives d’achat » turques des mafieux. (…) Le reste on le vend vite pièce par pièce -on gagne plus-. (…) Si, quand tu es à Sofia, tu te dis que tu dois aller en Italie ou plus loin, tu gardes des produits jusqu’ à ton entrée en Italie, là on t’achète tout immédiatement, à Brindisi, surtout si tu es avec des Albanais. Et puis après tu sais que tu te débrouilleras avec des petits boulots. (…) Alors là, quand tu es en Italie et que tu sais que tu vas rester trois mois, tu demandes à des copains qui n’ont pas encore traversé la Mer Noire, de t’apporter tels et tels appareils. (…) Moi, je demande aussi des ‘produits particuliers’, qu’on me fournit en Serbie ou au Monténégro [armes…], par des amis que j’ai rencontrés en route. C’est le bénéf maxi, mais une seule fois ; tu es contrôlé une fois sur deux ou même chaque fois quand tu passes trop souvent la frontière.(…)

« Il y a aussi les Marocains qui veulent de la marchandise, comme notre ami xxx qui nous héberge ici, dans ce cas c’est les Turcs, avec qui ils travaillent en Allemagne et en Belgique, qui leur gardent des produits qu’ils achètent au port de Burgas. Et ça file en France dans les cités, les marchandises « tombées du camion » et jusqu’au Maroc. (…) ils arrivent à faire 50%. Plus si c’est associé au blanchiment.

« il n’est pas possible de se dérober, quand tu as fait une promesse de marchandise : la parole reniée est immédiatement connue par tous ; pas besoin de longues procédures, en une semaine tu n’as plus de crédit. (…) Il faut être réglo : quand une occasion se présente, par exemple des cd-roms en Pologne et que tu réserves telle quantité, tu te mets en relation avec ‘skype’, tu montres ta figure et tu vois celle du vendeur, et tu causes ; souvent il te dit « tu es à Strasbourg, alors reviens demain avec x, le Turc qui…que.. », le lendemain tu remets skype avec le Turc : le marchand voit les deux têtes et sait que tu ne peux pas le tromper, parce que le Turc il est la grande référence pour les contrats dans cette ville. Alors, tu t’engages et lui aussi, en Pologne, comme si tu étais devant lui et que tu tapes dans la main. »

Les mafias ont changé 

On nous [Albanais] compare à des mafiosi parce que nous passons par l’Italie, Bari, Brindisi, Tarente, Potenza, Avellino, Naples, La Spezia, Gênes.(….)Alors, arrivés en France on nous dit : « Naples », la mafia ? Les gens sont encore à l’époque des films en noir et blanc, quand Istanbul, Naples, Alexandrie, Marseille et Tanger sont devenues les décors : illusions de cinéma. A l’époque, je ne sais pas, mais aujourd’hui c’est sûr. J’ai travaillé trois mois entre Imperia, Savone et Vintimille pour faire passer de la marchandise, des sacs à main surtout ; les Italiens me montraient les villas des capo di mafia, de toutes les mafias italiennes et russes. (…) Tout électronique : pas la peine de rester dans un château-fort à Naples avec une manif de femmes en colère chaque fois qu’un jeune tombait. Un collègue avait travaillé chez un chef russe : il recevait deux fois par jour des cartes météo du Caucase ; il déplaçait des nuages ou bien mettait de la pluie où il n’y en avait pas ; des centaines de combinaisons étaient possibles, et puis il renvoyait les cartes retouchées : tout était dit sous le beau soleil de la Riviera…(…) des copains ont connu, dans le sud, des paysans capo qui vivaient dans des bergeries ; pas pour se cacher, parce qu’ils aimaient ça ; avec un ordi ultra-moderne sur les étagères plantées sur les murs en pierres pourries et recouvertes de chaux, et un téléphone satellitaire. (…) A Istanbul, [Géorgien] le long du Bosphore, les américains ont construit sept tours qui voient si, du bateau où tu navigues, tu jettes un mégot à la flotte ; et un satellite géostationnaire est toujours là. Des vedettes rapides partent immédiatement. (…) tu comprends à Istanbul tout se passe dans la ville dans la partie européenne… Alors, toutes les marchandises -pas les fripes chinoises, bien sûr- circulent sur la Mer Noire, sans escale à Istanbul, avec embarquement direct vers la Méditerranée si nécessaire. Impossible de passer même un paquet de cigarettes d’un cargo qui traverse le détroit à une barque. Surtout pas de halte à Istanbul. (…) Les ipad, etc…, qu’ils vendent à Istanbul viennent de Burgas ; quand les Turcs reviennent d’Allemagne, ils chargent ; c’est nous qui leur fournissons le matériel après les avoir rentrés en Europe par les petits ports et ils sont bien plus cher qu’à Sofia. (…) Des copains Afghans restent parfois quelques mois vers Autogar, le quartier de la grande gare de bus d’Istanbul, dans les ateliers de couture du cuir. Mais ça ne rapporte rien ; c’est pour la vente à Laleli. Bon pour les Chinois ou les Mongols qui vendent des nippes ou des tapis raz : les mêmes que partout dans le monde ça rapporte pas un clou par rapport à Dubaï. Alors, Istanbul et Naples, c’est des décors pour journalistes qui jouent les superflics, pour les fans de cinéma 1930. Narguilés et gomina en prime(…) Nous, on grouille partout, en continu, du Sud au Nord de l’Italie, et les ‘capos’ qu’on voit, c’est des Albanais qui nous filent des sacs qui viennent d’où ? on ne sait pas. Les vrais capos, eux, savent, et ils déplacent un nuage sur la carte depuis leur plage sur la Riviera. C’est fini les gominés en costumes. Tout le monde est de la mafia en Italie, partout.(…) Les ‘réseaux’, pour quoi faire ? puisque tout le monde en fait partie. (…) ils ont gardé le handicap que nous, nous n’avons pas, des chefs et sous-chefs, messagers, surveillants etc.. etc.. c’est encore organisé comme un grand magasin, de ce point de vue. Et puis ils puent la peur et la mort de la tête aux pieds, nous non, c’est la sueur et l’air des routes qu’on sent. »

