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Quelques observations sur des anti-pass en territoire lepéniste

Par Nicolas Lebourg

Le débat public français a dépassé le stade de la cacophonie pour n’être plus que flux d’injures et accusations. Pour la manifestation anti-passe de samedi dernier, nous avons tenté une expérience avec un site d’informations locales, Made in Perpignan : proposer aux internautes perpignanais qui manifestent de remplir un questionnaire. Le but était double. D’une part, il s’agissait d’offrir un espace d’expression démocratique apaisé. D’autre part, il s’agissait de mieux saisir sereinement ce qui se déroule, en particulier dans Perpignan déjà objet de nombreuses tensions. Le choix du territoire correspond à la fois à des critères objectifs (mairie frontiste, dynamisme du mouvement des anti-passe) et subjectifs (l’auteur de ces lignes y est attaché, y vit, et y consacre régulièrement des observations).

Nous avons reçu 292 réponses. Concernant le climat actuel précisons d’emblée qu’aucune n’était accompagnée d’injure ou de propos antisémites. Ces 292 réponses ne constituent nullement un échantillon représentatif des presque 6000 manifestants perpignanais de samedi dernier, mais elles fournissent des indices pour approcher paisiblement un mouvement hétéroclite.

Qui sont-ils ? En ce qui concerne la répartition par genre, on compte 43,6% d’hommes – ce qui est assez conforme puisque la population perpignanaise de 15 ans et plus en comporte 46%. Ce sont des personnes en activité, à l’âge de la parentalité : 38,7% ont entre 35 et 49 ans, 27,5% entre 50 et 64 ans, et 19,2% entre 25 et 34.

Quelles sont leurs motivations ? Ils s’opposent à un projet spécifique déclarant manifester « contre le passe sanitaire » à 84% et à 16% seulement car ils considéreraient que la covid-19 a fourni un « prétexte » aux politiques et industriels. Nonobstant, leur désaveu du passe ne liquide pas une opposition sanitaire plus générale. L’opposition à un projet législatif (depuis devenu loi) est une normalité démocratique qui a peut-être le mérite de relégitimer des craintes plus diffuses et moins aisément dicibles. En effet si 33,7% sont vaccinés ou vont l’être bientôt, 66,3% déclarent ne pas souhaiter se faire vacciner. Quant à l’idée d’une grève des soignants contre leur obligation de vaccin, elle est approuvée par 89,6% des enquêtés. Il y a bien, derrière le rejet du passe, fait au nom des libertés fondamentales, une culture partagée anti-vaccin qui transparaît.  La possibilité de laisser des commentaires permet d’affiner : parmi les 73 commentaires libres laissés deux thèmes sont hégémoniques : 1) l’accusation de dérive liberticide et quasi-dictatoriale de notre système politique ; 2) la mise en cause de l’obligation vaccinale pour certaines catégories professionnelles et la crainte que cette obligation se généralise. La politique sanitaire est en fait considérée comme un élément supplémentaire mais non unique d’une déconstruction du caractère démocratique de nos institutions.

A cet égard, l’actuel mouvement paraît dès lors prolonger une série de doute sur le caractère post-démocratique de notre pays : contournement du « non » au référendum de 2005 (la ville avait voté « non » à 59,35%, mais la nuit du référendum fut ici celle des émeutes du centre ancien), imposition en 2016 de la Loi Travail par la force contre les manifestants et le 49-3 à l’Assemblée nationale, mouvement des Gilets jaunes réclamant le « référendum d’initiative citoyenne » et sa répression vigoureuse (plus de 3 000 Gilets jaunes auraient connu une sanction pénale, dont un tiers avec de la prison ferme), ou même la floraison inédite aux élections municipales de 2020 de listes dites « citoyennes », « participatives », « apartisanes » (même si leur score fut faible). On ne saurait renvoyer les manifestants à une unique motivation de « peur » et d’ « irrationnalité » face aux vaccins : il y a bien une question politique posée due à l’évolution de l’usage de nos institutions et à l’exigence accrue de participation au politique d’une population plus éduquée qu’antérieurement.

