Au commencement était la démocratie centralisatrice : la vision du fascisme chez Bertrand de Jouvenel de 1945 à 1950

Par Jonathan Preda
Journaliste, penseur proche des élites, Bertrand de Jouvenel a, au cours des années 1930, éprouvé la tentation fasciste. Auteur d’une interview complaisante du führeren 1936 pour Paris-Midi, il se rapproche de Drieu la Rochelle et va jusqu’à s’engager avec lui au sein du Parti Populaire Français (PPF) de Jacques Doriot. Il rompt toutefois avec Doriot dès 1938, tandis qu’il refuse d’écrire dans la presse d’Occupation pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pourtant, il publie en 1941 chez Plon Après la défaite, traduit immédiatement en allemand, qui fait de la victoire allemande celle de l’esprit. En 1983, l’historien israélien Zeev Sternhell en fait un « pronazi » mais ce dernier est condamné pour diffamation dans un procès où témoigne notamment Raymond Aron. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Bertrand de Jouvenel choisit l’exil dans ce « purgatoire si discret »[1] qu’est la Suisse et se lance dans la rédaction de sa « grande œuvre théorique », Du Pouvoir, publié en 1945 chez un éditeur dont le catalogue comporte avant tout des œuvres d’anciens vichyssois et autres proscrits de l’après-guerre. Son œuvre est saluée et reconnue du Wall Street Journal à l’intellectuel italien Benedetto Croce[2].
Quelle vision Bertrand de Jouvenel offre-t-il du fascisme et du totalitarisme ? Selon lui, le point de départ du fascisme, et plus globalement celui de toutes les « tyrannies » modernes, réside dans la démocratie centralisatrice, absolutiste, étatisante et régulatrice. Elle ressemble étrangement à la française fortement jacobine, surtout la IIIe République. L’enseignement est mis au pas par l’instauration de son monopole. Finalement, même la puissance policière grandit sous l’aile de cette démocratie étatisant à outrance[3].
Et pourtant, selon Jouvenel, la France n’a pas donné de tyrannie, du moins pas encore. Le problème concerne plus globalement la centralisation. Selon l’« exécrable unité », un article paru dans la Gazette de Lausanne dont le titre est tout un programme, les unités réalisées au XIXe siècle par l’Italie et l’Allemagne ont mis entre leurs mains les instruments de l’impérialisme et de la guerre. Les pouvoirs locaux disparaissent, laissant place aux appels et griseries de la puissance. D’ailleurs, Hitler n’a-t-il pas combattu l’éducation confessionnelle, l’influence des Eglises sur la jeunesse, la libre critique, l’indépendance des universités, de la justice, des activités économiques, des syndicats, etc.[4] ?
Dans cette montée vers l’étatisation, la Première Guerre Mondiale tiendrait une place de choix, à la fois aboutissement d’une tendance, celle de l’Etat National-Unitaire « ce monstre conçu à la Renaissance, accouché par Frédéric et Robespierre, épanoui en Napoléonisme, congestionné en Hitlérisme » [5], et impulsion finale décisive. A l’occasion de la militarisation des sociétés, l’Etat se serait à cette occasion développé dans de monstrueuses proportions. Le conflit s’éternisant, il prélevarait de plus en plus sur la nation ainsi mobilisée. Les sacrifices exigés par l’absolutisme étatique seraient allés crescendo… des deux côtés. Ce « mimétisme » de duel aurait finalement conduit au totalitarisme. Ce processus achevé, toute hiérarchie sociale serait détruite, pour laisser l’Etat seul principe d’organisation. De cette façon, l’auteur explique la grande présence de la « plèbe » dans le fascisme. L’Etat gonflerait et ces classes modestes s’associeraient à sa hausse de pouvoir[6].
