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Le Système Le Pen : rouages et réseaux

Par Nicolas Lebourg

Depuis que Marine Le Pen a pris la présidence du Front National, deux poncifs sont en concurrence. Soit il est prétendu qu'elle aurait sorti le parti de l'extrême droite, alors que celui-ci reste vissé à ses fondamentaux idéologiques. Soit il est affirmé que sa stratégie n'est que double discours, alors qu'elle a impulsé des modifications notables au Front National. Cette double erreur de perspective est celle à laquelle les auteurs du Système Le Pen se refusent dès leur introduction. L'animal politique étant un chef de meute, Abel Mestre et Caroline Monnot ont choisi non pas de nous fournir un énième portrait « people » du nouveau prénom du nom Le Pen, mais de nous faire découvrir son écosystème. Qui la conseille ? Qui lui fournit appui politique, assistance juridique ou théorique ?

Voilà l’enjeu de ce que le sous-titre de l’ouvrage qualifie justement d’ « enquête sur les réseaux du Front National ». A travers la radioscopie des cercles concentriques que Marine Le Pen a érigées autour d’elle se découvre tout à la fois le champ actuel de l’extrême droite, et le portrait en creux de celle pour laquelle s’apprête à voter, selon les derniers sondages, un cinquième de nos concitoyens.

Journalistes au Monde en charge du suivi de l’extrême droite, les auteurs revendiquent depuis plusieurs années une approche globale du phénomène, rendant compte du moindre soubresaut du moindre groupuscule dans leur blog Droite(s) extrême(s). La méthode amène ici un résultat des plus probants car on découvre que l’essentiel du staff du leader frontiste n’est pas encarté dans son mouvement et est constitué de personnes totalement inconnues du grand public. La souplesse de structuration, plus horizontale que verticale, demeure donc la règle de l’extrême droite française, telle que fixée depuis l’entre-deux-guerres. Il est vrai que ses militants sont issus des générations les plus dures du nationalisme-révolutionnaire : ils ne sont donc pas des vitrines pour la « dédiabolisation ». Les jeunes activistes des années 1970-1990 sont un peu trop souvent inquiets du « complots sioniste » et de « l’ennemi cosmopolite », encore adeptes d’un Nouvel Ordre européen en bonne entente avec les régimes autoritaires moyen-orientaux contre « l’axe américano-sioniste ». Ils apportent à Marine Le Pen leur savoir faire réel en matière de communication, de droit, de constitution d’un programme cohérent et global. On découvre au passage à quel point ces partisans du « socialisme national » savent aussi manier les arcanes du capitalisme international lorsqu’il s’agit d’optimisation fiscale ou de constitution d’une noria d’entreprises aux capitaux croisés.

Comment peuvent-ils s’entendre avec Louis Aliot, l’actuel numéro deux du FN, par ailleurs compagnon de Marine Le Pen ? C’est l’un des enjeux politiques que pointe l’ouvrage. L’accord idéologique est infaisable avec un vice-président partisan sincère de la « dédiabolisation », pensant pis que pendre des antisémites et des adeptes du différencialisme racial et culturel. Mais lui comme les partisans de sa ligne, essentiellement issus du Front National de la Jeunesse du début des années 1990, sont contraints de supporter les autres cercles d’une présidente qui assure sa liberté en compartimentant ses réseaux. Chacun son rôle, celui de l’équipe Aliot étant de réaliser la mue modernisatrice du parti, afin que ses militants et candidats ne ressemblent en rien aux conseillers très radicaux de leur présidente. Le livre montre bien les tensions suscitées par la cohabitation entre des hommes que tout sépare hormis leur candidate à la présidentielle (voir aussi à ce propos cette excellente infographie).

Sur ce point, Marine Le Pen s’avère plus « ségoliniste » que « lepéniste ». Là où Jean-Marie Le Pen jouait sur l’équilibre entre les tribus et les clans, sa fille s’avère une femme politique des années 2000. Elle a pris le parti par les médias. Elle l’a transformé en écurie présidentielle totalement personnalisée, où le contrat passé entre les membres se résume à porter « Marine » le plus loin possible. Peuvent ainsi cohabiter les ralliés du schisme mégretiste, technocrates obsédés par une conception ethnique du monde, et les militants de terrain, ancrés dans la réalité sociale de la prolétarisation, comme le nouveau secrétaire-général Steeve Briois issu d’Hénin-Beaumont.

La réalité sociale n’est en effet pas exempte de cette enquête. Car si les radicaux suscités sont des révolutionnaires très bourgeois, les jeunes qui rallient l’extrême droite sont des révoltés prolétaires et des classes moyennes déclassées. Les scènes culturelles comme la musique ou l’internet les aident à politiser leur rejet de la politique présente. Des groupes indépendants du FN et parfois concurrents, comme le Bloc identitaire, non seulement savent leur parler mais servent de poissons-pilotes au Front National en sachant dénicher des thèmes qui s’avèrent porteurs (par exemple la laïcité contre « l’islamisation de l’Europe »).

Si on observe que dans tous ces réseaux mis à jour manque toute trace des catholiques traditionnalistes c’est surtout que le distinguo chrétiens contre païens n’est plus opératoire depuis longtemps. Enquêteurs au plus près de leur sujet, Abel Mestre et Caroline Monnot évitent de tomber dans ce genre de piège facile, auquel recourent par trop souvent ceux qui prétendent éclairer les mondes d’extrême droite. Sans le dire, mais en le démontrant, ils mettent finalement en évidence que la dédiabolisation n’est effectivement pas plus une « sortie de l’extrême droite » qu’un « double discours ». C’est un système très dialectique. Les radicaux fournissent amplement les modalités de la dédiabolisation car ils disposent d’une vision du monde et non de simples réactions à l’ordre présent. Marine Le Pen sait ensuite marcher sur ses deux jambes. Par exemple, en matière de politique internationale, sujet essentiel de crédibilisation pour un candidat à la magistrature suprême, elle prône une révision absolue de la politique française, au bénéfice d’une orientation à l’Est qui s’inspire de la plus extrême droite (cette dernière poursuivant entre autres les thèses en la matière de Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du IIIe Reich). Néanmoins, elle concilie cet axe avec la recherche de partenariats internationaux non avec des partis étrangers prônant cette voie des ultras, mais bien avec des formations populistes participant ou ayant participé à des coalitions gouvernementales.

L’ouvrage s’achève en pesant la signification stratégique de ces strates de compagnons. Tout le pari de Marine Le Pen réside sur son succès, sa faculté à faire imploser la droite en récupérant des notables qui, par effet de contagion, lui permettront de se notabiliser à son tour et de pouvoir prétendre à jouer un rôle effectif dans les affaires de la nation. Un piètre score aux présidentielles de 2012 provoquerait de vives tensions dans son attelage, d’autant que les auteurs montrent que divers membres ont dorénavant un intérêt carriériste ou financier à sa réussite. Autant dire que si on lira avec un profit intellectuel ce livre, il peut également avoir une fonction politique de mobilisation des abstentionnistes.

Abel Mestre et Caroline Monnot, Le Système Le Pen. Enquête sur les réseaux du Front National, Denoël, 198p., 14€ 50.

Le Monde propose quelques longs extraits du livre ici.

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