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Les Droites face à l’insécurité culturelle

Selesnick

Par Nicolas Lebourg

La droite française paye au prix fort ses erreurs d'analyse quant à la droitisation que connaîtrait la société française. En effet, son actuel chaos n'est pas qu'affaire d'hommes, mais aussi d'idées, comme en témoigne le fait que la radicale motion de la Droite forte soit parvenue en tête lors du vote des militants de l'UMP. La stratégie de droitisation a pour postulat que les valeurs culturelles des français se sont droitisées, et que la droite ne peut concurrencer le Front National que par une course en la matière. Non seulement cette stratégie a fait perdre toutes les récentes élections à l'UMP, mais elle confond « droitisation » et ce qui a pu être nommé « l'insécurité culturelle ». Cette dernière notion a émergé dans l’analyse des mutations du corps social pour comprendre le score de Marine Le Pen à l’élection présidentielle.

La mondialisation économique, culturelle et démographique a engendré un sentiment d’insécurité culturelle. L’atomisation et la précarisation du travail, l’individualisation des modes de vie et croyances, la guerre de tous contre tous fruit du chômage de masse, la liquidation des grands récits et de l’encadrement des masses par des idéologies structurées, l’annihilation de l’ascenseur social, la déconstruction de l’histoire nationale au bénéfice de mémoires communautarisées, ou encore la réduction de la souveraineté populaire à l’opinion publique, puis de celle-ci à des segments communautaires : tout ce qui faisait lien s’est désagrégé, la société républicaine a cédé le pas à un espace d’individus. L’atomisation des structures fait saillir l’image des communautarismes ou supposés tels. Pour des pans entiers de la société, c’est une insécurité que représente ce monde où tout cadre unitaire s’estompe, où ceux qui ne sont pas en « mouvement » seraient disqualifiés. Ils exigent un retour à une société construite, avec une hiérarchie de valeurs et de travail légitimes. Cette dynamique a contribué à la diffusion d’une fiction sociale dans laquelle les populations d’origine arabo-musulmane représentaient quant à elles un corps unifié socialement, culturellement et religieusement.

Cette cristallisation entre la représentation d’un « nous », composé d’individus épars en concurrence, et un « eux », imaginé comme solidaire, entraîne dans l’imaginaire des populations une coagulation des insécurités : physique, économique, culturelle, elles ne constituent en fait qu’un seul bloc pour de nombreuses personnes, déplaçant ainsi sur une critique des populations d’origine arabo-musulmane le rapport entre les transformations de l’économie et des technologies et nos modes de vie. Ce sentiment d’insécurité culturelle est encore plus vivace chez ceux à qui est affirmé qu’ils ne sont pas adaptés à la mondialisation et à ses conséquences sur nos structures économiques (formation professionnelle dite obsolète, non-maîtrise de langues étrangères, sédentarisation dans un territoire circonscrit).

Tandis que cette analyse s’esquissait par des échanges entre spécialistes de la recherche en sciences sociales, elle était reprise à la volée dans un champ médiatique structuré par la posture éthique et esthétique – en fait une société du spectacle assez révélatrice de chaos social sus-décrit. Le résultat fut une accumulation de contresens : dénonciation d’un « concept d’extrême droite » voire admonestation d’une « sécurité identitaire » destinée à contourner la question de l’insécurité économique, ou, à l’opposé, valorisation de la défense des « petits blancs »… Or, l’hypothèse de l’insécurité culturelle n’est pas un thème identitaire destiné à masquer la question sociale, mais relève d’une question socio-économique qui a une implication culturelle. Pour la contrer, il faut conséquemment répondre à l’atomisation et la précarisation du travail. C’est pourquoi la Droite populaire et la Droite forte ne peuvent concurrencer le FN : elles avalisent sa perception insécurisée mais n’y apportent pas comme lui aujourd’hui une réponse globale, avec l’actuelle promotion frontiste d’une souveraineté nationale, identitaire, populaire et sociale.

On ne saurait pour autant considérer que la gauche a en la matière les coudées franches. Car quand bien même réussirait-elle socialement qu’il lui resterait encore à reproduire du commun. Quoique cela relève plus du législateur que du chercheur, quelques pistes peuvent être évoquées. A l’encontre de la guerre des mémoires communautaires et de leur quête du monopole du capital symbolique, pourrait être instauré tout le long du cursus scolaire un cours d’histoire-géographie de la France venant compléter le cours général actuel et instituant un socle culturel commun. Bien sûr, il aborderait tous les « passés qui ne passent pas », mais sous l’angle du savoir, et ne se confondrait pas avec les futurs cours de « morale républicaine » qui doivent eux non fournir un bagage scientifique mais civique.

Plutôt que de signifier à une moitié de l’électorat que son choix partisan n’est pas représenté, légitimant l’idée que l’État est aux mains d’oligarques, le mode de suffrage universel direct à la proportionnelle pourrait être appliqué au Sénat sans nullement déstabiliser nos institutions. Un service civique pourrait être rétribué en bonus aux concours administratifs ou à la formation professionnelle. A toute strate administrative (commune, inter-communalité, département, région, nation) devrait correspondre une existence civique, restaurant le sens du bien commun, où il pourrait être possible d’organiser, par l’exécutif comme sous initiative populaire, un référendum portant sur des questions relatives aux prérogatives de cette structure. Ce ne sont là que quelques pistes, bien d’autres sont possibles.

On le voit, envisager le rôle de l’insécurité culturelle dépasse l’enjeu premier de compréhension des dynamiques des droites. Il s’agit de répondre à la façon dont l’insécurité culturelle surexcite l’altérophobie. Cette crispation contre l’autre, depuis la fin du XIXe, joue sur une assignation de l’individu à un groupe ethno-culturel, souvent cultuel – même les législations racistes du IIIe Reich et de Vichy définissaient la « race » biologique juive par la confession des ascendants des personnes concernées. L’altérophobie est devenue, comme le montre l’actualité jour après jour, l’un des phénomènes sociaux les plus prégnants, alors qu’assigner l’individu à une identité est le contraire de la République qui a fait des citoyens libres liés par un contrat social. Ainsi, chercher à répondre à l’insécurité culturelle ne se limite pas à réintégrer les électeurs frontistes à l’électorat des partis de gouvernement. C’est retrouver l’esprit de Jaurès : intégrer le peuple à la République, car l’un et l’autre ne font qu’un.

Première parution : Nicolas Lebourg, « La droitisation saisie par la rhétorique de « l’insécurité culturelle » », Le Monde, 30 novembre 2012, p. 19.