Le jusqu’auboutisme serait responsable des totalitarismes selon l’auteur. Une paix plus tôt aurait pu sauver une Russie qui se libéralisait et par là même éviter Lénine et Staline, tout comme la chute des Habsbourg qui a préparé l’Anschluss et Munich, et celle des Hohenzollern en Allemagne qui a fait place vide pour Hitler. Il rajoute à cela l’inflation consécutive à la guerre qui a prolétarisé la classe moyenne, amené la ruine du pays qui a appelé l’afflux de capitaux étrangers, et dont le brusque retrait causa la crise qui provoqua, au bout de la chaîne, le bond soudain du parti nazi[7]. Au lendemain de la Grande Guerre, l’Europe s’est réveillée faible, déclassée. La crise économique la frappa de plein fouet. L’antisémitisme devient pour lui explicable. Le juif a été désigné coupable de tous les maux de l’époque[8].
L’impulsion première serait la démocratie massive centralisatrice. La méfiance ne serait plus de mise lorsque c’est le « peuple » qui a la souveraineté. Ce serait une fiction, car tous ne peuvent commander effectivement, et elle deviendrait un voile derrière lequel se cache l’oppression de quelques-uns. Lorsque la volonté du pouvoir se proclame générale, c’est alors qu’elle accablerait le plus sûrement tous les intérêts individuels[9]. La « volonté générale » tirée de Rousseau justifie un pouvoir qui se fait exorbitant. Pour Rousseau, ce sont les choix faits par les citoyens en faisant abstraction de leurs intérêts propres mais en étant uniquement guidés par le bien général. C’est un instinct prêté à l’être moral et collectif auquel il accorde l’infaillibilité. Ce grand connaisseur et admirateur de l’homme de Genève qu’est Jouvenel va s’employer à vouloir affirmer que sa pensée fut pervertie par la Révolution française, et plus tard par la république de masse qui dévierait sur des tyrannies césaristes ou jacobines. Tout se noue donc autour de la « volonté générale ». L’individu oublierait sa particularité pour se fondre dans l’ensemble, en symbiose dans une unité. Et pourtant, c’est sous cet étendard que les pires formes de tyrannies se seraient développées, des tyrannies qui surpasseraient de loin en despotisme les oppositions traditionnelles entre gouvernants et gouvernés. La théorie rousseauiste s’adapterait difficilement aux complications sociales contemporaines. L’unanimité recherchée serait difficile à trouver et appellerait un pouvoir fort, mais jamais assez fort. Le phénomène moral de la « volonté générale » infaillible aurait été confondu avec le phénomène politique de la « volonté de tous » susceptible d’être détournée[10]. Et cela d’autant plus que nous serions entrés dans l’âge de la propagande. Entre toutes les « armes nouvelles » sorties de la modernité, elle serait sans conteste la plus puissante et la plus dangereuse. Elle a, rappelle-t-il, fait ses preuves durant le premier conflit mondial. Le raisonnement laisse place aux passions. Elle passe par le biais d’images, de formules choc[11].
La « volonté générale » ainsi interprétée aspire à un gouvernement émanant de l’opinion, qui suivrait ses fluctuations. Mais l’opinion est malléable, pétrie par le journalisme, la publicité, la psychologie utilisée aux Etats-Unis pour les campagnes, en Allemagne avec les méthodes à la Barnum, le célèbre « effet Barnum »[12]. Un bon cirque doit « offrir quelque chose à tout le monde » disait le forain. Aujourd’hui, la politique moderne ne respecte plus le citoyen si cher au philosophe de l’Emile, elle le traite comme un public manipulable à souhait[13].
Le régime des partis est étrillé comme menant au totalitarisme. Ils s’organiseraient, inféodant toujours plus l’élu à la « machine ». Les votes se disciplineraient, les directives venant d’en haut. Les élections confineraient à des plébiscites dans lesquels le peuple remettrait son destin entre les mains d’une équipe. Pour peu que l’une d’entre elles perfectionne son organisation, simplifie son message et améliore sa propagande, le totalitarisme est à portée de main[14].
