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La Vie en camp : courriers d’avant la déportation [1941 – 1942]

Par Nicolas Lebourg

En 1808 comme en 1834, selon les documents du ministère des cultes, il n'existerait « aucun juif » dans le département des Pyrénées-Orientales. C'est toutefois ici, au village de Rivesaltes, que le régime de Vichy instaure l'un des importants rouages de sa politique antisémite. Les hommes et les femmes qui y sont internés ne sont pas simplement broyés par l'histoire : ils y prennent part, pensent et ressentent, et, le service postal fonctionnant, écrivent des courriers où ils exposent leur condition. La censure étant de rigueur trace reste en archives de ces plis.

Avant la déportation

Depuis janvier 1941, le camp a accueilli des milliers d’internés, essentiellement Espagnols ou issus de l’Europe Centrale, en ce cas souvent de confession juive. Des mesures de ségrégation des internés juifs ont été prises : a) constitution de « Groupes Israélites homogènes », surnommés les « groupes palestiniens », au sein des Groupes de Travailleurs Etrangers ; b) rassemblement au sein de l’îlot B, à compter de la Pâques juive de 1941, des familles juives, puis transfert de ses hommes à l’îlot K, et des femmes et enfants au J (en compagnie de familles gitanes).

Dès l’origine le problème premier est la faim : à l’automne 1941 la ration calorique quotidienne moyenne se situe entre 1 100 et 1 200 calories. En septembre, une internée écrit « je suis très mal et on nous oblige à aller travailler aux vendanges », quelques semaines plus tard l’un de ses compagnon d’infortune expose : « Nous vivons dans un milieu rempli de haine contre nous, aussi bien le personnel administratif que le personnel de surveillance nous souhaite la mort par la faim. Nos rations déjà petites nous sont volées et vendues ». Au printemps 1942, la situation est rendue en des termes tragiques : « Tu ne peux t’imaginer jusqu’à quel point nous avons faim » écrit l’un, « Une fois nos papiers en ordre nous sortirons d’ici et de cette misère. Vous tous n’avez aucune idée de notre vie ici sinon vous auriez fait beaucoup plus pour pouvoir nous en sortir » se désespère l’autre.

Des rumeurs circulent quant aux visées des nazis, se trouve même un étrange écho du plan Madagascar alors même que la Solution finale est en vigueur : « Il y a des pourparlers en cours entre l’Allemagne et le Japon sur le moyen de décider la France à abandonner Madagascar au Japon. Le Japon dans ce cas transférerait les 20 000 juifs de Changaï à Madagascar comme base d’un réservoir juif. Ainsi, serait-il possible d’y faire suivre plus tard les juifs de l’Europe Centrale ». Mais, pour l’essentiel, les échanges épistolaires traitent de l’impossible existence en camp : « Voulez vous connaître le diagnostic, c’est très simple : fatal par des mois de nourriture insuffisante » ; « Mon mari est mort de faiblesse : vous ne pouvez pas imaginer ce que nous subissons ici au camp ».

Lettres du système génocidaire

Le 26 août 1942 à cinq heures du matin commencent les opérations de ramassage des juifs étrangers de la zone sud et leur regroupement au camp de Rivesaltes. Pour les opérations de concentration 400 gardiens des Groupes Mobiles de Réserve sont fournis. Ordre est donné d’interner également sur Rivesaltes toute personne qui entraverait l’opération de regroupement .

Le camp spécial est sis aux îlots J (femmes et enfants) F (hommes ; antérieurement dédié aux travailleurs espagnols) et K (réception, criblage et triage ; aucune baraque n’y est plafonnée hormis les trois d’infirmerie – 500 consultations en septembre 1942). Les îlots sont entourés de barbelés. A l’arrivée chaque interné reçoit un carton rouge portant son matricule et son nom. Le couchage se fait sur la paille directement posée au sol ; elle n’est pas changée d’où la diffusion des parasites.

