Charles Martel, de l’Histoire au mythe identitaire

Charles de Steuben, La Bataille de Poitiers, 1837.
Première parution : Nicolas Lebourg, « William Blanc et Christophe Naudin, Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l’Histoire au mythe identitaire, préface de Philippe Joutard, Paris, Libertalia, 328 p. », compte-rendu dans Revue Historique, PUF, Paris, n°678, avril 2016, pp. 245-248 (voir ici pour la présentation de l’éditeur).
Cet ouvrage propose un sujet et une méthodologie originaux. Les auteurs suivent Charles Martel et la bataille de Poitiers (vers 732) de leur existence historique jusqu’à nos jours, montrant comment les restructurations mémorielles éclairent chaque moment de l’histoire. L’un des points forts de la méthodologie est de ne mésestimer aucune source. Selon les époques, sont utilisés les manuscrits, la presse, la musique, la peinture, la sculpture, la télévision, les manuels scolaires, la bande dessinée (un carnet couleur ornant le centre du livre). Le périple historique se double ainsi d’une histoire des arts, la double démarche mettant à jour une stimulante histoire des représentations. En particulier, l’accent est mis sur la façon dont les renouvellements de celles-ci sont tributaires des tensions politiques alors à l’œuvre.
Les auteurs ramènent d’abord le phénomène à sa juste mesure : une bataille contre une expédition, et non l’arrêt d’une invasion. La conception d’un choc entre chrétienté et Islam ne commence à émerger qu’au xi esiècle, mais se précise surtout au xix esiècle. Charles Martel étant mis en cause à partir du ix esiècle pour sa politique estimée anti-ecclésiastique, les premiers récits médiévaux le vouent à l’Enfer. Mais, le changement s’opère, car la référence à Poitiers permet de désigner la supériorité de la puissance temporelle dans la défense de la chrétienté. Certes, l’illégitimité du pouvoir du maire du Palais nécessite quelques redéploiements : Louis IX offre ainsi à la statue de Charles Martel la couronne que ce dernier n’a jamais portée. Les Grandes chroniques de France, chargées de diffuser la légitimité du pouvoir royal, fusionnent les dimensions du personnage en exposant qu’il y aurait eu une véritable invasion sarrasine et que Charles eût donc dû prélever la dîme de l’Église pour financer une chevalerie défendant la chrétienté et le royaume. Le retour d’un Martel maléfique ne se fera que lors des guerres de Religion, afin de rappeler aux catholiques le caractère impie que peut avoir le pouvoir, et sous la plume d’Henri de Boulainvilliers, afin de contester la monarchie absolue. Les identifications sont réversibles, puisque du côté des partisans d’Henri IV la bataille de Poitiers sert à fustiger le péril venu d’Espagne, et la nécessité qu’un chef reprenne en mains un pouvoir monarchique défaillant – c’est dire si l’interprétation varie. Pour autant, Napoléon se débarrasse vite d’une référence qui pourrait finalement le desservir, en soulignant par trop le parallèle de la puissance des armes dans l’ascension du Pépinide comme dans la sienne.
Le mythe devient identitaire au xix esiècle avec Chateaubriand, décrivant un Occident risquant d’être submergé par un Islam barbare et despotique. Cependant, même si Louis-Philippe met un Martel providentiel à l’honneur, la question demeure anecdotique dans la production mémorielle. Car c’est là un des points sur lesquels insiste l’ouvrage : la bataille de Poitiers n’est pas un lieu de mémoire. Les auteurs citent divers plumitifs et essayistes qui, ces dernières années, ont affirmé que les manuels scolaires avaient été purgés de la présence de Martel, que des historiens avaient minimisé le choc des civilisations qu’aurait été la bataille de Poitiers, afin de complaire aux populations d’origine arabo-musulmane.
Or, l’étude des manuels scolaires depuis la IIIe République montre le caractère fantasmatique de ces assertions ; au mieux, la bataille est représentée comme un élément d’édification nationale, non comme un affrontement entre civilisations ou ethnies. Ces phénomènes historiques que furent Charles Martel et la bataille de Poitiers ne sont devenus des éléments des imaginaires politiques qu’avec la socialisation des représentations des extrêmes droites. Si Édouard Drumont sut les redéployer dans sa mythologie antisémite, il a fallu attendre la guerre du Kosovo et le 11 septembre 2001 pour qu’ils deviennent centraux, et que puisse du même coup s’installer le mythe qu’on avait cherché à les effacer. Comme le montrent entre autres les citations de Lorant Deutsch ou d’Éric Zemmour, un enchâssement d’artefacts se popularise, affirmant qu’une simple bataille fut une gigantomachie des civilisations, proférant qu’une amnésie fut instaurée sciemment dans une nouvelle phase de cet éternel choc, et les auteurs se présentant comme les hérauts d’une anamnèse sociale contre des « historiens officiels ». Cette mythologie participe d’une crédibilisation des thématiques islamophobes, le passé comme le présent étant réécrits pour dessiner un horizon d’attente conflictuel et mobilisateur.
Cette dimension politique du propos explique sans doute que cette analyse ne s’encombre pas d’appareil critique : on ne trouvera pas ici, par exemple, de références à Pierre Nora, Paul Ricœur, Georges Sorel ou Roland Barthes, quant aux questions de la mémoire et du mythe. À l’évidence, les auteurs ont tenu à proposer une narration fluide et érudite, mais sans ce qui pourrait passer pour du jargon universitaire auprès du grand public. Ils ne s’inscrivent donc pas dans une lignée analytique, mais dans une conception du rôle social de l’historien. Par des temps d’embrasement des « mythes mémoriels », ce n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage, puisque cet engagement demeure éthique et n’induit pas une inclinaison idéologique de l’écriture.
Il s’agit moins de clore l’histoire de la bataille de Poitiers que d’ouvrir le chantier des mythologies sociales identitaires qui structurent une demande autoritaire et altérophobe. Alors qu’ils ont recouru à une méthodologie transdisciplinaire pour un sujet transpériodique, les auteurs concluent sur la nécessité d’approches transnationales. C’est là une perspective de recherche qui paraît des plus adéquates pour comprendre la cristallisation et la diffusion de mythes historiques dans un marché globalisé des représentations culturelles. Les auteurs nous invitent ainsi à adapter le travail d’historien à la postmodernité, tout en respectant la longue durée.