« sur la Mer (Noire), quand tu [Iranien] croises un autre cargo tu te dis « c’est un ukrainien, donc il y a des Russes et des Abkhazes » et il y a toujours quelqu’un qui voyage avec toi qui te dit qu’il connait les commerçants embarqués, qu’il sait où ils vont passer la marchandise, plutôt vers Varna ou vers Burgas, et même avec quels pêcheurs ! nous on passe en douane les mains vides, souvent pour acheter des billets faux, cinquante dollars ou vingt euros, aux douaniers, et faire régulariser nos papiers –visa touristique, autorisation de circuler, cent euros, achats de permis de conduire, sept cents euros, et de cartes nationales ou de passeports, neufs, quatre cent euros, ou d’occasion, six cents euros-, là on a affaire aux flics : du bénéf pour tous, jusqu’aux employés de préfectures qui les volent (….) même les balayeurs devant la gare du port, ils ont des renseignements à te donner pour aller chercher ta marchandise, contre vingt euros. Et on récupère la marchandise après, avec du poisson des pêcheurs qui la passent. Mais ça, c’est pas à Istanbul que tu l’obtiens, c’est dans les petits ports de Bulgarie, de Grèce, d’Italie. (…) De toute façon la navigation (en Mer Noire) s’est constituée en évitant la Turquie, les Grecs d’Odessa ou les Géorgiens ont des boutons quand ils voient la Turquie, et la Roumanie où Constanta n’est pas intéressant, sans liaisons avec les autres pays ; le roumain est une langue qui ne laisse pas de place au slave. (…) on passe partout sauf où on nous attend. (…) et une fois passés on nous réclame partout en Europe, dans des villages, des quartiers pourris de villes, partout où il y a des pauvres. Autant que chez nous où nous sommes tous pauvres, alors on ne connait pas toutes ces marchandises ‘passed by Dubaï’. Eux, ils voient des plus riches, alors ils ont envie.»

Les traditionnels points de passage mobilisent d’importants moyens d’observation et d’intervention, alors même qu’ils ne présentent plus guère d’intérêt pour les nombreux passeurs qui mobilisent des profondeurs territoriales internationales, de part et d’autre de la frontière, sur toute son étendue ; le cas de la Mer Noire est exemplaire. Les transmigrants du poor to poor ne s’estiment pas concernés par les stratégies les plus récentes d’implantation des unités de production des multi nationales : ce sont les polarités commerciales désormais multi-fractionnées par le capitalisme marchand hyper-libéral qui font sens pour eux, et dans le cas de la Méditerranée et de l’Afrique, c’est le Golfe et la Péninsule Arabique qui font sens (Koweit, Dubaï, Bahrein, Abu Dhabi, Djedda…), avec tous les aéroports et ports secondaires qui distribuent la marchandise.

Les diffusions, des places centrales vers les diverses centralités nationales, obéissent aux règles du commerce international, avec leurs hiérarchies et spécialisations calquées sur les hiérarchies nationales, leurs contingentements et leurs taxes, par contre les périphéries nationales ou régionales sont directement et identiquement irriguées par l’économie souterraine du poor to poor Arles et Beaucaire sont des carrefours plus déterminants, pour les distributions, que Marseille : les deux modèles de distribution sont antagoniques…L’officiel est verticalisé et engendre autant de réseaux qu’il existe de différenciations économiques entre nations et entre régions, le souterrain est horizontal et omnidirectionnel. Libéré d’une nécessaire proximité avec les lieux de production, ce dernier est à même de se fournir directement auprès des centralités commerciales internationales, et d’évoluer immédiatement en cas de recentralisation. Les firmes multinationales utilisent deux entrées commerciales : celle du monde hiérarchisé par le capitalisme à l’échelle nationale, « régulée » par l’OMC, où « the poor gets poorer, the rich gets richer », et celle, transnationale, des pauvres, partout présents et mobilisés par le poor to poor.

Plus les pauvres deviennent pauvres, plus les transmigrants parcourent la planète, et plus les firmes sont capables de leur fournir des produits à bas prix, plus encore les réseaux criminels proposent des moins values positives.

