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Le Seigneur des anneaux et les extrêmes droites

Par Stéphane François et Adrien Nonjon

Visuel de propagande ukrainienne.

Le Seigneur des anneaux et les extrêmes droites : de prime abord, le lien ne semble pas évident. Comment expliquer que les milieux d’extrême droite européens se soient appropriés cette œuvre de culture populaire ? Ce sont les mouvements de jeunesse néo-fascistes d’Italie qui s’emparent en premier de l’univers de Tolkien en Europe. Dès les années 1970, le Fronte della Gioventù (Front de la jeunesse), l’organisation de jeunesse du mouvement social italien (MSI) forme politiquement ses jeunes militants lors de « camps Hobbit » l’été.  Le contexte n’est pas anodin. On est à la fin de la période hippie. Très vite, ces milieux saisissent l’intérêt de jouer des codes de la jeunesse et de mobiliser des références contre-culturelles pour diffuser leurs idées au-delà de leurs réseaux.

De cette expérience, naît en Italie une contre-culture d’extrême droite qui essaimera en Europe, en parallèle de celle qu’on imagine plus facilement à gauche. Ce n’est pas un hasard si l’actuelle Première ministre d’Italie, Giorgia Meloni, a multiplié, en 2022, durant sa campagne aux élections générales, les références au Seigneur des anneaux. Elle faisait à la fois la part belle à un monument de la culture populaire, tout en envoyant un message à la droite italienne la plus radicale, chez qui elle a fait ses premières classes.

Or, la contre-culture d’extrême-droite en Italie, mais aussi en Allemagne, en Autriche, en Espagne et en France, est très étayée. Il suffit de lire les numéros des revues françaises de la nouvelle droite, destinées aux militants, consacrés à Tolkien pour s’en convaincre… Les articles sont très pointus et presque d’un niveau universitaire. 

Si l’extrême droite est plurielle (catholiques traditionalistes, identitaires, Action française, nationalistes révolutionnaires, etc.), le socle commun d’un nombre essentiel d’entre elles repose sur l’idée d’une identité “blanche”, conçue à la fois comme culture européenne autochtone et comme « race blanche ». En ce sens, Le Seigneur des anneaux, qui s’appuie sur un imaginaire indo-européen et celto-nordique, où différentes “races”, différentes cultures cohabitent mais sans jamais se mélanger ou se métisser, parle à la plupart des mouvances qui la composent. La saga leur permet également de mobiliser des mythes forts qui ne doivent rien au christianisme, voire au judéo-christianisme, pour les plus antisémites d’entre eux. C’est tout à fait paradoxal puisque Tolkien était un fervent catholique.

Actuellement, Tolkien est même enrôlé dans la guerre en Ukraine. Dès l’invasion de 2014, le qualificatif est choisi par les nationalistes ukrainiens pour évoquer les populations du Donbass qui ont fait sécession. Selon eux, les habitants de cette région seraient des orques. A l’origine, ces derniers sont des Elfes comme les autres, mais ils ont été pervertis par Morgoth, puis par son champion Sauron (l’origine mythologique a ensuite été quelque peu fluctuante dans l’œuvre). Avec l’attaque de 2022, on a vu dans la propagande ukrainienne des soldats russes grimés sous des traits « d’orques ». Des officiels, des médias, voire des citoyens ukrainiens, consacrent un vocabulaire très particulier, inspiré de l’univers de Tolkien, pour désigner l’envahisseur russe. Ceci est loin d’être nouveau.

Pour comprendre ce parallèle, il faut remonter à l’époque de la Horde d’Or (XIII-XIVe siècle). Les steppes russes sont contrôlées par un empire turco-mongol. On saisit l’analogie : par leur soumission, les Russes, issus des mêmes peuples slaves que les Ukrainiens, sont vus comme corrompus ; les Ukrainiens, au contraire, se revendiquent héritiers des Cosaques, des guerriers libres. La période bolchévique n’a fait que renforcer cette image de peuple russe soumis à une autorité despotique. Un sentiment d’autant plus exacerbé au moment de la période soviétique lorsque l’Ukraine souhaitait faire partie de l’Ouest.

 Pour les extrémistes d’autres nationalités, la référence à Tolkien participe du bricolage identitaire. L’époque médiévale a toujours fasciné les différents courants d’extrême-droite. Pour les plus réactionnaires, c’est le moment des croisades, de la défense d’un Occident chrétien. Pour les autres, ce qui attire est davantage l’image d’une société d’ordres, une société traditionnelle, où chacun a sa place.

Dans les deux cas, la figure du chevalier est centrale. Il est un homme de bravoure, qui ne craint pas d’aller au combat. Tolkien lui-même s’est inspiré des premières épopées chevaleresques pour écrire l’histoire de ce hobbit, simple paysan ou simple commerçant, parti au bout du monde affronter différentes cultures, parfois hostiles, pour devenir autre chose. Il y a quelque chose du ressort de l’autoréalisation par la quête de l’initiation. Cette figure médiévale, qu’on peut rapprocher du viking, fascine aussi en tant que représentant racial de l’européen tel que ces courants se l’imaginent, avec cette idée que la lumière vient du Nord.

En puisant dans l’histoire et les mythologies, Tolkien a fondé un univers qui est lui-même devenu un mythe. Or, le propre du mythe est à la fois de parler aux gens mais aussi d’être réinterprété. Tout mythe fait l’objet de récupérations. En ce sens, ce monument de la littérature européenne, écrit par un catholique et qui met en avant des valeurs qui relèvent du paganisme, est d’une très grande richesse. A côté de l’extrême droite, d’autres cultures s’en inspirent. Comme la culture geek, qui plébiscite son côté heroic fantasy ou les milieux écologistes qui veulent vivre en harmonie avec la nature.

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