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Comment gérer le salafisme ?

Pierre Soulages, « Peinture 200×162 cm, 14 mars 1960 ».

Par Bilel Ainine

Depuis les attentats ayant frappé la France en 2015, la situation française est régulièrement comparée à celle de l’Algérie d’avant la guerre civile. Un écrivain comme Boualem Sansal est revenu à de nombreuses reprises affirmer ce propos, et exposer que ce qui serait la faiblesse de la France dans sa répression du salafisme l’exposerait à un sort aussi peu enviable.

Qu’en est-il rationnellement ? J’ai vécu la guerre civile algérienne depuis ses débuts lorsque je vivais dans un quartier populaire dans la banlieue d’Alger. J’ai vu le Front islamique du salut (FIS) émerger dans les mosquées, les quartiers, puis les communes (qu’il contrôle en grande partie à partir de 1990), et, enfin, au niveau national. Il y a eu l’interruption du processus électoral, puis la répression qui va aboutir à un cycle de violence inouï.

Il faut savoir que ce mouvement devenu parti politique, ne reflète pas une forme savante du salafisme et encore moins « quiétiste ». Il repose sur l’action politique et sociale. Il pioche aussi bien dans le référentiel salafiste (savant) que dans celui des frères musulmans (notamment en matière de savoir-faire organisationnel). Son objectif est la construction d’un État islamique et l’application de la charia.

Il était perçu par le régime en place comme une menace majeure pour sa survie. De nombreux partis d’opposition de différentes tendances (gauche, extrême gauche, islamisme dit modéré…) le considéraient comme une menace pour les libertés démocratiques. Sa composition était hétérogène, si bien qu’il avait du mal à gérer la conflictualité en son sein. Il comptait dans ses rangs des militants politisés (majoritaires), ainsi que d’anciens frères musulmans « salafisés » par opportunisme, mais aussi d’anciens combattants revenus d’Afghanistan, qui sont montés sur sa vague tout en se préparant à une éventuelle répression.

Le FIS n’a pas été réprimé pour les mêmes raisons que les salafistes en France pourraient l’être. La posture violente adoptée par une partie de sa base a permis au régime algérien de prétexter et justifier la politique répressive menée, tandis que les salafistes piétistes en France se démarquent explicitement de la violence. J’ai rencontré d’anciens « meneurs » de ce parti dissous qui se sont retrouvés dans des camps d’internement improvisés dans le Sud algérien. Ces centres ont constitué l’une des premières causes de la massification de l’engagement violent chez les militants et sympathisant du FIS.

En somme, l’État a voulu interdire le FIS comme réalité sociale et politique en procédant à sa dissolution par voie juridique (interdiction du parti) et par la répression sécuritaire (camps d’internement) et cela a abouti à une guerre civile.

Au-delà des menaces potentielles que représentait le FIS ; au-delà de savoir si l’arrêt du processus électoral était justifié ou pas, le constat est sans appel : durant les premières années du conflit, les solutions répressives adoptées par les autorités algériennes ont contribué à aggraver la situation.

Le débat français sur le salafisme se pose en d’autres termes. Ces derniers mois deux interrogations ont organisé les échanges dans l’espace public : « Peut-on interdire le salafisme ? » et « peut-on inscrire le salafisme dans la liste des dérives sectaires ? ». Il s’agit ici d’interdire un courant religieux qui, il est vrai, est en rupture avec les normes dominantes. Mais en en quelle vertu, au regard du droit actuel, pourrait-il être envisagé une telle répression religieuse ? Cela ne m’empêche certes pas de penser que le salafisme pose problème en termes de cohésion sociale, de rejet de la laïcité, et, globalement, vis-à-vis des normes républicaines et démocratiques.

Le salafisme est une offre parmi d’autres sur le marché du religieux. Il repose sur un corpus d’idées, de croyances, de représentations sur la pratique religieuse. En ces termes il est, tel que le décrivent les salafistes eux-mêmes, une doctrine et une méthode religieuse. Pour les pouvoirs publics, la question est celle de sa gestion, pouvant viser à l’endiguement.

