Qu’est ce que le Front National ?
Propos de Nicolas Lebourg recueillis par David Doucet et Serge Kaganski, parution : "Le Front National synthétise les crispations de notre société", Les Inrockuptibles, 3-9 octobre 2012, pp. 34-38.
Le Front national a été créé il y a quarante ans. Quelles sont les principales inflexions idéologiques qu’a connues le parti au cours de son histoire ?
Nicolas Lebourg – À son origine, en 1972, le premier positionnement du FN, c’est être contre le Front populaire. Jean-Marie Le Pen se veut le champion de la droite anticommuniste. Mais sur ce créneau, il existe le RPR fondé par Jacques Chirac. Pour sortir du stade groupusculaire, le Front national se lance donc dans la dénonciation du coût social de l’immigration à partir de 1978. Dans les années 80, le parti se radicalise considérablement dans une conception ethnique de la nation. Une décennie plus tard, le poids pris par les classes populaires dans sa sociologie électorale amène le FN à se placer sur une ligne “ni droite ni gauche”. Le Front national se rêve alors en “parti de la grande alternance”. Avec le 11 septembre 2001 et les manifestations consécutives au 21 avril 2002, une partie des cadres du FN a compris la nécessité de réorienter idéologiquement le parti. Sur le modèle des partis néopopulistes scandinaves, le logiciel frontiste est aujourd’hui composé d’une proclamation de foi dans les valeurs libérales, la défense d’un État souple mais protecteur, et une dénonciation de l’islamisme.
Quelles ont été les principales lignes de rupture dans l’histoire de ce mouvement d’extrême droite ?
L’extrême droite française est depuis toujours indisciplinée et instable, ses tournants ne sont pas dus à des congrès ou des maturations, mais aux événements extérieurs et aux actions d’individus. En 1978 par exemple, l’assassinat du numéro deux François Duprat et son remplacement par Jean-Pierre Stirbois permettent à celui-ci de purger le parti de l’essentiel des néofascistes et des néonazis, et de construire une offre populiste plus compatible avec l’électorat et les partis de droite. Plus tard, les déclarations de Jean-Marie Le Pen qualifiant de “point de détail” les chambres à gaz liquident la possibilité d’un accès aux responsabilités pour les frontistes.
Sans le “point de détail” et la longue liste des provocations lepénistes à partir de 1987, ce parti aurait-il pu avoir une autre évolution ?
Deux choses plongent le FN au purgatoire : le “point de détail”, mais également le rétablissement du scrutin majoritaire à deux tours décidé par Jacques Chirac. La conjonction des deux empêche toute transformation de militants radicaux en bons parlementaires soucieux d’attirer le vote de modérés pour assurer leur réélection. Or la manière classique d’apaiser des antiparlementaristes, c’est de leur faire goûter aux joies personnelles du parlementarisme. La gauche a bien réussi à transformer des maoïstes et des trotskistes en parfaits adeptes de la routine législative.
Quelles sont les ruptures idéologiques que le FN ne pourra pas accomplir sous peine de perdre son électorat ?
En voulant se crédibiliser et se notabiliser, Marine Le Pen s’est manifestement appuyée sur l’apport d’anciens cadres de Jean-Pierre Chevènement. Ça s’est beaucoup vu au début de sa campagne présidentielle, entre janvier et mars 2012, où elle a fait une campagne technocratique qui ne parlait plus du peuple, mais de l’euro. Dans les meetings, on constatait pourtant que c’était bien quand elle parlait d’immigration et d’insécurité que la salle était réceptive. Elle s’est mise à rattraper la dynamique populiste dans la dernière ligne droite. Moralité : le FN ne peut pas pousser trop loin son processus de normalisation. Si Marine Le Pen transformait son mouvement en parti souverainiste, il ferait les scores que font les souverainistes en France, c’est-à-dire moins de 5 %.
Marine Le Pen est-elle en mesure d’impulser une recomposition des droites, telle que la rêve son père depuis trente ans ?
