Intervenir dans l’espace public : le vide à travers les planches
Par Nicolas Lebourg

Sans en tenir le décompte je crains de refuser 95% des interventions médiatiques proposées, tout en tenant à participer à l’espace public à ma modeste mesure. Deux de ces récentes interventions concomitantes me donnent envie de préciser quelques points, et de les mettre en libre accès pour que les choses soient claires. Primo, un entretien avec les journalistes Maxime Macé et Pierre Plottu pour le quotidien Libération. Il s’agissait de réagir à l’expression « nation organique » employée par le président de la République dans son intervention du 14 juillet. Comme j’expose depuis ma thèse en 2005 que l’organicisme est le cœur idéologique des extrêmes droites il était assez rationnel de répondre à cet usage inattendu de cette expression par le chef de l’Etat. Contrairement à ce qu’affirment des agitations il ne s’agit nullement de certifier qu’il y aurait une confusion entre macronisme et extrémisme de droite voire fascisme (que ce soit des cris d’orfraies des fanboys d’Emmanuel Macron ou de trépidation de ceux de Jean-Luc Mélenchon, puisque le débat est réduit à ce niveau-là). Il suffit de lire l’entretien ci-dessous. Cela permet de souligner un point : le but de l’intervention publique es qualités n’est pas de donner son avis (ça, c’est une intervention du citoyen, ce qui est fort bien) mais une perspective permettant aux lecteurs de se construire leurs propres opinions. La mienne est calme. Secundo, j’ajoute à la suite de l’entretien deux petits articles. Ils sont une intervention sur Vichy dans les Pyrénées Orientales à propos des commémorations des crimes de Vichy et d’hommage aux Justes tenues ce week-end. Face à la façon dont le révisionnisme historique s’est si aisément inséré dans le débat de l’élection présidentielle, il me semble plus que nécessaire que les historiens refassent un travail d’éducation populaire sur ce sujet. L’éducation populaire exige de passer aussi par des médias populaires. Le quotidien régional L’Indépendant, Céline Sala-Pons, directrice du mémorial du camp de Rivesaltes, et ma modeste personne avons donc proposé une double page sur Vichy vu d’en bas, décrivant sa réalité dans le quotidien du département des Pyrénées-Orientales. Si en rédigeant ces petits textes, j’étais soucieux du révisionnisme de l’automne précédent, force est de constater que leur contexte de parution est effarant, l’indignité d’interventions issues tant de la majorité que de l’opposition quant à « l’analyse » de Vichy et de Pétain témoignant d’une anormale évaluation du passé et du présent. Les quelques jours d’agitation entre les propos du président et ceux des députés à propos de la rafle du Vel’ d’Hiv’ montrent une polarisation de l’espace public qui ne peut être sans effet sur le corps social – même si celui-ci mène sa vie bien loin des bulles twitter. Peut-on encore vraiment y mener des éléments rationnels ou est-on désormais condamné à n’entendre que bruit et fureur ? En tous cas, quand une séquence qui devrait être aussi consensuelle que celle menant de la fête nationale à la Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’Etat français et d’hommage aux « Justes » de France donne tant de vacarme et de bassesse il est temps, ce me semble, de nous interroger sur notre échec collectif. Comme le dit une chanson d’Alain Souchon : « putain ça penche / on voit le vide à travers les planches » (ça, c’est un avis du citoyen).
«Nation organique»: un concept utilisé par Emmanuel Macron au «cœur de la vision du monde de l’extrême droite», Libération, le 15 juillet 2022.
D’où vient cette idée de «nation organique» ?
Les idéologies nationales se sont cristallisées après la Révolution française. Pour schématiser, il s’est développé en France une conception de la nation sur la base d’un contrat social. En Allemagne, l’idée nationale s’est structurée, elle, sur l’idée que les peuples ont un génie propre, une âme spécifique qui relie et dépasse ses membres. Cette représentation a abouti, à la fin du XIXe siècle, aux conceptions organicistes de l’extrême droite. En France, Maurice Barrès explique alors que la nation c’est «la terre et les morts» ; en Allemagne se développe l’idéologie «Blut und Boden» c’est-à-dire «sang et sol». On n’est pas dans le contrat social mais dans l’appartenance à un tout organique.