Or, selon les réponses des enquêtés ils sont des citoyens actifs, et considèrent que ce rôle ne se limite pas aux urnes. En effet, 58,2% ont « déjà participé à des mouvements de protestations », et 7,4% se sont initiés à cette pratique dans le cadre des Gilets jaunes (61,5% des enquêtés ayant eu de la sympathie pour le mouvement sans y avoir participé, et 11,1% les ayant désapprouvés). Rappelons que dans le département des Pyrénées-Orientales le mouvement a été particulièrement offensif : blocages de la frontière, incendies du rond-point de l’aéroport, etc. La sympathie à l’égard de ce mouvement social serait fortement corrélée au rapport à la vaccination, puisque selon les données récoltées par l’Ifop, seules 49% des personnes se définissant comme « gilets jaunes » auraient reçu une première injection, contre 83% parmi la population ne soutenant pas les « gilets jaunes ». 

En ce qui concerne la participation des enquêtés à la démocratie représentative, elle compte sa part d’ambiguïté. 56,9% affirment voter « toujours ou quasi-toujours » quand 17,7% sont des abstentionnistes confirmés et 26,3% participent ou non au gré des scrutins. Cependant, quand on leur demande si lors des dernières élections présidentielles et municipales ils ont voté, il s’avère qu’ils se sont abstenus à seulement 11,9% mais ont voté blanc à 28,1% au premier tour de 2017 (contre 22,2% et 1,8% en moyenne nationale) et se sont abstenus à 27,1% et ont voté blanc à 34,9% au second tour (contre 25,4% et 8,5% nationalement). Ce survote blanc massif, y compris face à Marine Le Pen en duel (alors que dans la ville celle-ci n’a dépassé Emmanuel Macron que dans un seul bureau de vote) témoigne d’un particulier déphasage avec l’offre politique. Mais abstention et vote blanc ont peut-être plus encore la faveur des enquêtés : au premier tour des élections municipales ils déclarent s’être abstenus à 45,3% et avoir voté blanc à 15,1% ; au second tour, en duel entre l’ancien maire Jean-Marc Pujol et Louis Aliot, ils optent pour l’abstention à 51,3% et votent blanc à 24,1%. On est là face à une sécession massive à l’égard de l’offre politique avec un refus désormais installé de différenciation des nuances de droite (d’autant que le duel avait accentué en ville le rebond de la participation connu nationalement, passant ici de 39,73% à 47,23%, alors que nationalement il s’était élevé à 44,75% et 41,16%)

Il est vrai que les enquêtés sont socialement atypiques par rapport à l’ensemble des Perpignanais.

La part de niveau baccalauréat est conforme (15% contre 18,2%), mais la part des sans-diplômes n’est que de 3,5% contre 26,4% dans la cité, et la part de niveau CAP/BEP est de 10,8% contre 21,5%. A rebours, les taux de qualification universitaire présentés étonnent : 25,9% des enquêtés indiquent un bac+2 (contre 9,2% en moyenne), et 44,8% un niveau licence et au-delà (contre 8,7%). Les professions renseignées sont tout aussi décalées par rapport aux données statistiques de la commune, mais logiques par rapport à ces niveaux de formation. Sur le plan professionnel, les enquêtés seraient cadres et professions intellectuelles à 24,6% (contre 5,3%), employés à 29,4% (contre 14,8%), artisans et commerçants à 9,3% (contre 3,2%) et ouvriers à 3,1% (contre 10,1%). Quant aux retraités ils sont 11,8% des enquêtés, alors qu’ils représentent 28,2% des Perpignanais.

