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Extrêmes droites : mode d’emploi

Wolfgang Lettl, « The trial » (1981)

Propos de Nicolas Lebourg recueillis par Franck Johannès, « L’extrême droite est une vision du monde, pas un programme », Le Monde, 31 octobre 2021, p. 12.

A quel moment est apparue la formule « extrême droite » ?

Le texte le plus ancien remonte aux années 1820. L’extrême droite y est présentée comme hostile aux élites, avec un goût pour l’action et la force, et désireuse de rétablir l’ordre et d’empêcher une nouvelle révolution – mais on utilise alors peu les étiquettes politiques. C’est la révolution russe de 1917 qui installe l’usage de l’« extrême gauche » et, pour les opposants les plus durs au bolchevisme, celui d’« extrême droite ». Après la seconde guerre mondiale, l’emploi se généralise.

Sa connotation a-t-elle toujours été péjorative ?

Les militants les plus conscientisés peuvent le revendiquer, mais c’est très rare. On récuse le terme d’extrême droite, parce qu’il est en général confondu avec le fascisme, qui n’est en réalité qu’un courant d’un sous-champ des extrêmes droites. On observe la même chose à gauche : si vous parlez à un militant d’ultra-gauche, il répond que c’est un terme de la police qui ne veut rien dire, alors qu’il s’agissait du nom d’un groupe de dissidents libertaires de la IVe Internationale trotskiste. Les mots « extrême » et « ultra » sont rejetés parce qu’ils renvoient à la périphérie ceux qui se considèrent comme « l’avant-garde » du « peuple tout entier ». Nous avons un champ politique avec un nom, donc, depuis deux siècles, c’est une réalité structurelle qu’il faut nommer. Le terme peut être jugé inélégant, mais il s’agit de circonscrire son sens et de l’employer sans en accentuer la connotation péjorative ou méliorative.

Comment définir l’extrême droite ?

Comme pour les autres champs politiques, il n’y a pas une seule définition. Mais elle est plus difficile encore pour l’extrême droite, car il s’agit d’une vision du monde et non d’un programme. Il y a deux points essentiels. A l’intérieur, le projet est organiciste, c’est-à-dire qu’il défend l’idée que la société fonctionne comme un être vivant et qu’il s’agit de régénérer cette communauté unitaire, qu’elle repose sur l’ethnie, la nationalité ou la race. A l’extérieur, les extrêmes droites veulent refonder l’ordre des relations internationales. D’autres éléments communs existent mais sont moins essentiels, par exemple l’idée d’une décadence de la société, aggravée par l’Etat, alors qu’elles se présentent comme élite de rechange, dotée d’une mission salvatrice.

Vous parlez volontiers « des extrêmes droites »…

Le premier problème de typologie renvoie aux débats houleux sur la place et la définition du fascisme. Pour ma part, j’ai défendu l’idée qu’il y avait un sous-champ de l’extrême droite né en 1918, « l’extrême droite radicale », qui ne veut pas seulement régénérer la communauté mais défaire l’homme du libéralisme du XIXe siècle. Le fascisme est l’un de ces courants mais il y en a beaucoup d’autres, souvent moins connus.

Si je reprends mes deux définitions, je peux ainsi dire que le fascisme est un parti-milice qui veut créer un homme nouveau grâce à un Etat totalitaire à l’intérieur, et une guerre impérialiste à l’extérieur : c’est bien un courant d’extrême droite et de son sous-champ radical. Le souci est que cette formule d’extrême droite radicale s’est répandue dans l’espace public en 2013, avec l’affaire Clément Méric, en lui donnant parfois le sens d’extrême droite extraparlementaire, voire celui d’ultradroite, une mouvance née lors de la réforme des Renseignements généraux de 1994 et qui désigne l’extrême droite potentiellement violente, quelle que soit son idéologie.

Quelles conséquences a cette conception organiciste sur le système de valeurs de l’extrême droite ?

Tout en découle. Le vœu d’une communauté en solidarité organique pousse les extrémistes de droite à absolutiser les différences entre nations, races, individus, cultures, et à rejeter tout universalisme au bénéfice de l’autophilie – la valorisation du « nous » – articulée à l’altérophobie – le rejet de « l’autre », par permutation entre l’ethnique et le culturel. C’est ce qui d’ailleurs polarise les échanges entre gauches et extrêmes droites. Cela conditionne également le second item, celui des relations internationales, où le but est de s’enclore et de se fortifier face à la globalisation. Enfin cela entraîne une sympathie pour des valeurs irrationnelles non matérialistes, la jeunesse, le culte des morts, etc.

Le sentiment de déclin ou de décadence est-il lié à cette conception ?

L’angoisse de la décadence est consubstantielle de la « réaction », un mot né pour qualifier ce qu’on a aussi nommé la « terreur blanche » en 1795, les violences contre-révolutionnaires. Le militant d’extrême droite se veut prométhéen, capable d’arrêter la roue du temps. Prenez la démographie.