Le camp spécial est prévu pour un effectif de 10 000 internés composé de familles et une durée de 15 jours. Y sont d’abord regroupés les 1 176 juifs déjà au centre. Les transferts depuis d’autres camps se font par trains jusqu’à la gare de Rivesaltes, puis, de là, par camions jusqu’au centre, de même manière en sens inverse pour les convois direction Drancy – et, de là, vers Auschwitz. Au début, le déplacement du camp à la gare se fit par le quai d’embarquement militaire, mais cette solution fut abandonnée pou réaliser des économies de carburant.

Si, jusque là, la censure du courrier des internés témoignait obsessionellement de leur faim, elle révèle désormais l’importance qu’ils accordent à ces convois. Les futurs déportés expliquent à leurs proches leur situation et tentent parfois d’apaiser leur anxieté : « 70 à 80% des juifs on été transportés, les uns disent en Tchécoslovaquie, les autres en Pologne, personne ne sait au juste » ; « mon cher enfant je dois te dire que je pars avec un convoi où je ne sais pas » ; « il se peut que je change de résidence et même d’entreprendre un voyage un peu long, si vous n’avez pas de mes nouvelles vous saurez que je suis parti ».

Le premier et le second convois sont exempts d’enfants, car pour le premier les familles usent toutes du droit qu’elles ont alors de laisser leurs enfants de moins de dix-huit ans, pour le second un dysfonctionnement administratif local fait encore appliquer cette règle désormais abrogée. Les femmes et enfants sont transportés dans des wagons de voyageurs, les hommes dans des wagons à bestiaux pourvus chacun de paille, d’une lanterne, d’un seau contenant de l’eau potable et d’un seau hygiénique. Le huitième convoi utilise uniquement des wagons de voyageurs, ce qui est considéré a posteriori comme responsable de divers incidents : un déporté s’est évadé, un autre est parvenu à sauter du train, un dernier s’est suicidé. La faible et mauvaise alimentation des déportés dans le camp puis durant le transport provoque des dysenteries. La ration individuelle ne représente que la moitié de celle des gardiens qui les escortent.

Après sept convois, les courriers peuvent encore présenter des traces d’espoir : « des nôtres pas encore de nouvelles, depuis peu le bruit court qu’ils se trouveraient en Haute Silésie (Ballwitz) et que leur situation est bonne. » ; « la persécution des Juifs français a provoqué de telles protestations dans tout le monde que nous espérons que cela va finir maintenant ».

Bilans

Les convois partent le onze août (400 personnes), le vingt-trois août (175 personnes), le premier septembre (173 personnes), le quatre septembre (621 personnes), le quatorze septembre (594 personnes), le vingt-et-un septembre (72 personnes), le vingt-huit septembre (70 personnes), le cinq octobre (101 personnes) et le vingt octobre (107 personnes). Originellement le convoi du quatre septembre devait contenir entre 800 et 1 000 personnes, celui du 14 septembre 650 individus. Ce sont là les données quantitatives qui apparaissent sur les documents listant les identités des internés inclus à chaque convoi. La direction du camp, en son bilan d’activités, communique des quantités légèrement différentes pour trois convois : 434 personnes pour le premier (plus 8,5%), 82 pour le second (moins 53,1%), 624 pour le quatrième (plus 0,48% ). S’il était toléré que le quota fixé ne soit pas pleinement atteint, le différentiel devait néanmoins subir une « compensation » au convoi suivant, phénomène que l’on ne retrouve manifestement pas en ce document. Ceci étant, d’autres variations statistiques apparaissent quant aux documents donnant des effectifs.

Faisant le bilan, le secrétaire-général de la préfecture conclue quant à lui : « nous pûmes constater beaucoup de résignation, et même de dignité. Peu de tentatives de suicide ou d’évasion ont été portés à notre connaissance. (…) Mais l’opinion publique, même chez les partisans les plus convaincus de la collaboration, s’est émue et son émotion est loin d’être calmée ».