Comment et pourquoi l’extrême droite utilise-t-elle ce concept d’organicisme ?
Pour l’extrême droite, les nations sont des corps qui peuvent mourir et qu’il faut préserver de la division et de l’extérieur. Pour elle, la lutte des classes sépare la tête des bras. Les corps étrangers ne sont que des métastases, un cancer qui ronge le corps national. L’organicisme est le cœur de la vision du monde de l’extrême droite. L’unité organique est leur utopie, et leurs rejets (immigration, système politique pluraliste jugé diviseur etc.) en sont une conséquence. Cela suscite l’incompréhension de la gauche qui s’imagine que l’extrême droite est constituée d’«anti», de «contre», et ne comprend donc pas sa part séductrice.
L’écrivain fasciste Robert Brasillach définissait ainsi le fascisme comme l’amitié à l’échelle de la nation : c’était bien de l’attrait pour une société organique dont il parlait. Mais l’organicisme fonctionne aussi bien dans les courants totalitaires que démocrates, avec cet avantage dans le dernier cas que l’idéologie rejoint l’intérêt électoral. Dans notre système électoral, la préférence nationale a le mérite d’être un argument qui dit à tous les électeurs, des grands bourgeois aux précaires, qu’ils jouiront ensemble de l’Etat-providence en payant moins d’impôts puisque les immigrés seront tenus à l’écart de la solidarité nationale.
L’idée est-elle toujours en vogue au RN et à Reconquête ?
Si le RN et Reconquête n’étaient pas organicistes, ils ne seraient pas d’extrême droite. Bien au contraire : c’est là un trait martelé tant par Marine Le Pen que par Eric Zemmour. Si le second assume avec fougue une conception ethniciste de la nationalité, la première martèle avec constance le principe de l’unitarisme national, même dans une forme très soft comme lors de cette campagne présidentielle. Elle expliquait ainsi en meeting il y a une poignée de semaines qu’elle défendait le «principe fraternel de la nation» contre «la division de droite et de gauche». C’est une formulation passe-partout mais qui renvoie encore à cet unitarisme organiciste au cœur de sa pensée.
Faut-il voir dans la déclaration d’Emmanuel Macron un pas vers la vision du monde de l’extrême droite ?
Ce serait aller vite en besogne ! Il utilise cette expression quand on l’interroge sur la question sociale et non nationale. Plutôt qu’une conception pleinement organiciste de la nation, ce qui prédomine chez le président de la République c’est davantage l’idée du mérite des élites et le refus de la lutte des classes. Mais on ne connaît aucun cas en histoire électorale où la reprise de la vision du monde de l’extrême droite n’ait pas favorisé électoralement l’extrême droite.
Vichy vu d’en bas, L’Indépendant, 16 juillet 2022.
La Seconde guerre mondiale est une guerre totale, mobilisant non seulement des combattants mais l’ensemble des sociétés. En Roussillon, l’écho de la guerre a eu un peu d’avance.
En mars 1939, suite à l’exil de 450 000 républicains espagnols, les camps de concentration rassemblent 264 000 personnes, quand le département ne comptait que 240 000 habitants. En septembre, quand la guerre contre l’Allemagne est déclarée, pétitions, courriers au préfet et délibération du conseil municipal de Collioure fulminent contre des Espagnols accusés de bientôt remplacer les Français partis au front, que ce soit à leur poste de travail ou dans le lit marital. Nombre de personnes exigent que les exilés soient envoyés en première ligne.
Les Espagnols sont triés au centre perpignanais des Haras (l’actuelle Cité Dalbiez) puis sont envoyés à un des camps. Ce réseau constitué impacte la vie quotidienne.
Ainsi, la viticulture rivesaltaise se transforme. Les ouvriers agricoles et les saisonniers ne connaissent plus le chômage : les voici gardiens du camp de Rivesaltes. Comme les viticulteurs manquent de bras, l’administration leur prête les Espagnols internés, puis, le préfet met à leur disposition des agriculteurs les femmes et les enfants de plus de 15 ans du camp. Les entrepreneurs sont gagnants : le salaire de ces travailleurs est quatre fois inférieur à celui des ouvriers français. Vins et vignes sont néanmoins victimes de rapines, de la part des gardiens du camp, sous-payés, ou des Russes blancs, arrivés en stationnement au camp en 1943 lorsque les troupes allemandes y ont élu domicile – la Gestapo, aidée par les Français de la Milice, officie quant à elle à la Citadelle de Perpignan. Mettant à profit la sous-nutrition tragique des enfants, certains gardiens sortent des femmes du camp pour les prostituer dans les cafés environnants.