La politique est une affaire de rapports de force. Pour l’instant, elle ne peut pas. Mais idéologiquement, les lignes ont bougé. La “ligne Buisson” a fait perdre toutes les élections à la droite depuis 2007, légitimant le transfert d’une part de ses voix vers le FN et surmobilisant l’électorat de gauche en face. Si l’UMP est reprise en main par des gens qui ne comprennent toujours pas cette sociologie électorale, ils scieront leur branche et chercheront à s’accrocher à celle de Marine Le Pen lors de leur chute. Comme d’habitude, quant au potentiel frontiste, c’est moins l’action des Le Pen qui compte que les erreurs de tactique des autres politiques.
Quelle a été l’influence idéologique du FN sur la droite française et plus largement sur le débat politique français ?
C’est ce qu’il y a de plus intéressant peut-être dans le FN : c’est un lobby culturel plus qu’un parti politique. Il n’a aujourd’hui qu’une seule députée encartée. Mais depuis qu’il a émergé à Dreux en 1983, le Front national organise amplement le débat politique français. Pas une alternance ne se fait sans que l’on change nos lois sur l’immigration ou la sécurité. Pas un débat de société n’a lieu sans que quelqu’un dise à un moment : “Vous faites le jeu du Front national.” C’est devenu le point Godwin de la politique française. Le FN pèse encore et encore, tant il parvient à synthétiser et à incarner les contradictions et crispations de notre société.
Le “recentrage” opéré par Marine Le Pen vous semble-t-il réel ou de façade ?
En politique, l’un n’interdit pas l’autre. Il est certain que Marine Le Pen ne nourrit aucune lubie sur la Seconde Guerre mondiale. Elle ne croit ni en l’inégalité des races, ni en l’existence d’un complot juif. Sa vision du monde correspond à la structure profonde du national-populisme, le courant structurant de l’extrême droite française, et qui n’est en rien redevable aux idéologies du XXe siècle. Pour ce courant, il faut privilégier le rapport direct entre le sauveur et le peuple, par-delà la trahison d’élites fatalement corrompues. Il est l’apologiste d’un nationalisme fermé recherchant une unité nationale mythique et altérophobe. Il joint des valeurs sociales de gauche et des valeurs politiques de droite (ordre, autorité, etc.). Il n’y a pas de double discours de Marine Le Pen : elle représente parfaitement un segment structurel de notre vie politique.
Les éléments racistes ou antisémites (personnes, idéologie, rhétorique) qui étaient extrêmement présents au sein du FN ou dans son proche entourage ont-ils vraiment été expurgés ?
De 2005 à 2011, la direction du FN a organisé une purge qui avait un double intérêt : se débarrasser des radicaux obsédés par la Seconde Guerre mondiale, Israël, etc., et se débarrasser de ceux qui étaient hostiles à Marine Le Pen. L’avantage, c’est que ça coïncidait un certain nombre de fois ! Le FN de Marine Le Pen n’est plus un “compromis nationaliste” devant rassembler toutes les chapelles de l’extrême droite, mais un “marinisme”. Le paradoxe est que pour le construire, Marine Le Pen s’est en partie servie des éléments très radicaux de son entourage, mais ceux-ci ne sont pas dans l’organigramme, ni même membres du parti.
Dans son discours, que l’on croirait parfois emprunté au PC, le FN défend aujourd’hui les intérêts du peuple, des plus défavorisés. Ce virage est-il crédible, ou un simple positionnement électoraliste surfant sur la crise ?
En France, le libéralisme a mauvaise presse. Jacques Chirac n’a pas gagné quand il se présentait comme reaganien mais quand il parlait de la “fracture sociale”. Nicolas Sarkozy n’a cessé de citer Jean Jaurès en 2007. C’est un pays où l’on prend le pouvoir par la gauche. Le rejet du traité constitutionnel européen en 2005, la crise et l’austérité depuis 2008, on ne voit pas un seul élément qui pourrait pousser Marine Le Pen à défendre un autre segment.
Au vu de la crise et des nombreuses analyses qui en détaillent les causes (dérégulation financière, politiques d’austérité, etc.), comment le FN parvient-il à rendre encore crédible le message “chômage = immigration” ?