Il y a eu 180 millions de migrants entre 1840 et 1940, le mot « immigration » entrant dans le dictionnaire en 1876 (« racisme » naît lui en 1892, dans un texte qui proteste contre la submersion des Français du Nord de souche gauloise par ceux du Sud de souche latine). Le libéral en déduit que les flux sont un phénomène structurel de la globalisation depuis deux siècles. L’extrémiste de droite en déduit que l’on arrive à la mort de l’Europe et que c’est une dernière chance d’action. C’est le côté pessimiste actif de cette vision du monde : il y a déclin mortel, c’est pour cela qu’il faut réagir.

La dynastie Le Pen représente-t-elle un courant spécifique de l’extrême droite ?

Le Front national représente deux traditions conjointes. Sur le plan idéologique, c’est un « national-populisme », un mot forgé pour désigner les régimes latino-américains mais dont le premier usager français a dû être en 1975 François Duprat, le numéro 2 du FN assassiné en 1978. A partir des années 1980, les analystes l’ont utilisé pour désigner le courant allant du boulangisme de 1887-1889 à Jean-Marie Le Pen, en passant par le poujadisme.

Le national-populisme conçoit l’évolution politique comme une décadence, dont seul le peuple peut extraire la nation. Privilégiant le rapport direct entre le sauveur et le peuple par-delà les clivages et les institutions censément parasites, ce courant se réclame de la défense du « Français moyen », du « bon sens », en joignant des valeurs sociales de gauche et des valeurs politiques de droite (ordre, autorité), même si son souhait d’union, après l’exclusion de l’infime couche de profiteurs infidèles à la nation et de ceux considérés comme indésirables, témoigne d’un profond interclassisme.

Mais le FN est aussi une tradition pratique. A sa fondation, en 1972, est reprise la stratégie du « compromis nationaliste » établi en 1934 avec la création du premier FN, qui devait être un cartel des extrêmes droites – le nom est choisi sciemment, et non en référence au FN de la Résistance comme le dit une légende de gauche. Quand on regarde le FN de 1934, il élabore un programme commun pas si éloigné : il réclame « le travail français aux travailleurs français », défend des options économiques corporatistes en se contentant de dénoncer la « finance internationale ». Mais après la scission qu’a connue le FN en 1999, cette tradition d’organisation a disparu. Le FN est devenu un national-populisme sans compromis nationaliste.

Y a-t-il une inflexion du national-populisme entre Jean-Marie Le Pen et sa fille ?

Nettement. Marine Le Pen s’est imposée en mâtinant le national-populisme de « néo-populisme ». Ce dernier terme renvoie à un courant européen post-11-Septembre : une extrême droite qui dit défendre les libertés, vouloir gouverner à cadre institutionnel constant, défendre les minorités – homosexuels, juifs, etc. –, face à l’islamisme qu’importeraient les immigrés. Ensuite, Marine Le Pen a fait évoluer le parti vers un souverainisme intégral. Comme la question de l’euro a été une mauvaise affaire électorale, on a vu aux européennes de 2019 un retour au national-populisme. Mais, à dire vrai, le parti est aujourd’hui assez amorphe idéologiquement.

Le Rassemblement national se défend d’appartenir à l’extrême droite, qu’il définit comme raciste, antisémite, violente et antiparlementaire, et met au contraire en avant sa défense des valeurs républicaines…

Il y a des extrêmes droites qui ne correspondent à aucun de ces éléments. Le RN fait comme une certaine gauche : il réduit les extrêmes droites à leur fraction à la fois « ultra » et « radicale », et réplique : « Vous voyez bien que nous sommes différents, donc que nous ne sommes pas l’extrême droite » ; à gauche, ceux qui ignorent la pluralité de ce champ, rétorquent « le RN est d’extrême droite, donc ce sont des nazis ».

Quant aux valeurs républicaines, qui pourrait sonder les reins et les cœurs et dire si untel y croit ou non ? La république n’est pas une question de foi, mais de droit. Or, le RN a un programme contraire à ce que les juristes nomment le « bloc de constitutionnalité » de notre République, tout en ayant des parlementaires. La balle est dans son camp : qu’il ait un programme conforme au bloc de constitutionnalité et il lèvera les doutes sur son caractère républicain effectif.

Eric Zemmour vous semble-t-il aussi pouvoir être classé à l’extrême droite ?

Son organicisme est évident. Sa précampagne est national-populiste, et je ne m’étonnerais qu’à moitié que ses équipes soient proches d’un compromis nationaliste. Sa conception d’un nationalisme ethnique et son libéralisme font songer au Club de l’horloge des années 1970, dont l’un des membres, Jean-Yves Le Gallou, devenu aujourd’hui un de ses soutiens, a conceptualisé la « préférence nationale » en 1985.

Sur bien des points, Zemmour évoque d’ailleurs le plus célèbre des « horlogers », Bruno Mégret, lorsqu’il était numéro 2 du FN dans les années 1990. Dire qu’Eric Zemmour n’est pas d’extrême droite alors que Bruno Mégret l’était n’est pas conséquent dans l’analyse, car il n’assume pas d’avoir, lui, évolué vers cette famille politique.

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