Comment saisir de telles différences ? Il faut d’abord rappeler que les enquêtés sont ceux qui acceptent de répondre à un pure player local. A l’évidence cela oriente la composition sociologique de l’échantillon. Ensuite, parmi les individus, la prise de parole, l’affirmation de ses opinions, l’assurance de sa légitimité à les exprimer, est plus aisée si on est un cadre diplômé qu’un employé non-qualifié.

Toutefois, on ne saurait écarter que ces éléments éclairent les membres des cortèges anti-passe. L’âge des manifestants correspond somme toute à la période de massification de l’enseignement supérieur (38,2% des 25-30 ans est diplômé du supérieur contre 7,8% des plus de soixante ans). Or, la présence massive de jeunes diplômés du supérieur en situation de précarité avait déjà été notée lors du mouvement social Nuit debout en 2016. L’extension du niveau de formation n’est pas un viatique pour un emploi stable et bien réénuméré, particulièrement dans une ville où les « Commerce, transports, services divers » représentent 74,7% des établissements soit un faible débouché quantitatif pour les plus diplômés et une possibilité de sentiment de déclassement social entre leur niveau de qualification et leur emploi occupé – quand il en est d’occupé, puisque 71,2% des créations d’établissement en 2018 étaient des entreprises individuelles. En somme, le niveau de formation est très loin d’être une garantie dans ce territoire et on peut considérer que ces manifestations participent du mécontentement d’une classe moyenne se sentant déclassée malgré ses efforts – ce qui éclairerait le soutien au mouvement des Gilets jaunes. On notera aussi que dans une ville aussi cosmopolite que Perpignan, les cortèges sont ethniquement monochromes : la non-mobilisation de citoyens membres de minorités ethniques enlève mécaniquement du corpus initial nombre de membres des catégories populaires.

A dire vrai, l’orientation partisane des enquêtés donne le sentiment que l’on n’a plus à faire à une critique voire une sécession du système politique considéré qu’à un cri de colère de secteurs paupérisés.

La question de l’orientation politique du mouvement est particulièrement complexe. La relation des cortèges avec les extrêmes droites est un sujet depuis le début, étant donné entre autres l’investissement de l’ancien numéro deux du FN Florian Philippot sur ce créneau. Un sondage de l’Ifop a d’ailleurs montré que 38% des électeurs de Marine Le Pen déclaraient n’avoir reçu aucune injection contre la Covid-19, contre 26% en moyenne dans la population adulte. La question a un écho particulier à Perpignan et ce jour-là. Le lieu compte, car la ville est dirigée par Louis Aliot et s’y est tenu le récent congrès du Rassemblement national. Le jour importe : après que des manifestants aient couvert le siège du quotidien L’Indépendant d’affiches critiques et d’une croix gammée pour protester contre son rôle de « collabo » de la « dictature sanitaire », Yvan Benedetti, chef du mouvement néofasciste l’Œuvre française, interdit par l’Etat en 2013 et reformé depuis sous le nom « Les Nationalistes », a enregistré devant ces mêmes locaux une vidéo appelant à poursuivre le combat :

A cet égard, les protestataires sont manifestement conscients des problèmes d’image que peuvent apporter certains compagnonnages. Dans la section de commentaire libre, un internaute a écrit « ni complotiste, ni fasciste ». Interrogés sur le fait que certains manifestants parlaient de « dictature » et d’autres arboraient l’étoile jaune, les internautes déclarent désapprouver ces pratiques à 52,1%. Dans les commentaires plusieurs précisent qu’ils peuvent valider l’usage du terme de « dictature » mais tiennent à condamner toute nuance d’antisémitisme.

Parmi les partis politiques les plus proches du mouvement contre le passe sanitaire, les enquêtés ont fait savoir leur préférence. La France insoumise arrive loin devant (20,8%) le Rassemblement national (9%). Cet effet est à pondérer par la mobilisation numérique des proches des partis frexiters Les Patriotes de Florian Philippot (6,3%) et l’Union populaire républicaine de François Asselineau (3,5%) amènent à un total des droites radicales supérieur à celui de la gauche radicale. Mais tous les autres affirment ne se reconnaître en aucun de ces quatre partis.