Cette conception de l’Etat transforme les partis en sous-fascismes[15]. D’ailleurs, Jouvenel place le désir de puissance juste derrière celui de richesses qui rendent « plus méchant que les bêtes ». Les partis demandent de plus en plus de sacrifices et exigent toujours plus de pouvoirs. La créature s’impose à ses créateurs, ses militants[16]. L’un des phénomènes capitaux de l’âge des masses, c’est ce qu’il appelle l’ « avènement des bandes ». Là encore, le communisme ouvre la voie. En réaction, d’autres bandes se sont constituées. Malheur à l‘homme isolé ! Les masses vont se tourner vers un sauveur pour imposer l’ordre face à ces désordres partisans, « le monarque dompteur de nouvelles féodalités ». Le fascisme de Mussolini ne ferait pas partie de ces dernières, car il serait la réponse à toutes ces instabilités. « Les conditions se trouvent réunies qui amenèrent Mussolini au pouvoir en 1922, et qui, quelque deux mille ans plus tôt, everso soeclo, firent acclamer le règne réparateur d’Auguste ». Toutes les paternités historiques revendiquées par le dictateur italien sont reprises. Les « thèses affreuses » de Hobbes, auteur du célèbre Léviathan au XVIIème siècle, sont confirmées. Face au despotisme que font régner de groupes partisans s’entredéchirant, on lui préférera un despotisme stable et permanent qui fera taire les oppositions[17].
Des partis au Parti unique, Bertrand de Jouvenel se livre à une chronique conceptualisée du fascisme. Au départ se trouve le communisme dans la démocratie, soit un poison dans un régime de liberté. Le gouvernement se doit de réagir s’il ne veut pas être submergé, comme le fit en son temps la République Romaine contre Catilina. Cette réaction, elle, intervient après la Révolution de 1917 dans des pays où le bolchevisme se faisait menaçant. Elle a pour nom fascisme. Elle fait ce que les démocraties ne font pas et reprend les méthodes du communisme en les exagérant[18].
A la base des conceptions politiques, le bien est la seule fin valable, tout le reste n’étant que des moyens pour l’atteindre. Les partis placent pourtant au sommet de leurs préoccupations leur propre croissance. La transition va s’opérer sous la forme d’un retournement. Plus les pouvoirs confiés aux partis croissent, plus ils se sentent en perpétuel état d’impuissance pour réaliser le bien public. La croissance du parti va se substituer au bien comme finalité, jusqu’à la puissance totale, donc un parti unique de type totalitaire.
Ce n’est pas tout. Notre conception de la République se rattache très largement à la pensée de Rousseau. L’aiguillon vers le bien, la « Vérité », se fait par un consensus au sein de la société. Le problème vient de l’entrée dans l’ère des masses politisées. A la volonté générale rousseauiste s’opposent les passions collectives, entretenues par les partis et permises par la propagande. Le passage vers la recherche de puissance se fait sur l’asservissement des esprits[19].
Au cœur de cette représentation se trouve le « totalitarisme ». De Jouvenel en donne une définition assez succincte dans un article. C’est la marche vers le parti unique qui ne recule devant aucun moyen, utilisant la violence politique pour extirper l’opposition. Toutes les attitudes hostiles et neutres sont combattues. On mesure tout l’impact de la Première Guerre Mondiale, son esprit guerrier qui est transposé dans la politique. Les citoyens sont divisés en trois classes, les membres du parti, les non-membres et les suspects. Avec ces derniers, tout est permis, les juifs ou les victimes du Goulag. Le but est de remodeler les citoyens, avec cet omniprésent duo, propagande et terreur. Une terreur qui bénéficie d’une multitude d’yeux, une terreur que sert et se sert de la foule. Finalement, nous avons un « despotisme représentatif et passionnel » résumé en quelques mots. Son projet : le dogme ; son parti : l’Eglise ; son fanatisme : le totalitarisme. Indépendamment des fonds idéologiques, les pratiques sont les mêmes pour cette « maladie de l’époque »[20]. Elle serait inséparable de l’esprit révolutionnaire. Si c’est Mussolini qui est utilisé pour illustrer l’homme providentiel qui va mettre fin au désordre, Hitler est la figure du révolutionnaire. Là encore, la Grande Guerre est tout à fait centrale. Depuis, la défense de la société bourgeoise serait brisée. Les extrémismes passeraient au premier plan, le communisme « et son partenaire inévitable, le fascisme »[21] avec le nazisme. Les passions seraient libérées, ainsi que la volonté de puissance, la religion de l’énergie tirée de Sorel, des envies de dominer, d’intolérance, de persécutions[22].