Pour les habitants, le camp a des conséquences dans leur vie quotidienne : alors que l’approvisionnement est déjà difficile, l’existence d’un acheteur représentant à lui seul plusieurs milliers de bouches induit une forte montée des prix agricoles. Cela est bénéfique pour une partie des producteurs (même si l’administration n’hésite pas à avoir des mois de retard dans ses paiements), mais s’avère très contraignant pour les consommateurs. Au printemps 1942, le camp absorbe également à lui seul la moitié du stock de poissons disponible sur le marché local.
Quand, peu après, les juifs du Sud sont concentrés sur Rivesaltes, avant de partir pour Auschwitz via Drancy, l’opinion est troublée. Pas de la part du journal local de l’Action française, mouvement d’extrême droite fondé en 1905, qui vomit que « les Juifs, au Camp Joffre, font figure de privilégiés. » Mais, dans l’ensemble, la population désapprouve les persécutions antisémites. Certains donnent le meilleur d’eux-mêmes. Le département compte ainsi des « Justes parmi les nations ». C’est le cas de Paul Corazzi. Cet ancien militant du mouvement d’extrême droite des Croix de feu a été nommé par la préfecture pour participer à l’organisation du regroupement et du transfert des juifs. Il s’emploie en fait à soustraire des internés à la déportation. C’est aussi le cas de Friedel Bohny-Reiter, infirmière suisse qui s’est dévouée au secours des enfants du camp.
La longue route des Tsiganes, L’Indépendant, 16 juillet 2022.
Le camp de Rivesaltes a pour fonction de regrouper des étrangers « indésirables ». Pourtant, dans les décomptes administratifs de sa population se trouvent des « Français ». Il s’agit de Tsiganes.
Le camp a compté 1334 Tsiganes, hommes, femmes et enfants, Français pour 92% d’entre eux, Tsiganes du Nord et de l’Est plutôt que Gitans du Sud. Comment sont-ils parvenus là ? Par un décret du 6 avril 1940, la Troisième République assigne à résidence, pouvant être un camp, les « nomades », au motif qu’ils pourraient communiquer des informations à l’Allemagne nazie quant aux mouvements des troupes. Après que le maréchal Pétain ait fait le choix de l’Armistice, l’Alsace-Moselle est annexée au Troisième Reich et 135 000 de ses habitants sont expulsés vers le sud. Des Tsiganes du Grand Est se retrouvent ainsi « réfugiés » au sein du camp d’Argelès-sur-Mer à l’automne 1940.
De « réfugiés » à « nomades », il n’y a qu’un pas avec un peu de mauvaise foi : ces personnes sont ensuite transférées vers le camp de Rivesaltes. A l’intérieur de celui-ci, les familles gitanes sont concentrées sur l’îlot B puis sur le J avec les juives. De nouveaux flux émergent avec le durcissement du régime de Vichy : en 1942, ce sont des familles en provenance de Lyon qui sont envoyées ici, puis venant de l’Indre dont le préfet a réclamé le transfert des « tribus » qu’il estime « néfastes ». Si la politique de répression s’aggrave, elle se fait dans un certain désordre, Rivesaltes envoyant ainsi en janvier 1942 ces internés vers le camp du Barcarès, qui comporte un îlot spécialement consacré à leur concentration. Les évasions sont constantes : lors de la liquidation du camp de Rivesaltes en novembre 1942, 61 Tsiganes s’enfuient encore, entraînant la fureur du ministère de l’Intérieur. La direction du camp se défend en arguant du caractère indiscipliné de cette catégorie de prisonniers.
A la Libération, quand le camp de Rivesaltes devient « centre de séjour surveillé », essentiellement destiné à l’enfermement des anciens collaborateurs, il est prévu, mais sans réalisation effective, d’encore y interner… des nomades. Au final, près du quart du million de Tsiganes européens ont été tués par les nazis et leurs alliés.