Parce que ce que vous évoquez, ce sont les causes du chômage, et que ce qu’aimeraient les gens, ce sont des solutions au chômage. Et ils se disent que la préférence nationale pourrait trouver sa place dans le cadre d’un néoprotectionnisme. Par ailleurs, cette question n’est plus solitaire mais s’intègre à un cadre global. L’atomisation et la précarisation du travail, la guerre de tous contre tous entretenue par le chômage de masse, la fragmentation de l’histoire nationale au bénéfice de mémoires communautarisées, etc. : notre société laisse les individus telles des particules flottant les unes à côté des autres. Une part de nos citoyens a pour représentation sociale une fiction dans laquelle les populations d’origine arabomusulmane représenteraient quant à elles un corps unifié socialement, culturellement et religieusement. Cette cristallisation entre la représentation d’un “nous” composé d’individus épars en concurrence et un “eux” imaginé comme solidaire entraîne dans l’imaginaire des populations une coagulation des insécurités (physique, économique, culturelle), déplaçant ainsi sur une critique des populations d’origine arabomusulmane le rapport entre les transformations de l’économie et des technologies et nos modes de vie.
Comment et pourquoi une partie des classes populaires et des jeunes font-ils confiance à un parti qui fonctionne sans démocratie, géré comme un bien privé qui se transmet de père en fille ?
Il ne faut pas se leurrer : le Front national, pour beaucoup, c’est la marque Le Pen, le reste n’est qu’accessoire. C’est toute la force et la faiblesse du Front national. On ne peut pas arriver aux responsabilités gouvernementales si on n’est pas doté d’une petite classe d’élus locaux, de notables, qui donnent de vous une image apaisée et crédible. Mais pour produire cette petite classe, il faut délepeniser le parti. C’est la raison pour laquelle Marine Le Pen espère faire imploser la droite. Ça la doterait d’un seul coup de notables qui lui permettraient d’accéder au pouvoir.
Comment interprétez-vous le virage laïciste pris par Marine Le Pen et son jusqu’au-boutisme sur cette question (interdiction du voile et de la kippa) ?
La laïcité sert d’abord de marqueur républicain et donc de normalisation du FN. Ensuite, en la radicalisant, en demandant que voiles et kippas soient exclus de tout espace public, elle sert de marqueur de différenciation. La normalisation ne doit pas devenir une banalisation si le FN ne veut pas perdre son électorat. Marine Le Pen place une idée qui ne peut pas être acceptée dans l’espace politique. Non intimidée par le “politiquement correct”, elle serait seule apte à prendre des mesures tranchantes. Enfin, le duo laïcité-islam sert à produire une image unifiée des problèmes de déconstruction sociale du pays. Le lien social qui se défait, la délinquance, les haines intercommunautaires, etc. : il y a une causalité maléfique unique à tout cela qui serait la communauté arabo-musulmane. Parce qu’il prône la préférence nationale, ce laïcisme radical, le FN serait seul à pouvoir restaurer une nation unitaire et solidaire.
Le Front national demeure-t-il hors du champ républicain comme le défend le journal Le Monde dans son éditorial du 22 septembre ?
Si “hors du champ républicain” signifie “relevant du fascisme”, cela relève d’une triple erreur. D’abord, le FN ne cherche pas à produire un homme nouveau dans un État totalitaire dont la guerre impérialiste serait le moteur des transformations sociétales intérieures. Ensuite, la particularité des fascistes français par rapport aux Italiens et aux Allemands, c’est qu’ils se revendiquent les héritiers de 1792… Enfin, il y a une erreur sur la place du curseur. Marine Le Pen et ses amis n’ont pas connu de guerre, ils entrent en politique quand le communisme est mort, et dans une démocratie apaisée où l’alternance est une réalité. Il y a là des individus qui ne sont pas dans le faire-semblant, mais qui relèvent d’une droite populiste et autoritaire intégrée à une hégémonie culturelle de la République.
Lorsque Louis Aliot définit le FN comme “un parti républicain au sens de l’article 4 de la constitution”, son propos est à la fois discutable et justifié. Justifié car cet article stipule que les partis doivent respecter “les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie”. Discutable, car ramener la République à son seul système institutionnel revient à la réduire à l’ordre. En la privant de ses valeurs, de sa vision du monde, de ses concepts, il est certain que le légalisme vaut brevet de républicanisme. Mais il n’y a donc ni contradiction ni double discours dans le fait qu’un parti d’extrême droite puisse se revendiquer de la République. Il revient à la responsabilité de chaque citoyen de déterminer si les valeurs de la Révolution et de la République se limitent au respect de l’ordre, et si son vote éventuel pour un parti d’extrême droite s’intègre à celles-ci.