Ceux qui ont voté au premier tour de la présidentielle ont d’abord choisi Jean-Luc Mélenchon (28,1%), puis Marine Le Pen (14,4%), Emmanuel Macron n’apparaissant que dans les dernières positions à 4,6%. Au second tour, ils ont choisi Emmanuel Macron d’une courte tête (20,1% contre 18% à Marine Le Pen, mais donc très loin de l’abstention et du vote blanc).

Le rejet des offres s’est encore accentué aux municipales. Au premier tour, la liste Aliot n’avait emporté le suffrage que de 15,1% (contre 35,66% sur la ville), mais la liste de Jean-Marc Pujol elle n’en rassemblait que 3,1% (contre 18,44% pour l’ensemble des exprimés) : on est là face à des électeurs qui ne voulaient ni la poursuite du sortant, ni l’arrivée de l’entrant. Ce ni-ni s’est encore fortifié au second tour avec un ensemble abstention et vote blanc culminant à 75,4%, quand Louis Aliot ne progressait qu’à 18,7% et que, malgré la situation de « front républicain », Jean-Marc Pujol n’arrivait lui qu’à 5,9%.

Ces phénomènes sont d’autant plus notables que 62,7% des enquêtés sont nés hors des Pyrénées Orientales. Or, avec Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, nous avions montré que ce groupe « allochtone » représentait la moitié de la liste électorale perpignanaise et votait beaucoup plus macroniste et beaucoup moins lepéniste que les « autochtones » nés dans le département. À l’élection présidentielle de 2017, les bureaux de vote comptant plus de 60% de « natifs » ont voté à 30% pour Marine Le Pen, et presque autant pour Jean-Luc Mélenchon, contre 11% pour François Fillon. À rebours, les bureaux à plus de 60% composés d’électeurs « allochtones » ont voté à 23% pour François Fillon, devançant Marine Le Pen. Aux européennes de 2019, les bureaux à plus de 60% d’électeurs « autochtones » votaient à 37,3% RN et 12,3% LREM, tandis que ceux à plus de 60% « allochtones » votaient à 26,9% RN et 24,3% LREM.

Néanmoins, nous avons calculé que dans le cadre du premier tour des élections municipales, c’était l’électorat autochtone qui avait été le plus frappé par l’abstention massive provoquée par la pandémie, diminuant ainsi mécaniquement le score de Louis Aliot. C’est une part de l’électorat allochtone qui serait dans la rue : celui là-même qui fut résilient par rapport à la covid l’an passé, qui est allé aux urnes quand on lui demandait quasiment en même temps de se confiner. Mais notre échantillon ne partageait ni cette tendance à la mobilisation électorale, ni une orientation plus centriste. Ils étaient déjà la part en voie de désaffiliation du secteur social intégré – même leur tropisme vers La France insoumise n’étant pas une participation à la culture politique social-démocrate classique de par ce « ni-ni » face à l’extrême droite. En somme, se dessine le portrait de citoyens qui, au-delà de leurs conditions sociales, se ressentent séparés du système politique, et n’y voient plus de choix ni de légitimité (ce refus de reconnaissance de la légitimité semblant somme toute aussi s’appliquer assez largement aux scientifiques et aux médias). Observant que la couverture vaccinale est plus faible dans les terres frontistes du littoral méditerranéen, Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach y voient quant à eux un nouveau signe de la particularité poujadiste, méfiante envers l’Etat, de la zone, quand les terres frontistes du Nord, plus populaires et demandeuses d’intervention sociale étatique, se vaccinent plus fortement.  On ne saurait s’avancer beaucoup plus loin sur la base de cet échantillon mais le questionnaire demeure en ligne et, bien sûr, tout à fait ouvert à l’expression de nouveaux manifestants souhaitant éclairer le débat public quant à leurs préoccupations.

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