Les idées de Bertrand de Jouvenel ne sont pas marginales, surtout en cette période de guerre froide naissante amorçant d’importants travaux de conceptualisation autour du totalitarisme. Dès 1939, Raymond Aron avait mis en lumière les racines démocratiques du fascisme et du nazisme dans Machiavélisme et tyrannies tandis que Jacob Talmon parlait lui en 1952 des Origines de la démocratie totalitaire[23]. On les retrouve dans une version polémique sous la plume du pétainiste Louis Rougier. Haro sur la démocratie « jacobine », qui serait désormais nommée « populaire ». Haro sur ces dictateurs qui prennent le pouvoir au nom de la souveraineté du peuple : Pompée, César, Mussolini, Hitler, Staline[24]. Les échos passent même les barrières politiques. Emmanuel Mounier a eu ces phrases avant-guerre, retouchées en 1946, que l’on pourrait attribuer sans peines à de Jouvenel : « Les fascismes couronnent (…) la démocratie régalienne » », suivi de « Toute démocratie massive est dans la perspective du fascisme, elle le prépare »[25].
Notes
[1] Luc van Dongen, Un Purgatoire très discret, Paris, Perrin, 2008.
[2] Sur la trajectoire de Bertrand de Jouvenel, voir Olivier Dard, Bertrand de Jouvenel, Perrin, Paris, 2008.
[3] Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, histoire naturelle de sa croissance, Genève, Les Editions du Cheval Ailé, 1945.
[4] Bertrand de Jouvenel, « L’exécrable unité », 8 février 1946, Quelle Europe ?, Le Portulan, 1947.
[5] Bertrand de Jouvenel, « De l’idée de précaution à l’idée-principe », 19 février 1947, Quelle Europe ?, op. cit.
[6] Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, histoire naturelle de sa croissance, op. cit.
[7] Bertrand de Jouvenel, « La guerre appelle la guerre », 21 novembre 1946, Quelle Europe ?, op. cit.
[8] Bertrand de Jouvenel, L’Amérique en Europe, Librairie Plon, 1948
[9] Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, histoire naturelle de sa croissance, op. cit.
[10] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, précédé d’un essai sur la politique de Rousseau par Bertrand de Jouvenel, les Editions du Cheval Ailé, Genève, 1947
[11] Bertrand de Jouvenel, « Ce qui emporte les hommes », 9 août 1945, dans Bertrand de Jouvenel, Quelle Europe ?, op. cit.
[12] Bertrand de Jouvenel, « L’opinion », 12 octobre 1944, Les Passions en marche, op. cit.
[13] Bertrand de Jouvenel, « Renaissance du fascisme », 10 avril 1947, Les Passions en marche, op. cit.
[14] Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, histoire naturelle de sa croissance, op. cit.
[15] Bertrand de Jouvenel, « L’Etat meneur et aventurier », 10 mars 1947, Les Passions en marche, op. cit.
[16] Bertrand de Jouvenel, « L’âge des monstres », 28 décembre 1945, Les Passions en marche, op. cit.
[17] Bertrand de Jouvenel, L’Amérique en Europe, op. cit., pp.278-279
[18] Bertrand de Jouvenel, « Renaissance du fascisme », 10 avril 1947, Les Passions en marche, op. cit.
[19] Simone Weil, « Note sur la suppression générale des partis politiques », La Table Ronde, février 1950
[20] Bertrand de Jouvenel, « Du gouvernement violent ou le phénomène totalitaire partout présent », 18 avril 1946, Les Passions en marche, op. cit.
[21] Bertrand de Jouvenel, L’Amérique en Europe, op. cit., p.286
[22] Bertrand de Jouvenel, « Volontés de puissance », 21 septembre 1944, Les Passions en marche, op. cit.
[23] Olivier Forlin, Le fascisme. Historiographie et enjeux mémoriels, Paris, La Découverte, 2013, p73
[24] Louis Rougier, « La France est-elle un Etat de droit ? », Les Ecrits de Paris, février 1950
[25] Emmanuel Mounier, Liberté sous conditions, Editions du Seuil, 1946, p.214