Voir Alain Tarrius, Lamia Missaoui, Fatima Qacha Transmigrants et Nouveaux Etrangers. Quand les jeunes des quartiers enclavés français accueillent les migrants internationaux du poor to poor. A paraître, novembre 2012.

Notes

1 Dans cet article nous faisons état de propos, tenus par des participants à toutes les discussions, en France, en Espagne et en Italie, sans être contestés par un seul d’entre eux. Les réunions dans les douze sites retenus dans ces trois nations ont abordé des aspects du poor to poor sans employer, à deux exceptions près, cette expression. Nous parlions pour introduire ou relancer le sujet, « du commerce des pauvres qui prennent la route ». Les échanges se faisaient dans le pidgin des transmigrants Proche et moyen Orientaux, Caucasiens et Balkaniques, dérivé du « broken english » ; la gestuelle est aussi dense que les alignements langagiers d’origines diverses sur fond d’anglais rudimentaire. La retranscription que nous en faisons est autant qu’il se peut « littéraire ».

2 Alain Tarrius, El capitalismo nomada en el arco mediterràneo, hacer editorial, 2007, Barcelona,248 p.

3 Telle l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

4 Propos recueillis à Avignon lors d’une réunion de transmigrants dans un appartement de Marocains, en mars 2011 ; c’est un Kurde Iranien qui s’exprime… en « franglais ». Avant de « passer à la transmigration » il travaillait comme commercial au port de Bandar Abbas, sur le Détroit d’Ormuz.

5 Voir A.Tarrius La remontée des Sud : Marocains et Afghans en Europe Méridionale. L’Aube, 2007.

6 Deux entretiens enregistrés, d’environ deux heures chacun, à Damas, en marge d’un colloque international organisé par le gouvernement syrien et l’ambassade de France : Mondialisation et régulation internationale : vers une nouvelle solidarité mondiale ? du 9 au 13 décembre 2005, Université de Damas.

7 La précision est importante : à cette condition d’exclusivité ces produits bénéficient d’un ‘sans taxe’ quasiment intégral (OMC).

8 Un fabricant japonais prestigieux a mis sur le marché en octobre 2011 un appareil photographique apprécié par les experts (zoom x 4, sensibilité 12,5 mpixels, …) pour 66 euros grande distribution : les transmigrants le commercialisent pour 30 euros.

9 Une banque anglaise très connue ouvre systématiquement des agences dans les villes moyen-orientales signalées comme carrefours de transmigrants.

10 Pour ces logiques marchandes, voir A. Tarrius La mondialisation par le bas Balland 2002 et Arabes de France dans l’économie souterraine mondiale L’Aube, 1995 ;

11 Dans une partie non retranscrite de cet entretien, notre interlocuteur nous signale le cas d’Iraniens qui achètent directement à Dubaï, en immédiate proximité de la République d’Iran.

12 Alain Tarrius et Olivier Bernet, Migrations internationales et nouveaux réseaux criminels Ed du Trabucaire, 2010 .

13 Un Baloutche iranien nous a signalé, au cours d’une rencontre à Beaucaire, l’apparition de ces cultures dans le nord-est iranien, mais contrairement aux deux autres pays nous n’avons pu vérifier la réalité de cette assertion, contredite par la répression iranienne (plusieurs condamnations à mort) des narcotrafiquants dans la même région.

14 Dans le cadre d’une recherche pour le Plan Urbain (PUCA)sur « la rencontre dans l’habitat enclavé français, des jeunes habitants et des transmigrants moyen-orientaux du poor to poor : hospitalités réciproques, des appartements ‘sociaux’ et des réseaux commerciaux». octobre 2010 – septembre 2012. Les entretiens qui suivent ont été menés et retranscrits avec Lamia Missaoui (mcf Versailles St Quentin en Yvelines).

15 Nous faisons état, dans Migrations internationales et nouveaux réseaux criminels, (voir bibliographie), d’une conversation tenue à Sofia en 2009 avec des transmigrants Afghans où cette expression est utilisée de façon peu explicite. Nous rapportons ici les propos tenus lors de cinq conversations tenues à Arles et Avignon en mars et avril 2011. Prennent part aux discussions : transmigrants Albanais (8) et Serbes (3), Marocains (12), Kurdes(4) et Afghan(1).

16 Mais dont les n° de série ne correspondent pas à ceux des importations officielles : c’est ainsi que des clients de transmigrants se trouvent face à des douaniers lorsqu’ils vont retirer auprès de tel revendeur officiel, un appareil qu’ils ont déposé pour réparation (garantie)…

17 Des psychotropes et des armes parfois. Il n’en sera pas question dans nos conversations, seul le commerce estimé « moral », licite ou non, étant signalé..

18 Un prestigieux fabricant japonaise vient de mettre sur le marché un appareil d’entrée de gamme (zoom x 4, 12,5 mpixels..) vendu 66 euros pièce en grande distribution et 30 euros par les transmigrants…(octobre 2011).

19 Activités détaillées plus loin.

20 Techniques Informatique et communications.