Sur le concept d’islamo-fascisme

René Magritte (1934)
Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg ont eu l’occasion d’intervenir quant à l’usage de l’expression « islamo-fascisme ». Ils différencient tous deux l’usage dans son contexte de l’usage en sciences sociales.
Pensez-vous que l’expression “islamo-fascisme” employée par Manuel Valls soit adaptée à la situation ?
Jean-Yves Camus − Il y a des termes qui peuvent paraître appropriés dans le langage politique mais qui scientifiquement le sont beaucoup moins. C’est le cas de l’emploi de ce néologisme. Si l’on entend par“islamo-fascisme” l’expression que l’islam radical est un totalitarisme, je pense que c’est correct. Je n’ai aucun doute sur la nature totalitaire de l’islam radical. Par contre, s’il s’agit d’exprimer une similitude entre les projets politiques de l’islamisme et du fascisme dans leur acception historique, c’est beaucoup plus compliqué.
Quelle est l’origine de ce terme ?
Ce néologisme qui est apparu dans les années 90 n’a pas été inventé par des universitaires mais par des journalistes ou des experts généralistes comme le journaliste britannique Christopher Hitchens.
Ce terme est-il porteur de confusions ?
Nous sommes dans des contextes géographiques et historiques totalement différents. Il n’y a pas de parti-État, il y a un embrigadement général de la population, mais sous des formes totalement différentes. Le projet de forger un homme nouveau peut sembler un point de convergence mais, dans le fascisme, il s’émancipe des pesanteurs de l’histoire, alors que dans l’islamisme radical, c’est un homme du retour à la pureté des origines. C’est une définition politiquement opérante mais scientifiquement bancale.
En janvier 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo, plusieurs personnalités avaient déjà employé ce terme comme l’universitaire tunisien Mezri Haddad ou le député écologiste Noël Mamère. Cette popularisation vous gêne t-elle ?
Elle me gêne car l’expression “islamo-fascisme” revient à dire que l’on ne peut mesurer un phénomène totalitaire du XXIe siècle qu’à l’aune du fascisme. On colle toujours ce sparadrap du fascisme sur toutes les politiques génocidaires ou totalitaires commises après 1945, comme si elles avaient un lien de parenté idéologique. Mais il suffit de citer le génocide rwandais ou celui des Khmers rouges pour s’apercevoir qu’il n’y en a aucune. Bien sûr, on peut toujours trouver un général rwandais qui a lu Mein Kampf, mais ça ne suffit pas à établir une connexion. On doit pouvoir réfléchir à des formes de totalitarisme de manière totalement novatrice par rapport à ce qu’est le fascisme. Il faut sortir de la vision européocentrée que nous avons du totalitarisme, car elle nous empêche de percevoir le monde dans sa globalité et dans sa complexité.
φ Nicolas Lebourg, « «Islamo-fascisme»: après avoir mal interprété l’antisémitisme, la gauche française comprend de travers l’islam radical », Slate, 17 février 2015.
Au lendemain des attentats de Copenhague et d’une nouvelle profanation de cimetière juif en France, le Premier ministre Manuel Valls est intervenu en affirmant combien la place des Français juifs est en France et comment «l’islamo-fascisme» doit être considéré comme ennemi.
Certes, le propos d’un Premier ministre, en temps de troubles, est de rassurer et désigner un cap, non d’ergoter sur la spécificité des termes. Toutefois, un cadrage historique de ce langage n’est pas inadéquat.
Comment vint le mot «antisémitisme»
On comprend d’autant mieux la nécessité pour Manuel Valls d’user de mots forts que la gauche française s’est montré parfois peu apte à qualifier et comprendre la spécificité de l’antisémitisme. A dire vrai, cette attitude ne lui fut pas exclusive.
Le mot «antisémitisme» a émergé en Allemagne de la publication de La Victoire du judaïsme sur le germanisme, publié à Berlin en 1879 par Wilhem Marr, année où le même homme fonde la Ligue antisémite. L’intention de Marr était d’offrir un nouveau cadre au signe antijuif, voulant le sortir du contexte religieux, de l’antijudaïsme (péjoration religieuse) pour en faire un élément objectif, scientifique, reposant sur des données historiques.
Sa pensée s’inspire des découvertes sur la parenté des langues indo-européennes qui ont donné naissance au mythe de la race aryenne depuis 1819. Ici, ce sont les langues du Moyen-Orient qui sont regroupées en un ensemble sémitique dont est dérivé le terme «sémite» pour dégager et ensuite fustiger une «race juive». Dans les faits, il existera toujours un jeu de permutations, la législation antisémite de Vichy définissant ainsi l’appartenance à la «race» juive par la pratique confessionnelle des ascendants.
En quelques mois, la brochure de Marr connut dix éditions. Étonné de ce succès, le journaliste français Jean Bourdeau en dressa la première recension faite en France en novembre 1879.