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« Pour l’un et pour l’autre, leur caractère a été leur destinée »

Affiches pro et anti gaullistes [de affichesgaullistes]Par Joseph Beauregard

Voilà, je vous ai évoqué dans mes deux précédents billets notre documentaire sur le duel entre de Gaulle et Beuve-Méry diffusé hier soir sur France 5. Me reste à vous dire que durant une semaine vous pouvez encore le retrouver ici visionnable sur internet.

Avant de dire définitivement "Adieu Sirius, Adieu mon Général", voilà ce que je veux vous dire : « Pour l’un et pour l’autre, leur caractère a été leur destinée ». C’est une citation de François Mauriac et elle résume merveilleusement bien ce duel entre eux.

En effet, d’un côté Charles de Gaulle n’a pas été un militaire puis un homme politique comme les autres. Face à lui, Hubert Beuve-Méry n’a pas été non plus un journaliste et un directeur de journal comme les autres. Etrange duel entre deux hommes où le fondateur du Monde se considère comme le « libre gestionnaire d’un service du public », qui lui fut confié en 1944, précisément par le gouvernement et la volonté du Général de Gaulle.

Entre eux, des parallèles évidents s’imposent : une formation à l’ombre de l’Eglise, un tempérament rebelle, une lucidité face à l’Allemagne d’avant-guerre, la détestation des égoïsmes des partis, la dénonciation de l’esprit de lucre de la presse, le même sentiment face à la défaite de 1940 qui les émeut mais ne les tétanise pas, une intégrité et une méfiance face aux puissances de l’argent et la même volonté que la France soit indépendante. Et un goût profond et non négociable pour la liberté et l’indépendance d’esprit.

Tous deux sont aussi entrés vivants dans la légende. Tous deux ont pratiqué l’art de la formule assassine. Tous deux ont représenté une autorité, qu’elle soit morale ou politique. Tous deux furent absents de France en Mai 68 et quittèrent le pouvoir en 1969. Enfin, tous deux ont été marqués par la vanité des choses et chacun a porté en silence une tragédie intime : la mort d’un enfant.

Deux hommes qui partagent donc la même lucidité, les mêmes blessures mais aussi le même rapport au monde et aux hommes : colère devant la soumission et refus de la médiocrité, rudesse et bienveillance professorale, cordialité et distance, pudeur commune à l’égard des sentiments et impossibilité à formuler un compliment, même manière de gouverner. Avec à chacun, sa gouaille calculée, sa brutalité ajustée, ses formules sarcastiques et cinglantes. Ainsi, il existe bien des similitudes chez ces deux hommes qui auraient dû les rapprocher : « Beuve-Méry a gouverné Le Monde comme de Gaulle a gouverné la France. » Mais ce ne fut pas le cas, loin de là. Et c’est là où l’histoire devient passionnante.

En effet, à bien des égards, ces similitudes expliquent et éclairent l’âpreté de ce duel qui se jouera pour l’essentiel à distance. Finalement, entre ces deux hommes emblématiques d’une manière d’être face aux hommes et à l’Histoire, il s’agit avant tout d’un duel entre deux orgueilleux conscients de leur valeur, un choc frontal - parfois subtil - entre deux figures qui incarnent chacune deux institutions qui se font face et qui vont au fil du temps modeler la France.

En ne cessant de se confronter à l’homme du 18 juin et de la Ve République de manière presque obsessionnelle, Beuve-Méry a démontré sa sourcilleuse indépendance avec ses « oui, mais…» et ses « non»  catégoriques tout en affirmant son autorité, le prestige de son journal et de sa personne. Cela n’empêche pas la retenue chez Beuve-Méry. Ils croisent le fer politique, mais au nom des mêmes intérêts supérieurs du pays. C’est un duel où chacun est à sa place et d’où les coups bas sont exclus. Sirius admoneste, morigène, combat de Gaulle à visage découvert. Il conteste ses choix, mais il ne cherche pas à le renverser. Un peu comme si les deux hommes avaient passé un étrange pacte : « nous sommes d’accord pour ne pas être d’accord. » Reste que dans ce duel, chacun s’est porté au secours de l’autre quand il –la France ? - en avait le plus besoin. Mystères des liens qui unissent les « meilleurs ennemis »…

C’est sans doute André Fontaine, ancien journaliste au Monde qui deviendra directeur du journal dans les années 1980, qui a trouvé la formule la plus juste, la plus équilibrée et qui résume parfaitement bien la complexité de son ancien patron : « Il était trop gaullien pour être gaulliste ! ». Quant à Beuve-Méry, il déclara à la fin de sa vie : « De Gaulle, c’était quelqu’un. C’était intéressant de se bagarrer avec lui. Les relations avec de Gaulle, les jugements à porter sur sa politique et sur les événements de l’époque, c’était excitant, ça donnait un sens à la vie. »

Dévoué au Général et ami fidèle de Beuve-Méry, Paul Delouvrier a été frappé par le lien psychologique qui rattachait ces deux hommes : « Tu lui ressembles tellement que tu ne peux pas le supporter.» Quant au Général de Gaulle, il déclara à Olivier Guichard : « Je n’aime que ceux qui me résistent ; mais malheureusement, je ne les supporte pas… » Une relation miroir comme si le général de Gaulle avait accepté que Beuve-Méry soit son père fouettard, son garde-fou…

L’ambition centrale de notre film est de montrer que ce duel entre ces deux combattants sans illusions confronté aux convulsions et aux pulsions de l’Histoire, l’histoire d’un dialogue contrarié, une amitié qui ne dit pas son nom, un rendez-vous entre un laïc dominicain et un militaire, un moraliste à l’esprit critique et un homme politique, le duel entre deux hommes où chacun est devenu le fantôme de l’autre…

Voilà, c’est fini, il faut savoir dire adieu en serrant les dents. A présent, vous pouvez regarder le film sur internet pendant 7 jours, et si vous lisez ce billet après la date butoir, vous aurez peut-être envie de lire la biographie de mon coauteur et ami Laurent Greilsamer « Hubert Beuve-Méry, L’homme du Monde. » C’est un livre qui se lit comme un roman…