C’est le fameux « combat culturel » si souvent évoqué voire invoqué : affronter une doctrine sur le plan des idées, faire apparaître ses contradictions, réduire sa portée dans l’espace public. Quel est le modèle culturel, voire religieux qui pourrait être opposé au salafisme en tant qu’alternative viable pour des individus qui sont à la recherche d’une offre spirituelle ? Il ne s’agit pas de s’attaquer à l’individu dans sa croyance (liberté de conscience garantie par le droit), mais de s’intéresser à l’aspect structurel du déploiement du salafisme en France.

Il faut savoir que même au sein des pays musulmans où le salafisme n’est pas un courant majoritaire (par exemples l’Algérie, le Maroc et la Tunisie), celui-ci pose également problème (notamment en termes de cohésion sociale) et les réflexions pour l’endiguer sont aussi de mise. En Algérie , le ministre des Affaires religieuse a déclaré une guerre sans nom contre le courant salafiste. Le courant dit salafiste madkhali, également présent en France, est spécialement visé, car il est plus prosélyte et moins tolérant à l’égard des autres courants religieux (musulmans et non-musulmans).

Il s’agit pour les autorités algériennes de « nationaliser le référentiel religieux », de l’« algérianiser » en favorisant d’autres courants qui collent au registre malikite traditionnel et se démarquent du hanbalisme wahhabite qui puise dans les codes culturels des sociétés arabes du golfe. Le ministère des Affaires religieuses nommant les imams, ceux de tendance salafistes sont systématiquement écartés de la gestion des mosquées et de l’imamat (fonction d’imam). L’idée du régime algérien est de les déposséder des tribunes de prêche les plus efficaces.

En France, réprimer les adeptes de ce courant n’est pas envisageable, car cela n’aurait aucun sens dans une démocratie laïque et pluraliste. En revanche, dans le cadre de l’état du droit, il est ici aussi possible de limiter son emprise sur les lieux de culte à travers les mécanismes de gestion des mosquées – tout comme se pose la question des écoles hors contrat dont le référentiel éducatif est identifié comme salafiste.

Il est ainsi possible de former les imams au contre-discours salafiste. Il ne s’agit pas d’insérer l’État dans les pratiques d’un culte, moins encore qu’il coproduise le discours salafiste. Il est question d’outiller ces personnes. Tenir un discours religieux critique à l’égard du propos salafiste implique de maîtriser de larges connaissances pour faire apparaître ses contradictions, voire son caractère exogène aux cultures religieuses originelles des communautés musulmanes résidant en France.

A cet égard, la société (en particulier les entreprises de presse) comme l’État pourraient offrir une tribune plus visible aux acteurs détenteurs de discours religieux alternatifs plus respectueux des normes républicaines et démocratiques. Dans la même optique, il faut encourager les ateliers et colloques qui abordent les thématiques liées à la réforme de l’interprétation de l’islam (et non pas « la réforme de l’islam », formulation tout à fait impropre). Cela se fait déjà dans certains pays musulmans, en partant de l’Indonésie pour arriver au Maroc, en passant par l’Égypte.

Enfin, il ne faut pas hésiter à mettre en avant la remise en cause du modèle salafiste au cœur même de son berceau, en Arabie Saoudite où des réformes institutionnelles visent à décloisonner les codes culturels et religieux rigoristes de la société saoudienne. Cela contribuerait sans aucun doute à démystifier le salafisme rigoriste chez ses sympathisants au même titre que cela contribuerait à affaiblir sa valeur marchande sur le marché du religieux.

En somme, il ne s’agit pas de faire la chasse aux sorcières, et encore moins de faire le procès du salafisme en le transformant en délit politique. Ce qui doit être réprimé doit se limiter aux dérives qui tombent sous le coup du droit et qui seraient éventuellement lié au salafisme, à l’image de la différence établie entre « secte » et « dérive sectaire ».